Iran : « La censure transforme le vin en sirop »

dimanche 24 décembre 2006.
 

Figure emblématique de la dissidence iranienne, le journaliste Akbar Ganji a passé six ans dans la prison d’Evin, au nord de Téhéran. Adopté comme prisonnier politique par Amnesty International, libéré en mars, il a récemment reçu le prix Martin Ennals pour les défenseurs et défenseuses des droits humains.

En avril 2000, alors qu’il rentrait de la Conférence internationale de Berlin sur la réforme en Iran, Akbar Ganji est arrêté. La raison : ses révélations sur les meurtres d’intellectuels en 1998, qui mettent en cause de hauts responsables politiques. Car celui qui, jeune homme, s’était engagé chez les Gardiens de la Révolution, séduit par leurs idées, est devenu, vingt ans plus tard, un farouche dissident du régime. Après plusieurs appels, le journaliste est condamné à six ans de détention qu’il purge dans les pires conditions. Il est libéré le 18 mars 2006.

amnesty : Qu’est-ce qui a provoqué votre libération ?

Akbar Ganji : Légalement, les autorités iraniennes pouvaient difficilement me garder car j’avais purgé ma peine. Mais elles conservent un « dossier » sur moi et, selon le procureur de Téhéran, je risque entre vingt ans de prison et la peine capitale. La pression internationale, surtout lors de ma grève de la faim, ainsi que la mobilisation interne en Iran, ont contribué également à ma libération. Enfin, trois mois avant de sortir de la prison d’Evin, j’avais écrit une lettre révélant mes conditions de détention. Mes amis, à l’extérieur, l’ont envoyée à l’ayatollah Shahroudi, chef du système judiciaire, qui craignait que cette lettre ne soit diffusée plus largement. Je crois que cette lettre a aussi eu un impact.

Quelles étaient vos conditions de détention ?

La majeure partie de mes six années d’incarcération, je les ai vécues sans voir le ciel, à l’isolement, sans pouvoir téléphoner, contrairement aux autres prisonniers. Au début, je n’avais ni livres ni journaux. Quand j’ai pu rejoindre un dortoir collectif, j’ai eu l’autorisation de lire, mais uniquement des quotidiens officiels. Je n’étais pas avec les prisonniers politiques de la prison d’Evin - les moudjahidines, les étudiants opposants, etc. - mais avec les prisonniers de droit commun. Chez les « politiques », on peut établir des règles de bon fonctionnement, s’entendre et profiter d’un certain silence qui permet d’étudier et de lire. Malheureusement, tout cela est impossible chez les droits communs.

Quelles ont été vos activités en prison ?

Quand j’ai pu lire, j’ai commandé à ma famille des ouvrages de philosophie politique et de sociologie (Rawls, Habermas, Nietzsche, Popper). Certains arrivaient trois mois ou même un semestre plus tard. Pour d’autres, surtout des romans, le contrôle était strict et certains livres étaient interdits, comme ceux de Richard Rorty et de Milan Kundera. Les traductions sont souvent censurées, ce qui produit de drôles d’effets : dans une histoire, on vous transforme le vin en sirop, les amants en frères et soeurs qui, quelques pages plus loin, se retrouvent en lune de miel ! Même les censeurs sont distraits... En prison, j’ai beaucoup écrit. Grâce à des complicités, j’ai réussi à « sortir » mes textes qui ont été publiés sur Internet. Aujourd’hui, la censure se double d’une autocensure de la part des journalistes. Les livres pâtissent encore davantage de ce tour de vis. Les autorisations de publication traînent plus d’un an, y compris pour les rééditions. Aucun de mes livres n’est republié en Iran. Heureusement qu’il y a le Web, les chaînes satellites et les radios étrangères en langue perse, comme RFI ou BBC...

Que fait le régime pour contrer cet espace de liberté ?

On assiste à une course technologique entre les systèmes de filtrage du régime et les contre-filtrages des internautes. Les autorités utilisent aussi des logiciels qui peuvent récupérer les identités et les adresses des utilisateurs d’Internet pour savoir qui fait quoi, quand et où. Là, on ne parle plus simplement de filtrage mais d’arrestations de webloggueurs. Je déplore une évolution à la chinoise, c’est-à-dire la complicité de portails de recherche internationaux qui permettent aux forces de sécurité d’identifier les cyberdissidents. Depuis deux ou trois ans, le régime tente aussi, avec succès, de brouiller les chaînes satellites. Des sommes considérables sont dépensées à cette fin.

Sur quoi est-il important de se mobiliser aujourd’hui ?

Il faut parler de la répression qui sévit actuellement dans les universités : d’abord, on empêche les étudiants de passer leurs examens, ensuite on les renvoie, enfin on les arrête et on les emprisonne... Or l’accès à l’université n’est pas comme chez vous, il faut passer un concours d’entrée cher et difficile. Et il suffit d’organiser une réunion, d’écrire une protestation sur Internet pour devenir une cible. Par ailleurs, les anciens professeurs d’université, véritables éminences grises des révoltes d’étudiants, sont licenciés les uns après les autres. Se réunir est devenu impossible. L’un des moyens de se transmettre des informations ou de manifester son mécontentement sans trop de risques, c’est le SMS. Du matin au soir, vous recevez des blagues ou des critiques sur les gouvernants par texto... C’est comme ça que tout le monde a appris ma libération.

Vous parlez aussi beaucoup de désobéissance civile, comment la définissez-vous dans le contexte iranien ?

Pour moi, il s’agit à la fois d’accepter de violer les lois injustes et d’assumer le risque d’être condamné pour cette violation. Par exemple, la désobéissance aux injonctions en matière d’habillement est de plus en plus fréquente. Certes, les Iraniennes portent le hijab (foulard) mais elles détournent les interdits. Depuis mon arrivée en Europe, je n’ai pas vu une femme autant maquillée que les Iraniennes, les jeunes comme les plus âgées ! Chaque jour, leur manteau est un peu plus court, plus étroit. Ce n’est peut-être pas pour vous un acte politique, mais quand un régime pénètre la vie privée des citoyens, alors ces gestes deviennent politiques.

Même logique avec les chaînes satellites, en principe interdites par la loi, mais que tout le monde regarde. Là aussi le régime est battu par la volonté de la population. Si l’on respecte l’interdiction légale de réunion, on est mort. A nous de briser ces interdits, de réussir à traduire cette désobéissance civile en termes politiques et de façon pacifique. J’ai vu l’impact de ma grève de la faim en prison [en quelque 60 jours, Akbar Ganji a perdu plus de 25 kilos, ndr]. Les appels en ma faveur lancés par George Bush, l’Union européenne et Kofi Annan ont fortement agacé le responsable de la justice de Téhéran.

Qu’attendez-vous de cette communauté internationale aujourd’hui ?

J’attends davantage de réactivité des ONG de défense des droits humains. Je les trouve trop lentes à réagir, trop bureaucratiques, trop légalistes. Par ailleurs, alors que les médias internationaux ne parlent que de la polémique autour du nucléaire iranien, je veux rappeler que, malgré la répression, les opposants iraniens sont vivants. Nous voulons un soutien à nos actes de dissidence sans intervention militaire d’aucun pays. Pourquoi admet-on qu’au tout nouveau Conseil des droits de l’homme de l’ONU, le procureur général de Téhéran, Saïd Mortazavi, figure parmi les membres de la délégation iranienne, alors que ce magistrat est tenu pour responsable de la mort de la journaliste irano-canadienne Zahra Kazemi en 2003, et est accusé par le Canada de « crimes contre l’humanité » ? Cela décrédibilise la communauté internationale. Je crains que les Occidentaux ne s’arrangent avec le régime pour le nucléaire et laissent tomber les défenseurs et les défenseuses des droits humains.


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