L’Union européenne veut détruire la viticulture européenne (Raoul Marc Jennar)

jeudi 23 novembre 2006.
 

Il y a cent et un ans, ici même, à Maraussan, devant la foule rassemblée à l’invitation de la toute nouvelle société coopérative des Vignerons libres, Jean Jaurès déclarait "Ce qui donne à tout ce Midi de la vigne une beauté incomparable, c’est que la force joyeuse de la vie s’y exprime." Aujourd’hui, nous avons sans doute la force. Mais nous ne sommes pas joyeux. Nous sommes ici rassemblés pour exprimer notre colère et pour manifester notre détermination.

Il y a quelques semaines, dans une commission du Parlement européen, le représentant de la Commission européenne a déclaré : "Ce que nous voulons, c’est une dérégulation complète du marché du vin". Telle est bien l’intention véritable de cette machine à détruire le patrimoine européen qu’est la Commission européenne. Ils prétendent défendre la viticulture européenne, mais ils refusent de la protéger et s’emploient à la dissoudre dans un marché mondial d’un vin dénaturé déjà baptisé, en anglais bien entendu, "world wine".

Quel est le problème ? Depuis six ans, l’offre de vin est supérieure à la demande car l’Europe importe à peu près autant de vin qu’elle n’en exporte.

Pourquoi ?

Deux raisons. La première : nous sommes dans un pays où on a stigmatisé jusqu’à l’absurde la consommation du vin. Les pouvoirs publics se sont faits les alliés de Coca-Cola plutôt que des vignerons qui depuis 60 ans ont consenti des efforts énormes pour privilégier la qualité. Conséquence, il y a un million de consommateurs de vin en moins qu’il y a six ans, 30% de moins qu’il y a 25 ans.

Deuxième raison, la concurrence mondiale dans un système où, à l’initiative de l’Europe notamment, le marché mondialisé et dérégulé fait la loi. Hors Europe, où les exigences de qualité ne font pas l’objet de réglementations, où les droits de plantation sont illimités, les superficies de vignobles ont augmenté considérablement au cours de ces vingt dernières années : en Afrique du Sud de 29%, en Australie de 169%, aux Etats-Unis de 26%, au Chili de 48%, en Nouvelle Zélande de 240% alors qu’elles diminuaient de 16% dans l’Europe des Quinze. Cela s’est traduit par une augmentation spectaculaire des exportations de vin de ces pays : Afrique du Sud + 770%, Australie + 500%, Chili + 270%, États-Unis + 160%.

Quelles sont les conséquences ?

En présence d’une offre plus importante que la demande, en l’absence de protections contre la concurrence déloyale avec des vins qui ne sont pas soumis aux mêmes critères de qualité, les prix chutent et le travail n’est plus rémunéré de manière satisfaisante. Chacun le sait, il manque chaque année au moins 1000 euros à l’hectare non pas pour vivre décemment, mais seulement pour couvrir les frais d’exploitation. Dans notre Languedoc Roussillon, la première région d’Europe pour la surface viticole par rapport à la surface agricole, il y a plus de 24.000 exploitations ; 30.000 personnes vivent directement de la vigne. Mais peut-on appeler cela vivre ?

Que propose la Commission européenne ?

Donner satisfaction aux États-Unis qui veulent faire disparaître nos critères de qualité et aux grandes compagnies, notamment françaises et italiennes, qui veulent pouvoir vendre en Europe les vins des domaines viticoles dont elles sont propriétaires dans les pays que j’ai cités, où il n’y a aucune exigence de qualité. La commission européenne avance quatre propositions qui sont autant d’agressions :

Première agression : puisque la production européenne est plus forte que celle du reste du monde, il faut la diminuer et arracher, en cinq ans, 400.000 hectares de vignes ! Comme on propose de lier les primes à l’arrachage à la situation économique des viticulteurs, on n’en profitera même pas pour privilégier l’arrachage là où les sols sont les moins bons. Cette stratégie d’arrachage aveugle va détruire l’outil de travail, réorienter le foncier vers la spéculation immobilière et modifier les terroirs. Inévitablement, nous cesserons d’exporter plus que nous importons. Alors que le solde actuel de nos exportations en vin équivaut encore à la vente de 100 Airbus ! C’est ainsi qu’au nom du libéralisme, on brade une des richesses du patrimoine agricole et culturel de l’Europe. Parce que la suprématie du vin européen serait menacée, la Commission ne propose rien d’autre que d’y mettre fin

Deuxième agression : la suppression des mécanismes régulateurs du marché. Dans la plus pure logique libérale, il faut abandonner toute intervention régulatrice. L’UE propose donc de supprimer les soutiens à la distillation, au stockage, aux moûts visant à la fabrication de jus de raisin. Il en résultera que, plus encore qu’aujourd’hui, c’est le marché qui fixera les cours du vin et qu’une stabilité des prix deviendra quasiment impossible. Il faut rappeler que l’Union européenne n’a contracté aucune obligation juridique contraignante de suppression des subventions à la production et à l’exportation du vin européen et qu’invoquer les règles de l’OMC relève tout simplement du mensonge.

Troisième agression : l’abandon de la preuve de la qualité sur l’étiquetage. La Commission européenne aligne la viticulture européenne sur la nomenclature de l’OMC. Elle veut supprimer des catégories qui définissent la qualité, comme l’AOC, pour les remplacer par deux catégories : les vins avec indication géographique et les vins sans indication géographique. Ce qui signifie que l’Europe devrait renoncer à des qualifications qui non seulement fournissent l’origine, mais également garantissent le respect d’un cahier des charges dans lequel interviennent des critères comme l’encépagement, la maîtrise des rendements, les méthodes de vinification, de stockage et de vieillissement du vin. On renonce aux règles existantes pour faciliter la vente de vins non européens en faisant disparaître la possibilité d’identifier leur qualité. C’est une belle prime aux fraudeurs. Pour une Commission européenne qui ne cesse de déclarer qu’elle travaille dans l’intérêt des consommateurs, voici la preuve du contraire.

Quatrième agression : l’abandon des critères de qualité. La Commission s’octroie la compétence, jusqu’ici détenue par les gouvernements, de définir les pratiques oenologiques. Elle veut que les viticulteurs européens adoptent les méthodes de vinification de nos concurrents. Elle veut permettre que l’on ajoute des copeaux de chêne, des arômes synthétiques, des levures, des cépages aromatiques créés par des modification génétique. Elle veut qu’on puisse mélanger des vins européens avec des vins venus d’ailleurs. Elle veut mettre fin à l’interdiction de vinifier des moûts importés.

C’est un véritable plan de dénaturation des vins européens que l’Union européenne entend mettre en place. On renonce, pour plaire aux Etats-Unis, à tout ce qui fait la qualité de nos vins et on insulte ainsi le travail de générations de viticulteurs qui, inlassablement, ont recherché une qualité toujours plus grande. Le vin, notre vin, recèle du sens et de l’originalité. C’est cela qu’on veut détruire. Je souligne qu’il n’existe actuellement aucune obligation de la part de l’OMC, de négocier l’abandon de ce qui fait l’originalité du vin européen : un vin issu exclusivement de la fermentation du jus de raisin suite au travail patient et ingénieux du vigneron.

A cette formidable agression contre la civilisation européenne du vin, quelle riposte possible ?

La crise qui frappe la viticulture est à bien des égards comparable à celle de 1907. Nos aînés ont su faire entendre le cri de désespoir qu’ils ont lancé alors. Et obtenir les réformes indispensables. Parce qu’ils avaient appelé à la grève de l’impôt et à la démission des municipalités, ceux qui s’étaient appelés eux-mêmes des "Gueux" ont bravé les soldats de Clémenceau avant que ces derniers ne fraternisent avec les vignerons. C’est grâce à eux que la définition du vin comme produit naturel a été conquise. Ce sont eux qui ont lancé le mouvement des caves coopératives.

Aujourd’hui, l’agression est européenne, mais elle est européenne parce qu’il y a des complicités nationales. En effet, ce que la Commission européenne propose doit avoir l’accord des gouvernements. Certains suggèrent ce qu’ils appellent "un Grenelle de la viticulture". Je ne crois pas que cela suffise. Parce que le problème est à la fois national et européen. On ne peut donc se replier sur des solutions nationales qui n’auront qu’une efficacité limitée s’il n’y a pas en même temps une confrontation avec les institutions européennes.

J’ai bien dit une confrontation. Il n’y a rien à espérer d’une Commission européenne qui dans tous les domaines entend faire disparaître la primauté de l’intérêt général. Il n’y a rien à espérer d’une Commission européenne qui ne propose pour toute politique que la dérégulation et la loi du marché. S’il est aujourd’hui une rupture qui s’impose, c’est celle qui consiste à dire : c’est terminé, on n’accepte plus le diktat d’une Europe qui se construit contre nous.

D’autres que nous l’ont déjà fait et avec succès. Rappelez-vous les dockers de tous les ports d’Europe. Ils nous ont donné une formidable leçon de combativité ; ils ont montré qu’en étant unis et déterminés, on peut arrêter la machine infernale.

Les viticulteurs seraient-ils moins déterminés, moins nombreux et leur cause moins juste que celle des dockers ?

A cette question, la première réponse appartient aux vignerons eux-mêmes : il faut faire l’unité de la viticulture paysanne européenne et organiser la riposte au niveau européen avec une détermination sans faille.

La deuxième réponse nous appartient à nous, tous ensemble, vignerons et défenseurs de la civilisation du vin. Il nous faut interpeller les élus nationaux et européens, interpeller le gouvernement français et les institutions européennes. Nous pouvons les interpeller individuellement et collectivement : visitons les parlementaires et visitons les oreilles du pouvoir que sont les préfets. Organisons des rassemblements comme celui-ci, des manifestations à Paris, à Bruxelles et à Strasbourg. N’attendons pas que les journalistes viennent à nous. Ils ne viendront pas. Allons visiter les rédactions des journaux, des radios et des télévisions pour dire une vérité qu’ils passent sous silence.

Ne nous contentons pas de fausses réponses. Exigeons une véritable protection de la viticulture européenne. Se protéger est un droit. Aujourd’hui, au nom du libre-échange le plus sauvage, on veut nous interdire toute protection. Une Union européenne qui ne protège pas les spécificités de l’Europe doit changer. Sinon, elle prouve qu’elle ne sert à rien.

Jaurès, ici même, se réjouissait de la journée "rayonnante d’espérance" qu’il avait passée à Maraussan. Que ce 17 novembre soit aussi pour les pays de la vigne une journée d’espérance parce que c’est une journée où, tous ensemble, nous entendons être dignes de nos aînés de 1907.

Raoul Marc JENNAR

Chercheur altermondialiste

Membre du comité de parrainage de l’Appel contre les naufrageurs du vin


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