Que Néanderthal nous apprend-il de l’homme  ?

jeudi 23 septembre 2010.
 

Par Marylène Patou-Mathis, préhistorienne, Directrice de Recherche au CNRS.

Je ne veux pas vous raconter ici la vie des préhistoriques mais vous montrer comment une démarche scientifique, quelle qu’elle soit, qu’elle concerne le passé ou une période historique relativement récente, peut être éclairante pour notre avenir. Comme dit un vieux proverbe africain  : « Quand tu ne sais plus où tu vas, tu te retournes pour voir d’où tu viens. »

Je travaille au Muséum national d’histoire naturelle sur les très vieux fossiles, notamment les Néandertaliens (entre 350 000 et 30 000 ans), et sur leurs comportements sociétaux de chasseurs cueilleurs. Ces sociétés, non pas de producteurs mais de prédateurs, vivaient en prélevant leur nourriture dans la nature, sans excès, en symbiose avec elle. Ce mode de vie se retrouve encore aujourd’hui, par exemple chez les aborigènes d’Australie ou les bushmen du Kalahari, avec lesquels j’ai eu la chance de vivre pendant trois mois. Dans ce type de société, ce qui est le plus important, c’est la cohésion du groupe basée sur la collaboration et le partage. C’est une question de survie. Les petits clans de trente à cinquante individus ne connaissent pas la hiérarchie, chacun participe aux différentes tâches quotidiennes selon ses savoir-faire, ils partagent le travail et la nourriture, notamment le gibier. Or, ces sociétés qui, à nos yeux, peuvent paraître un peu archaïques, « non civilisées » comme on l’a dit au XIXe siècle, ont permis à l’homme de passer des moments difficiles au niveau du climat, des alternances de glaciation et d’interglaciation – cela nous ramène à cette question du réchauffement climatique dont on parle beaucoup actuellement. Mais ces sociétés qui ont montré que nous avons intrinsèquement des aptitudes à la résilience et à l’adaptabilité ne connaissaient pas le déséquilibre entre nature et culture que vivent les sociétés urbanisées modernes.

Les travaux des préhistoriens, des paléoanthropologues mettent aussi en évidence le fait que nous sommes à la fois diversité et unité. Tout au long de l’histoire des hominidés qui commence, il y a environ cinq millions d’années en Afrique, avec les Australopithèques, il a existé différents rameaux, certains se sont éteints, d’autres ont conduit à notre espèce. Au cours de cette évolution, l’homme s’est transformé, biologiquement et physiquement, mais aussi culturellement. Contrairement à ce qu’on a pensé pendant très longtemps, il s’est inscrit très tôt, bien avant Homo sapiens, dans des cultures diversifiées. Ainsi, nous sommes aujourd’hui tous de la même espèce avec des ancêtres communs et des diversités qu’il faut conserver.

Je travaille beaucoup sur les Néandertaliens notamment en Europe centrale et orientale. Néanderthal est devenu l’archétype du préhistorique et d’une vision que l’on peut aujourd’hui qualifier de raciste. D’abord parce qu’il a disparu en laissant plein de questions. Ensuite parce qu’il a été découvert en 1856 en Allemagne, trois ans avant la publication du livre de Darwin sur l’origine des espèces. L’évolution était alors difficile à accepter chez les animaux, elle l’était plus encore chez l’homme  ; quant à la filiation avec le singe dont parle Darwin en 1871, elle était inconcevable. Néanderthal a donc été découvert trop tôt. Avec ses grosses arcades sourcilières, un physique que nous ne trouvons pas beau – mais qu’est-ce que le beau  ? –, il a été présenté comme une brute épaisse, pathologique. Il a été caricaturé, mi-homme, mi-singe, mis à l’écart de l’évolution qui mène jusqu’à nous. Et cet archétype de « primitif » a été utilisé jusque récemment. Le titre de mon livre  : Néanderthal, une autre humanité(1), était volontairement un peu provocateur. Mais aujourd’hui, la perception de Néanderthal a changé, il est devenu à la mode. C’est un phénomène très intéressant – il ne faudrait pas d’ailleurs tomber d’un mythe dans l’autre, celui du « bon sauvage » est pour moi tout aussi péjoratif. Pourquoi ces dernières années ce revirement en faveur de Néanderthal  ? N’est-ce pas une façon de rejeter ce que nous sommes devenus  ? N’est-ce pas la vision linéaire et progressive de l’évolution de l’humanité qui est remise en question  ? Car, en fin de compte, qu’est-ce que le progrès s’il ne rend pas plus heureux, ou moins malheureux, les hommes  ?

Récemment une découverte révolutionnaire a été faite par mes collègues généticiens qui travaillent sur l’ADN ancien. Ils ont reconstitué le génome des Néandertaliens et montré que parmi les Eurasiens, c’est-à-dire parmi nous, il y a en moyenne 4% de gènes néandertaliens. Alors que Néanderthal était considéré comme une branche morte, ils apportent ainsi la preuve qu’il y a eu un croisement, un métissage avec Cro-Magnon, c’est-à-dire les premiers hommes modernes, il y a 60 000 à 70 000 ans. Cette découverte ne m’a pas choquée puisque je pensais déjà qu’il s’agissait de la même humanité. Elle révèle, une fois de plus, que les anthropologues du XIXe et du XXe siècle mais aussi certains de mes collègues encore actuellement ont tendance, dans leurs travaux, à accentuer des différences, par exemple en multipliant les espèces sur des critères finalement peu significatifs. Or l’exagération des différences entre nous et l’autre a donné naissance à la théorie racialiste qui a fait le malheur de beaucoup de peuples. Il est donc intéressant que l’on comprenne enfin que la diversité existe dans l’unité. Je souhaiterais que maintenant lorsque nous disons « il ou elle est différente », on n’attende pas un « oui mais ». Tous les peuples, ceux du passé comme ceux du présent, ne sont ni inférieurs ni supérieurs, ils sont différents. Point. Si on avait su, au cours de l’histoire, et si on savait mettre ce point, il y aurait beaucoup moins de souffrance.

(1) Réédité en 2010 en livre de poche dans la collection « Tempus », Éditions Perrin avec une nouvelle préface.


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