« La justice est devenue une auxiliaire de la police » (Jean de Maillard, magistrat démis de sa fonction à Orléans)

mercredi 1er novembre 2017.
 

Le magistrat a été démis de sa fonction de président du tribunal correctionnel d’Orléans pour avoir, selon lui, critiqué la politique pénale. Il estime que les « véritables maîtres de l’action publique ne sont plus les parquets mais les préfectures ».

Vice-président du tribunal de grande instance d’Orléans, Jean de Maillard vient d’être relevé de ses fonctions à la tête du tribunal correctionnel de la ville. La sanction frappe un magistrat connu comme étant l’un des meilleurs analystes européens dans le domaine de la criminalité internationale et du blanchiment de l’argent sale. Elle illustre combien l’indépendance des juges reste un « leurre ».

Quelle raison vous a-t-on donnée pour justifier cette sanction  ?

Jean de Maillard. Aucune. Mais je subis depuis des mois un harcèlement consistant en brimades, vexations, demandes de justification permanente de mon activité juridictionnelle. On me reproche en fait mon indépendance vis-à-vis de la politique pénale du parquet, que je critique. J’ai pris des engagements dans mes travaux et mes publications. J’ai voulu mettre en conformité ma pratique professionnelle avec les critiques que j’ai pu formuler sur le fonctionnement de la justice par rapport à la nature et à l’évolution de la délinquance.

Vous êtes donc judiciairement incorrect  ?

Jean de Maillard. On considère que je suis un fauteur de troubles, que je donne une image négative de la justice. En tant que juge correctionnel, je perturbais le bon fonctionnement de cette justice que moi je considère comme une justice d’abattage qui ne respecte plus le droit des justiciables et qui n’apporte plus de sécurité.

Que voulez-vous dire  ?

Jean de Maillard. La garde à vue est devenue, en quelques années, le mode d’enquête quasiment exclusif. La police ne veut plus faire d’enquêtes. Les parquets ne veulent plus non plus avoir de dossiers complexes, qui demandent à la fois des moyens d’investigation importants et qui sont susceptibles en fait de révéler la véritable nature de la délinquance aujourd’hui, qui est souvent une délinquance organisée, avec des réseaux, des trafics, etc. Or plus personne ne veut s’en occuper.

Vous êtes sanctionné parce que 
vous contestez la politique du chiffre du ministère de la Justice  ?

Jean de Maillard. La politique du ministère de la Justice se retrouve dépendante de la politique de tolérance zéro et de réponse à la délinquance. La justice s’est placée dans le sillage de la police. Les véritables maîtres de l’action publique aujourd’hui ne sont plus les parquets mais les commissaires de police et les préfets. Et les magistrats ne sont plus considérés comme tels mais comme des employés aux écritures de la sous-direction des affaires judiciaires de la préfecture de police.

Cela veut dire qu’un juge comme vous n’est pas libre de juger  ?

Jean de Maillard. Bien sûr que non. La politique pénale entraîne une sélection automatique des contentieux. Les investigations sur les infractions complexes ou sur les infractions économiques et financières, ou encore sur la criminalité organisée sont abandonnées. Il existe encore quelques services spécialisés qui sont là pour servir de vitrine. Mais dans la réalité, il suffit de voir ce qui se passe dans les banlieues. Non seulement il n’y a plus de police présente, mais ces zones sont en voie de désertification institutionnelle. Il n’y a plus non plus d’enquêtes. C’est la raison pour laquelle les réseaux et le trafic fleurissent. Face à cela, la police et la justice ne font rien et ne cherchent même plus à faire quelque chose.

Vous êtes connu pour avoir dénoncé le laxisme des justices européennes par rapport aux délinquances financières. Pensez-vous que c’est la raison pour laquelle vous dérangez  ?

Jean de Maillard. Je dérange parce que, dans ma pratique quotidienne, je constate que ce déséquilibre de la justice aujourd’hui entraîne une surcriminalisation de la vie sociale  : les petits comportements incivils, tels que les bagarres entre voisins, entre ivrognes ou encore les petits larcins. La police et la justice sont mobilisées quasi exclusivement pour traiter ces microdysfonctionnements que l’on rencontre dans toutes communautés humaines. En revanche, les nuisances graves, comme les trafics et les atteintes aux biens et aux personnes, sont sous-pénalisées. Tout est ramené sur le même plan. Des «  mules  » qui transportent de petites quantités de drogue sont qualifiées de trafiquants et renvoyées en comparution immédiate. Aucune enquête. Et ils veulent nous faire juger ça, en nous demandant des peines de prison extrêmement sévères.

Mais la situation alarmante que vous décrivez est-elle nouvelle  ?

Jean de Maillard. Elle existe depuis des années mais ne cesse de se dégrader, au point d’en arriver aujourd’hui à une tension extrême, notamment dans les banlieues, où des armes de guerre sont utilisées. La situation sur le plan social se tend de plus en plus et, dans le même temps, on instrumentalise la justice pour en faire une auxiliaire de la police. Je reçois des procédures dans lesquelles se trouvent des procès-verbaux tronqués, douteux, des enquêtes menées exclusivement à charge, simplement sur une garde à vue de quarante-huit heures. Ou des dossiers bâclés, même quand ils sont montés sur des enquêtes plus longues. Tout cela dans le seul but de faire des chiffres et des exemples. Ce n’est plus de la justice. On ne respecte plus les droits du justiciable.

Vous êtes pourtant connu comme 
un juge qui n’hésite pas à prononcer des peines sévères...

Jean de Maillard. Je l’assume, je n’ai aucun état d’âme. Mais si on veut appliquer une justice, même sévère, on devrait garantir au justiciable une justice de qualité. Or celle-ci est devenue une justice soldée, on fait du discount judiciaire.

Pourquoi avez-vous rendu publique votre affaire  ?

Jean de Maillard. Ce que je dénonce n’est pas circonscrit au tribunal d’Orléans. Il s’agit d’une question de principe grave. J’estime que nous sommes dans un État de droit, dans une démocratie. On a le droit de parler, on a le droit de ne pas être d’accord, y compris quand on est magistrat, je dirais même surtout quand on est magistrat. On devrait nous garantir notre indépendance, sinon il n’y a pas de justice, il n’y a même pas de démocratie. Voilà pourquoi j’ai décidé de prendre l’opinion publique à témoin.

Entretien réalisé par Mina Kaci

L’Humanité, 4 septembre 2010


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