La multinationale du 21ème siècle... Petites mains du Sud pour firme du Nord

jeudi 19 août 2010.
 

Jane Doe II, qui utilise ce pseudonyme pour « se protéger ainsi que sa famille de tous préjudices et représailles », travaille depuis septembre 2003 sur une machine à coudre d’une usine de confection de Shenzen, dans le sud de la Chine. Comme 4 800 autres entreprises du pays, sa société opère pour l’une des marques vendues par le géant du commerce de détail. Pour fournir les linéaires de Wal-Mart, Jane Doe II – l’une des 130 000 Chinois(es) qui œuvrent pour un sous-traitant de la firme américaine – abat à l’occasion jusqu’à vingt heures de labeur par jour sans que ses heures supplémentaires soient payées. A 16,5 cents de l’heure (0,13 euro), Jane Doe II ne reçoit pas non plus le salaire minimum légal (31 cents ; 0,25 euro) requis par les lois du travail de son pays. Son entreprise ne lui ayant pas fourni la tenue de protection nécessaire, l’ouvrière souffre par ailleurs de troubles respiratoires et de démangeaisons cutanées dues aux poussières de coton et de laine auxquelles elle est exposée.

Mais soit elle accepte ces conditions, soit « elle perdra son emploi et sera mise sur une liste noire, pratique courante dans les usines de confection de Shenzen », explique l’International Labor Rights Fund (ILRF). Cette organisation américaine a déposé, le 14 septembre dernier, au nom de l’ouvrière – et de quatorze autres personnes, asiatiques, africaines, latino-américaines, mais aussi des Etats-Unis, travaillant toutes pour des clients de Wal-Mart – une action en justice contre les pratiques sociales de la multinationale.

Selon l’ILRF, Wal-Mart a autorisé ses fournisseurs à « contrarier toute tentative pour former un syndicat (1) ». Wal-Mart aurait également fait des « déclarations fallacieuses au public américain relatives aux pratiques de la société en matière de droits humains et de droits des travailleurs ». Les faits reprochés à la firme constituent en effet une violation des obligations contractuelles qu’elle a elle-même imposées en 1992. Wal-Mart, précise la plainte, s’était « engagée à surveiller les usines de ses fournisseurs pour s’assurer de leur respect du code de conduite ».

Depuis 2001, l’entreprise américaine a accompagné – si ce n’est provoqué – la migration de ses sous-traitants vers les nouvelles zones économiques chinoises, au nom d’une logique résumée par le magazine en ligne Fast Company : « Wal-Mart a le pouvoir de serrer au maximum les marges de ses fournisseurs. Pour survivre à cette politique, les fabricants de tout ce qui peut se vendre – des soutiens-gorge aux vélos en passant par les blue-jeans – ont dû licencier leurs employés et fermer leurs usines américaines afin de sous-traiter outre-mer (2). » Plus de la moitié des importations de produits non comestibles proviennent aujourd’hui de Chine, où la multinationale compte également une centaine de supermarchés et sa principale centrale d’achat planétaire.

En acquérant 15 milliards de dollars de marchandises chinoises – soit 11 % des échanges commerciaux sino-américains –, Wal-Mart représente le premier importateur mondial de produits fabriqués dans l’« atelier du monde ». En exigeant un calendrier serré et une baisse des coûts de fabrication, ajoute Fast Company, elle « lamine les fragiles avancées sociales chinoises, à coups de longues heures supplémentaires obligatoires et de feu vert au licenciement arbitraire des travailleurs qui osent mettre en cause leurs conditions de travail ».

Le retour du serf et du vassal Que Wal-Mart soit accusée de telles pratiques n’est pas inédit. Rien qu’en 2002, année où elle importa aux Etats-Unis 291 200 conteneurs de biens de consommation, la firme a fait l’objet de 6 000 plaintes en justice pour ses pratiques sociales. Mais la procédure intentée par l’ILRF tranche par sa dimension universelle (3). Aux côtés de Jane Doe II de Shenzen, on trouve d’autres victimes anonymes d’une politique commerciale visant à « casser les prix à tout prix ». Elles travaillent à Mastapha (Swaziland), à Sebaco (Nicaragua), à Dacca (Bangladesh). La plupart sont des femmes. Leur histoire atteste une « walmartisation » de la planète, un mot dont le syndicat mondial des professions du commerce estime qu’il est « en passe de devenir familier, et de signifier à la fois dumping social et antisyndicalisme (4) ».

« A chaque époque, rappelle le professeur Nelson Lichtenstein, spécialiste de l’histoire ouvrière à l’université de Californie de Santa Barbara, une entreprise prototype représente un ensemble novateur de structures économiques et de relations sociales. A la fin du XIXe siècle, la Compagnie des chemins de fer de Pennsylvanie se considérait comme “la référence du monde” ; au milieu du XXe siècle, General Motors représenta le symbole d’une gestion bureaucratique et perfectionnée, et d’une production en série tirant profit des nouvelles technologies. Ces dernières années, Microsoft parut être le modèle d’une économie du savoir post-industrielle. Mais, au début du XXIe siècle, Wal-Mart semble incarner à son tour le type d’institution économique qui transforme le monde en imposant un système de production, de distribution et d’emploi transnational et fortement intégré. » Cette fois, précise M. Lichtenstein, « le revendeur global est le centre, le pouvoir, alors que le fabricant devient le serf, le vassal ».

Sous le feu de deux formes de contestation – internationale et locale (lire « Résistances populaires ») –, Wal-Mart s’est engagée en 2005 dans une importante opération de communication destinée, selon son président-directeur général Lee Scott Jr, à répondre à « l’une des campagnes les plus organisées, sophistiquées et coûteuses jamais lancées contre une seule entreprise ». Pour la question des sous-traitants, l’opération a consisté à relativiser les faits et à afficher sa conscience sociale. Wal-Mart assure ainsi être en rapports réguliers avec plusieurs organisations non gouvernementales luttant pour la fermeture des sweat shops et des maquiladoras (5), d’où l’entreprise continue pourtant à importer 50 % de sa marchandise étrangère.

Les spin doctors engagés par la firme ont pu nourrir leur contre-offensive des propos avisés du magazine américain Fortune : « Wal-Mart emploie directement 1,4 million de personnes, soit 56 fois plus qu’une entreprise américaine moyenne. Ce qui fait que, dans l’absolu, une occurrence malheureuse a 5 500 % plus de chances de survenir chez Wal-Mart que chez ses concurrents (6). »

Dans le même registre fataliste, M. Scott, qui a gagné en 2004 16 000 fois plus qu’un ouvrier du Swaziland, a ajouté que « tant qu’existera la cupidité, des gens enfreindront la loi ». Mais, ce genre de philosophie ne suffisant pas, Wal-Mart indique avoir procédé en 2004 à plus de 12 000 inspections dans 7 600 usines, et avoir mis fin à ses relations commerciales avec 1 500 usines, dont 108 définitivement, surtout pour des irrégularités concernant le travail des enfants.

Membre du collectif sud-africain Civil Society Research and Support Collective (CSRSC), Mme Aisha Bahadur a mené plusieurs enquêtes sur les conditions de travail dans les entreprises textiles d’Afrique australe et orientale. L’Afrique représente l’un des territoires les moins médiatisés de la « walmartisation » de la planète ouvrière. C’est pourtant l’une des zones où s’appliquent de la manière la plus brutale les diktats de la firme, lesquels « affectent autour du monde les salaires, les conditions de travail, les pratiques manufacturières, voire le prix d’un yard de toile denim (7) ».

La multinationale américaine a su tirer parti des accords de libre-échange passés entre Washington et certains Etats africains. En janvier 2003, le Syndicat des ouvriers textiles du Lesotho (Lecawu) et la Fédération internationale des travailleurs du textile et de la maroquinerie (ITGLWF) ont dénoncé les conditions de travail de 21 entreprises sous-traitant pour Wal-Mart en banlieue de Maseru, capitale du Lesotho. L’affaire, qui implique des sous-traitants des marques Gap et Hudson Bay, a rappelé que, s’il n’y a pas de magasin Wal-Mart en Afrique, l’Afrique du textile est en revanche très présente dans les conteneurs destinés aux hypermarchés.

La sous-région australe est « privilégiée » par les trois accords de libre-échange (African Growth and Opportunity Act, ou AGOA) conclus depuis 2000 entre les Etats-Unis et certains Etats du continent noir. Or, pour bénéficier de la levée des barrières douanières vers les Etats-Unis, des entreprises textiles taïwanaises se sont délocalisées en masse en Afrique. Et, jusqu’en décembre 2004, leurs machines à coudre ont tourné à plein régime pour Wal-Mart, que Mme Bahadur identifie comme « l’un des principaux bénéficiaires de l’AGOA et de l’accord multifibres privilégiant l’importation de textile à bas prix d’Afrique ». Les nouvelles zones industrielles des capitales régionales ont alors vu affluer une main-d’œuvre rurale que les sous-traitants se sont empressés de surexploiter. Les scandales ont obligé certaines de ces entreprises à fermer, d’autres les ont aussitôt remplacées.

Cela a duré jusqu’en janvier 2005. Car l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et la fin de l’accord multifibres ont sonné le glas de cette période de plein-emploi. Les entreprises délocalisées en Afrique sont alors reparties vers le Sud-Est asiatique, aussi facilement, note Mme Bahadur, qu’il est possible « de mettre dans des conteneurs le matériel d’une entreprise textile. Quelque 60 000 travailleurs ont été licenciés entre octobre 2004 et mai 2005 ». Les ouvriers africains des entreprises textiles restées sur place, ajoute-t-elle, « sont plus que jamais menacés par les politiques décidées par Wal-Mart ».

Basée à Kampala, capitale de l’Ouganda, l’usine de confection Apparel Tri-Star Ltd. appartient à l’une des sociétés sri-lankaises bénéficiant de l’AGOA. Wal-Mart continue à sous-traiter avec elle en dépit des plaintes d’employés pourtant déposées devant l’Organisation internationale du travail (OIT). Tri-star, précise la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), est « une incroyable machine à violer les droits des salariés (en très large majorité des femmes) (8) ». Les témoignages de certaines des 2 000 ouvrières conduisent en effet à s’interroger sur le comportement d’une entreprise pourtant présentée par les autorités du pays comme un exemple à suivre pour le développement de l’Ouganda.

« Lorsque vous souhaitez aller aux toilettes, indique une ouvrière, il faut obtenir au préalable la permission du superviseur. Il vous donne alors une sorte de “bon de sortie”, mais il n’en existe que deux par section de 70 travailleurs : on doit donc attendre son tour. C’est ensuite le sprint, car il est interdit de s’absenter plus de cinq minutes. Or la distance de l’atelier aux toilettes peut déjà prendre tout ce temps. » Mais ce n’est pas tout : chaque absence, contrôlée par un garde de sécurité, donne lieu à l’inscription sur un registre de son nom, de son numéro de carte, de l’heure de son départ (et de celle de son retour). Une absence trop longue est sanctionnée par un avertissement, lequel peut déboucher sur un licenciement. En Afrique et ailleurs, « les prix chaque jour plus bas » ne sont pas bon marché pour tout le monde.

Jean-Christophe Servant.

NOTES

(1) Cf. le site www.laborrights.org

(2) Charles Fishman, « The Wal-Mart you don’t know », Fast Company, décembre 2003.

(3) BBC World Service, « Wal-Mart hit by “sweatshop” claim », 13 septembre 2005.

(4) Lire le rapport de mars 2005 de l’Union Network International (UNI), « The wal-martization of the world : UNI’s global response ».

(5) Usines de sous-traitance situées en Amérique latine et dans les pays de la Caraïbe.

(6) Jerry Useem, « Should we admire Wal-Mart ? », Fortune, New York, 8 mars 2004.

(7) Voir le site du CSRSC.

(8) Lire Le Monde syndical, « Ouganda, un gouvernement au service des employeurs », août 2005


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