Gens du voyage : « On canalise la colère sociale en lui offrant un exutoire » (interview de Grégoire Chamayou)

jeudi 12 août 2010.
 

Violences policières, discours sécuritaire et xénophobie assumée  : la guerre déclarée par le gouvernement aux Roms et aux gens du voyage a déclenché l’indignation générale. Le philosophe Grégoire Chamayou met en perspective cette nouvelle chasse à l’homme organisée par le pouvoir.

Que pensez-vous de cette politique menée vis-à-vis 
des Roms, et de tant 
de « décomplexion » ?

Grégoire Chamayou. C’est un indéniable contre-feu à l’affaire Woerth-Sarkozy-Bettencourt. Le procédé est désormais systématique  : dès que ce pouvoir est fragilisé sur les questions sociales, il agite la xénophobie et le racisme, il désigne, au sein de la population, des catégories stigmatisées, les lâche en pâture à l’opinion. Le pouvoir est directement mis en cause dans une affaire d’évasion fiscale  ? On annonce des contrôles fiscaux dans les caravanes, sur les terrains vagues, dans les bidonvilles. Des ministres trempent dans des affaires de cigares  ? On évoque les « grosses cylindrées » des gens du voyage. C’est un procédé de déplacement, au sens psychanalytique du terme  : on déplace le problème d’une image à une autre, d’un groupe social à un autre. On fournit à l’opinion un objet de substitution. On canalise la colère sociale en lui offrant un exutoire, des proies plus accessibles, plus proches – d’autant plus faciles qu’elles sont la cible d’un racisme historiquement ancré, avec ses clichés et ses stéréotypes. Le tout sous la conduite de Brice Hortefeux, un ministre lui-même condamné en première instance pour propos racistes, mais toujours en poste. Cette tactique de l’écran de fumée serait risible si elle ne s’accompagnait pas de conséquences humaines dramatiques.

Le parallèle avec 
la chasse aux pauvres 
évoquée dans votre 
essai est-il pertinent  ?

Grégoire Chamayou. Au XVIIe siècle, les États européens se sont lancés dans de vastes chasses aux pauvres, aux gueux et aux vagabonds. Ce fut la naissance de la police comme bras chasseur de l’État. Faute de supprimer la pauvreté, déjà, on excluait les pauvres. Une politique qui prenait un double visage  : enfermer les locaux, expulser les étrangers. Mais les étrangers parmi les étrangers, les indésirables parmi les indésirables, c’étaient les Bohémiens. Ceux-là, comme l’écrivait un historien du XIXe siècle, « étaient chassés, traqués, pris comme des bêtes fauves  ; les femmes rasées, puis fouettées, flétries, expulsées du royaume  ; les hommes attachés au banc d’une galère à perpétuité ». Les gens du voyage ont subi des persécutions séculaires. Bien plus tard, ils furent internés dans des camps, sur le sol français, pendant la Seconde Guerre mondiale. Que puissent aujourd’hui être annoncées contre eux des mesures de bannissement, mesures d’exception prises contre des citoyens européens pourtant censés jouir de la liberté de circulation, c’est le signe que ce travail de mémoire n’a pas été fait.

Quel rôle joue la police, forte de ce « pouvoir de traque et de capture » que vous décrivez  ?

Grégoire Chamayou. La police est historiquement née hors du contexte judiciaire. Alors qu’on nous présente la police comme l’incarnation de la loi, elle est d’abord tout autre chose. L’idée que la police, pour agir, doit faire entorse au droit qui lui fait obstacle n’est pas née du cerveau des scénaristes, c’est une tension structurelle. Le respect de la loi n’est pas sa motivation première, mais bien le plaisir de la traque. Aujourd’hui, les policiers de la BAC ne disent pas autre chose  : « Nous sommes des chasseurs. » Or, dans l’affaire du Loir-et-Cher, on ne peut pas écarter la piste de la « bavure » policière. Un jeune homme de vingt-deux ans est mort, c’est de là qu’il faut repartir. La question qui se pose, c’est d’abord celle de cette mort, après des dizaines d’autres dans des circonstances analogues, sous les balles de la police ou de la gendarmerie. Il faut exiger vérité et justice. Les émeutes avaient cette motivation principale. Et cela n’est propre à aucune « communauté ». C’est une exigence démocratique.

Entretien réalisé par Flora Beillouin

Source : http://humanite.fr/29_07_2010-gens-...


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