Où en est le Chili ? Interview de Jorge Arrate (candidat de gauche aux dernières présidentielles)

samedi 24 juillet 2010.
 

La Droite dans le Gouvernement.

Les trois premiers mois du gouvernement de Piñera et ses aléas. Ses symptômes doctrinaires affirmés dans le discours du 21 mai. Pourquoi la droite et la Concertation ne sont pas une seule et même chose, voici quelques uns des sujets sur lesquels nous entamons la conversation avec Jorge Arrate.

Quelle est votre appréciation sur ces premiers mois du gouvernement de Piñera ?

« Je pense que c’est encore trop tôt pour l’évaluer. Mais je ne crois pas que ce qui est arrivé pendant ces trois mois et ce qui arrivera dans le futur vont changer mon avis sur ce gouvernement. J’ai confiance, je crois que Piñera accomplira son programme. Je respecte sa parole. Son programme est mauvais pour le Chili et par conséquent le gouvernement est mauvais ».

Que pensez-vous du travail de l’opposition, en général ?

« Chaque gouvernement a l’opposition qu’il mérite et un mauvais gouvernement a une mauvaise opposition (rires). Blague à part, je crois que la Concertation n’arrive pas à se structurer en tant qu’opposition, entre autres parce que Piñera, dans son message du 21 mai, a investi des espaces historiques de la Concertation. Le sujet de la protection sociale, par exemple, était emblématique pour la Concertation. Piñera a fait un geste en annonçant la suppression de 7% sur le montant des pensions des retraités, bien que ce ne soit applicable que dans huit ans ; il a augmenté certaines retraites, il est en train d’octroyer des logements aux sinistrés, de telle sorte qu’il a la mainmise sur ces domaines et y a imposé ses idées, comme dans la vente des actifs facultatifs, ou bien dans le cas des actions dans la Santé. Il le fait de façon prudente, avec beaucoup d’habileté c’est à dire sans donner de « coups de patte ». Le gouvernement a proposé d’étudier la définition d’entreprise, ce qui est une question clef dans les relations du travail puisque c’est ce qui empêche la multiplicité de R.U.T.(identifiants fiscaux) des entreprises.

À mon avis, ce gouvernement rend encore plus évidente la faiblesse honteuse de la Concertation, sa honteuse timidité ; qui a fini par s’habituer à être une espèce de « réflexe », qui s’auto-contrôle pour ne jamais proposer quelque chose qui dérangerait trop la droite ».

À votre avis, ces actions peuvent-elles être considérées comme un « salut au drapeau », ou bien comme des actions à poursuivre par le gouvernement pendant ces quatre ans ?

« Je pense que sa stratégie consistera, entre autres choses, à continuer ce qui a été installé, . À un moment déterminé il devra prendre des risques pour défendre son programme. Par exemple le projet Hidroaysén, ou bien le sujet sur l’énergie nucléaire, ou Codelco. A juste titre, il a nommé président de l’entreprise quelqu’un doté d’une grande expérience technique, une expérience obtenue en tant qu’ éxécutif des plus grands producteurs transnationaux du cuivre.

Mais je ne crois pas que Piñera représente un recul en matière sociale, entre autre parce que nous ne sommes pas trop avancés dans ce domaine. Nous avons une législation du travail qui laisse beaucoup à désirer, une assurance chômage minimale, un système de retraites très bas. Ce qu’ils font est positif, évidemment, et sans doute ce qu’a fait Michelle Bachelet en ne permettant pas que les inégalités atteignent des niveaux insupportables a été positif également.

S’il y a bien un mot qui ne figure pas dans le message de Piñera du 21 mai, c’est le mot « disparité », parce que la disparité n’intéresse pas la droite. Ce qui l’intéresse en matière sociale, c’est qu’il y ait un filet de sécurité : c’est-à-dire que quand quelqu’un est en train de tomber, le filet le retienne avant qu’il ne s’écrase. Ce filet de sécurité, ce sont les minima sociaux. Le revenu minimum familial, qui est de $250.000 par foyer de cinq personnes, revenu qui inclut tout ce qu’ils perçoivent, y compris les aides, les subventions et les bons du Trésor. C’est-à-dire qu’il y a peu de gens pour lesquels l’État va devoir ajouter quelque chose ».

C’est le Ministère du Travail qui a mis ses projets le plus en lumière. Par exemple, il y a la modification des indemnisations

« Je crois que cela va être très difficile à réaliser pour la droite, car soutenir la suppression des indemnisations lui coûte très cher ainsi qu’à certains secteurs de la Concertation. Ils vont essayer de chercher une formule pour ne pas léser ceux qui en bénéficient déjà et ensuite pouvoir appliquer le nouveau système aux nouveaux arrivants sur le marché du travail ».

Dans ce zigzag, ou manœuvre stratégique dont vous parliez, peut-on supposer que des éléments doctrinaires propres à la droite en matière de sécurité puissent surgir, ou même à propos de la reconstruction nationale. Voit-on déjà l’apparition d’une doctrine de ce type ?

« Je crois que oui, d’ailleurs, c’était déjà présent dans son programme. Ce que nous propose Piñera n’est pas une surprise. Rappelez-vous de la porte tournante, ou des éloges aux policiers dans le discours du 21 mai, un message significatif, notamment lorsqu’il déclare que l’offense faite aux policiers est un délit très grave. Ceci figurait déjà sur ses affiches « La fête est finie », ou « Main ferme contre les délinquants », car le concept existant sur ce sujet c’est que les gens sont mauvais ; et que que le phénomène de la délinquance est un comportement pathologique, alors qu’en réalité ce n’est pas vrai, ainsi que l’affirme le grand analyste social et politique, Marcelo Bielsa, lorsqu’il a dit : « Moi aussi, j’aurais pu voler un téléviseur ».

Dans le discours du 21 mai, se référant aux politiques sécuritaires, le président Piñera a souligné l’efficacité de la force policière au cours des commémorations du Jour du Jeune Combattant et du 1er mai. Est-ce un appel du pied aux mouvements sociaux, pour qu’ils se manifestent ?

« Ils ont toujours essayé d’imposer les règles. Par exemple, le mobilier urbain du parc ou les ampoules qui sont détruits doivent être remboursés par les organisateurs de la manifestation. Ils ont toujours voulu les rendre responsables de ce qui arrive ; ils voulaient même les faire condamner pénalement si une quelconque manifestation avait lieu. C’est une partie de la doctrine et de la vision de la droite ; je crois que cela est absolument prévisible et représente une des différences entre la droite et la Concertation. À ce propos, je pense que quand on dit que la droite et la Concertation, c’est pareil, il s’agit d’une simplification excessive, voire une caricature. Je crois qu’elles se ressemblent : les deux gèrent un système de libre échange immodéré qu’elles ne remettent pas en question ; les deux s’en sont accommodées, l’une avec beaucoup de plaisir et l’autre plus à contre-cœur - de moins en moins d’ailleurs ; il n’y a qu’à voir le système binominal. Mais, quand même, elles sont différentes. La Concertation, bon an mal an, a été celle qui pendant 20 ans au Chili, a édifié avec la gauche une certaine défense des droits de l’homme. Et ceci est précieux, sans aucun doute ».

Nouvelles époques politiques.

Les ouvertures possibles pour remodeler l’actuelle carte politique au Chili. L’avenir de la Concertation, le potentiel de la gauche et l’indépendance radicale de l’invité.

En considérant que Piñera doit diriger avec l’UDI (Union Démocrate Indépendante), un parti avec lequel, apparemment, il n’a pas de grande affinité idéologique ni doctrinaire, quel est le rôle politique que vous donnez à la DC (Démocratie Chrétienne) pendant la période présidentielle actuelle ?

« Je crois qu’il y a différents scénarios, dont l’un fut annoncé par le sénateur Andrés Zaldívar entre le premier et le second tour. En réalité aucune de ces situations ne devraient nous surprendre, si nous y avions pensé réellement. Lorsque, pendant la campagne, nous avions dit que le triomphe de Piñera signifiait le pouvoir presque total pour la droite, c’est bien ce que cela voulait dire ! Nous voyons maintenant qu’il en est ainsi.

Effectivement, le concept qui l’inspire est la colonne vertébrale de la reconstruction : le chef d’entreprise comme acteur principal et le profit comme motivation principale ; les institutions publiques et les municipalités, dans un petit rôle ; l’organisation de la société civile dans un rôle encore inférieur. C’est comme ça, mais ça ne doit pas nous surprendre car ce sont des choses qui ont déjà été annoncées. En revenant à ce qui vient d’être dit, entre le premier et second tour, le sénateur Andrés Zaldívar a indiqué qu’il ne considérait pas faisable que des militants démocrate-chrétien travaillent comme fonctionnaires dans le gouvernement de Piñera, au moins dans un premier temps. On retrouve cette déclaration dans une interview sur la chaîne « CNN Chili ».

Donc, un scénario ouvert offre la possibilité qu’un déplacement de forces se produise progressivement en tendant à créer une centre-droite réelle, et non pas ce que nous connaissons aujourd’hui comme centre-droite, à savoir simplement la droite ; la possibilité également de chercher à laisser l’UDI à une extrémité et la gauche à l’autre, en revenant aux trois tiers traditionnels - le plus important étant le centre. L’autre scénario, c’est que la Concertation soit capable de se maintenir et je crois que ce n’est pas quelque chose que l’on puisse écarter, bien que la Concertation, en substance, n’existe déjà plus. Elle survit formellement seulement, ce qui est important c’est qu’elle se maintient et qu’elle alimente à son tour l’idée de revenir au pouvoir. La seule chose qui unit la Concertation c’est la soif de revenir au gouvernement. C’est ce qui la maintient en vie. S’il n’existait pas cette possibilité, elle ne serait plus unie. C’est pourquoi je dis que sa substance, son projet, n’existe plus ; ce qu’on doit surveiller c’est l’évolution de chacune de ses composantes.

On a l’impression que la Concertation est passée d’un projet de nation à un produit de marketing.

« La Concertation s’est formée avec un objectif précis : transformer le Chili en démocratie à part entière, avec ses limites et ses énergies potentiels. Ce projet n’a jamais abouti parce que le Chili, jusqu’à ce jour, n’est pas une démocratie comme elle devrait l’être, mais le projet a représenté pour les socialistes le besoin d’accepter les conditions imposées par la Démocratie Chrétienne, ce qui a provoqué la division de la gauche. Au-delà de la discussion sur la rénovation Socialiste, ou sur celle de l’Union Soviétique - des débats intéressants qui rejoignaient le mouvement communiste international - personne n’a jamais voulu exclure le PC. Je n’ai pas souvenir d’avoir connu un socialiste se réjouir que les communistes, ou le reste de la gauche soient absents. Alors, que s’est-il passé avec la Concertation ? L’exclusion d’un secteur de la gauche s’est transformée en un élément permanent du conglomérat, presque son essence.

Ignacio Walker, candidat à la présidence de la DC, a affirmé qu’il n’est pas partisan d’ouvrir la Concertation à la gauche. Au vu de cette affirmation, je me demande qui a pu penser que la gauche voudrait faire partie de la Concertation. Pourquoi discutent-ils sur des sottises alors que la gauche ne veut pas être partie prenante ? Que la gauche veuille prendre part à des ententes, des accords qui permettent de stopper la droite, la mettre en échec est une chose. Mais demander à la gauche d’entrer dans la Concertation, c’est une élucubration ».

Selon certaines interprétations, la tentative permanente de la DC de freiner tout type d’ouverture vers la gauche est une façon d’éviter une fuite.

« Il y a quelque chose de rationnel là-dedans. Une partie des électeurs démocrate-chrétien a été éduquée dans une vision anticommuniste. La DC ne veut pas renoncer à cette place, ni la céder à la droite. Il faut définir les coalitions et les alliances selon chaque circonstance. Je ne sais pas pourquoi ils se sont mis en tête que l’accord doit continuer éternellement. Si quelqu’un ose dire que la Concertation doit disparaître, c’est considéré comme une hérésie. Pourquoi devrait-on continuer éternellement, si les coalitions ne sont pas faites pour cela ? Ce sont des entités historiques, comme le PRI mexicain, ou la DC italienne. Les coalitions s’achèvent parce qu’elles répondent à certaines situations et à certains besoins. Actuellement nous devons repenser le schéma de coalitions et je suis favorable à la reconstruction d’une gauche qui fasse irruption avec force dans la société chilienne. Je ne fantasme pas, je pense à une gauche qui représenterait électoralement 10% ou 15% du pays. Une gauche qui ait du poids, de l’influence.

Une gauche dont on sente la poigne...

Voila ! C’est ça, exactement ».

À ce propos, la dernière campagne présidentielle a mis en évidence que la gauche est une alternative solide, dans la forme et dans le fond. Comment travailler cette image qui a perduré ? Dans le travail de base ?

« Je crois que le séisme a tout interrompu, en créant une situation tout à fait différente. La politique a hiberné pendant un certain temps et est en train de ressurgir. Mais, indéniablement, cela a été une terrible calamité, d’une ampleur impressionnante, et il a fallu trois mois pour refaire un peu surface. À la mi février, j’ai préparé un document qui s’appelle « Nouvelles Époques Politiques ». C’est une lettre adressée à mes sympathisants dans laquelle figurent mes projets. Pendant la campagne, j’ai dit qu’on doit bâtir une gauche plus puissante que celle que nous avons. Plus épanouie, ouverte, hétérogène, critique. Une gauche qui rende compte autant des réalités des partis que des mouvements sociaux et qui offre même un espace pour des personnes qui voudraient prendre part au processus. Je ne pense pas à un accord de partis, mais à une gauche comme celle qui s’appelait, à l’époque d’Allende : le Mouvement Populaire ».

Ce serait plus un accord entre des personnes qu’entre des partis ?

« Je n’arrive pas à cela, parce que c’est très blessant pour les partis. Je pense que nous ne devons pas tomber dans la division « partis contre mouvements », parce que ce sont des discussions qui provoquent des affrontements internes alors que nous devons rester unis. Nous devons nous rassembler autour de socles programmatiques minimaux, huit ou dix points, et que chacun exerce la politique de la façon qui lui paraît la meilleure. Pour ceux qui pensent devoir militer dans des partis, il faudra les aider à ce que ceux-ci se développent ; pour ceux qui préfèrent rester indépendants, il faudra leur faire une place. Les dirigeants syndicaux, ou les travailleurs culturels, devront aussi disposer de la leur. Il faut ouvrir nos idées pour concevoir un mouvement populaire beaucoup plus vaste, comme une basse-cour où coexisteraient des animaux qui ne sont pas la même espèce. C’est, je crois, ce que nous devons faire ».

Cela a été négligé à un certain moment ? Nous voyons aujourd’hui l’UDI installée dans les villes (populations). Avec ses méthodes, mais elle l’a fait. Est-ce quelque chose que la gauche a cessé de faire, ou bien elle le fait-mais ça ne fonctionne pas ?

« J’ai un sentiment à ce sujet. Nous n’arrivons pas encore à prendre la mesure exacte de ce qu’a représenté la dictature, car sa grande réussite a été de nous dépouiller de l’espoir. Tant que quelqu’un conserve l’espoir, il conserve un patrimoine politique spirituel ; c’est un territoire qui lui appartient et non à l’adversaire : c’est le territoire de l’espérance. Je crois que la dictature, longue, dure, brutale, a obligé la gauche à survivre. Et elle a liquidé cet espoir. À cela s’ajoute la série d’événements mondiaux qui ont transformé le monde à partir de la chute du Mur de Berlin, événement qui, à son tour, a détruit l’espoir socialiste. Je crois qu’alors beaucoup de gens s’en sont retrouvés privés et ont perdu leurs repères ; ils ont commencé à vivre dans un « présentisme » qui est le bouillon de culture du clientélisme, du populisme dans le mauvais sens du terme : « le Présent » et le « Tout de suite »

Le système a transformé le fait de croire en l’avenir en quelque chose de ridicule. Quelqu’un qui dirait aujourd’hui que nous devons organiser la société d’une autre manière, que nous devons vivre d’une autre manière, serait taxé d’hurluberlu. Le système a réussi à rendre normales les inégalités, la discrimination, son fonctionnement. Par conséquent, s’il s’avère normal c’est donc l’unique système valable. Et il faut en tirer un maximum de profit.

La dictature a installé l’UDI dans les mairies durant de longues périodes pendant lesquelles ils ont construit des clans puissants et cette situation a été -et est encore- très difficile à inverser.

L’espoir que j’ai, c’est que nous soyons capables d’affaiblir le phénomène politique actuel le plus important dont on ne parle jamais, l’abstention. On arrête pas de discuter, qui sur la Concertation, qui sur l’Alliance pour le Chili, mais personne ne parle des 45% des citoyens qui ne se prononcent pas, soit en votant nul, blanc ou en ne votant pas. Cela en ce qui concerne les présidentielles, car l’abstention a atteint 48% aux élections parlementaires. Nous parlons donc de la moitié de l’électorat ! Alors, penser à prendre des voix aux socialistes, aux radicaux, aux PPD (Parti Pour la Démocratie), ce sont des sottises. La moitié des gens que l’on rencontre dans la rue sont ces abstentionnistes et c’est là que nous devons agir pour essayer de déclencher une perspective de changement ; Je n’appellerais pas ça « espérance », parce que ça peut paraitre grandiloquent, mais plutôt une perspective possible, réalisable, réelle. Il ne faut pas rêver. Je crois que la reconfiguration de la gauche passe par un changement dans ce sens.

Le prochain test sera celui des élections municipales. Est-ce qu’un certain travail a été élaboré dans cette perspective ?

« Que je sache, pas encore. Mais nous devrions envisager dès maintenant le choix des villes à cibler en priorité, de commencer à développer des leaderships. Mais je ne suis qu’un simple citoyen, sans parti, un socialiste indépendant. Je n’ai ni moyens ni organisation propre. Je suis mon propre secrétaire, mon concierge, cafetier et standardiste (rires) ».

Esprit frondeur

La situation de l’éducation

La tendance à tout privatiser du gouvernement actuel et le danger de ne pas pouvoir compter sur un État fort. L’auto-flagellation de la Concertation.

Quelle est votre point de vue au sujet de l’Éducation ? Percevez-vous une volonté du gouvernement ou de la droite d’imposer un changement de doctrine dans ce domaine ? Et vis-à-vis du ministère en lui-même, quel crédibilité attachez-vous au discours sur l’efficacité dans la gestion de l’État ?

J.A. : Sur ce dernier point, je pense que le tremblement de terre et le tsunami ont démontré le manque d’État, et que les choses laissées à la libre intervention de chacun ne fonctionnent pas bien. Les immeubles dont les normes de construction n’ont pas été contrôlés ou le bord de mer accaparé par des particuliers, avec de hauts immeubles en sont des illustrations.

Ce qui est clair, c’est que la fameuse initiative privée sans le contrôle et la régulation d’un État fort est destructrice.

Par rapport au premier point, j’ai tendance à penser que l’éducation est surchargée de responsabilités.

J’ai eu cette impression lorsque j’en étais ministre (sans être un éducateur). Le monde a été dans une direction dans laquelle l’éducation s’est transformé en un défouloir, car d’autres facteurs ne sont pas pris en compte.

Par exemple, la famille moderne, avec les deux parents qui travaillent, le stress des grandes villes, les doubles journées de travail, surtout dans un pays comme le nôtre dans lequel les salaires sont très bas et les gens doivent travailler comme des brutes pour parvenir à obtenir un revenu qui leur permettent de vivre mieux.

Les secteurs de pointes qui ont permis la croissance du Chili, ceux qui poussèrent au boom des exportations, ont des journées de travail spéciales, comme dans le cas de la pêche, l’industrie agro-alimentaire, l’industrie forestière, minière en altitude.

Je vous raconte tout ça car en tant que ministre du travail, j’ai promu une loi qui garantissait un dimanche par mois au travailleur. Seulement un dimanche par mois, et bien figurez-vous, que cela nous fut difficile pour la faire approuver. Dans ce contexte, le lien ténu parents-enfants qui est une relation éducative se fragilise.

Par ailleurs, les médias pourraient être un élément pédagogique fort. Malheureusement, ils sont exploités uniquement pour le divertissement.

La faute est également aux partis politiques qui ont renoncé à la pédagogie sociale. Les partis ne sont plus formateurs.

Tout cela est reporté sur les professeurs des écoles et du secondaire qui doivent s’en débrouiller. Il est vrai que, d’un autres côté, on les a dégagés de certaines tâches telles que former des citoyens.

Aujourd’hui, l’éducation est uniquement chargée de former des travailleurs et des consommateurs.

Moi, dans ce domaine, je me base sur le programme de Pinera, je vous le répète : je crois qu’il va essayer d’honorer sa parole.

Et cette réforme de l’éducation supérieure, elle place sur le même plan les universités publiques et privées quand aux subventions, crédits et ressources pour la recherche. Il n’y a pas de traitement spécial.

Pinera est un partisan de l’appliquer à tous les établissements et c’est ce qui se produit lorsqu’on accule les universités publiques, en restreignant leurs ressources pour les obliger à aller vers le marché pour vendre des services aux entreprises et aux particuliers pour continuer à enseigner aux étudiants.

Ainsi, le système d’éducation va se tourner vers l’initiative privée et le profit, comme tout ce qui atterrit dans les mains du privé.

Je pense que cela va s’intensifier, et il sera intéressant de voir comment les établissements publiques unis avec leurs professeurs et étudiants, creuse une tranchée pour défendre le service public.

Il est peut être difficile de leur demander de gagner du terrain mais, au moins, espérons qu’ils parviendront à résister à la destruction de l’Education.

Il est prévisible que cette situation se reproduira dans d’autres domaines tels que la santé ou les infrastructures.

Évidemment, avec les concessions, les prestataires, les prisons, les lits achetés au privé. Même les hôpitaux après le tremblement de terre. C’est un modèle qui aspire à s’appliquer à tout.

En se remémorant le jour du premier tour, lorsque les présidents des partis de la Concertation ont été sifflés jusqu’à ce qu’ils descendent de scène. Cela fut un moment symbolique. C’est comme le départ d’une génération. Responsables du pacte, comme Correa ou Nunez, par exemple, ils ont essuyé ce rejet. Avez-vous réfléchi pourquoi vous n’êtes pas arrivé à cette situation ?

Oui, j’y ai réfléchi. J’ai toujours été très frondeur.

Pour que je lâche le morceau, il fallait vraiment qu’on m’envoie les chiens, et cela a été le cas pendant toute ma carrière politique.

J’ai été en minorité pendant ce qu’on a appelé la Rénovation Socialiste, un processus qui, à mon avis, a dépouillé le collectif de son sens premier.

Après avec la division du PS, j’ai aussi été dissident.

Et j’ai aussi été en minorité pendant la Concertation presque tout le temps que j’ai passé au gouvernement. Je ne prétends pas être parfait.

Étant donné qu’en politique, il n’existe pas de ligne droite mais des raccourcis, on ne choisit pas toujours le chemin parfait.

Mais j’ai toujours été insoumis au principe de continuité de la Concertation et l’alignement avec ses gouvernements, et ce depuis bien longtemps. C’est une histoire qu’il faudra écrire mais les auto-flagellés et les auto-satisfaits proviennent des années ’95, ’96, depuis la sortie du livre de Thomas Moulian, "Chili, anatomie d’un mythe". C’est de cette époque que date le conflit.

Nous avons tous cru que le changement de leadership de la démocratie chrétienne de Lagos, en 2000, allait changer les choses. Nous avons aussi cru en Michelle Bachelet.

Et cela a été une croyance légitime et partagée.

Le premier gouvernement de Lagos a été très intéressant et il en est de même de Bachelet bien que finalement ils ont baissé l’oreille.

Bachelet a proposé un gouvernement participatif. tout le monde se demandait : qu’est ce qu’un gouvernement participatif ?

Il ne s’agit pas d’une définition stricte, simplement, nous, on soutient, on développe et on apporte des ressources aux personnes pour qu’ils s’organisent, pour qu’ils forment une société.

C ’est un gouvernement dans lequel on promeut l’initiative populaire en loi, un gouvernement qui pousse vers l’avant le référendum.

ça, c’est le message principal de Bachelet, le référendum, un message qu’a aussi soutenu le parti socialiste. La Concertation a eu tendance à suivre cette évolution et à s’ouvrir à de nouvelles perspectives : la place de la femme, par exemple, a représenté un changement culturel important.

Maintenant, à aucun moment en particulier je n’ai rejeté tout cela. Il y a bien un moment où je suis parti du gouvernement, quand je suis en Argentine, je reviens au Chili et je retourne à l’université Arcis.

De là, pendant 7 ans, je n’ai aucun contact avec le gouvernement bien que je ne me sois pas retiré de la Concertation.

J’aime écrire et ce que je pensais est écrit ; les erreurs et les succès sont omniprésents, indélébiles

Maintenant, quand vous parlez de Nunez ou de Correa-German, d’ailleurs, de l’autre pourquoi en parler (rires).

Je me rappelle que Allende a dit une fois. Il est très facile d’être gauchiste à 18 ans mais il est difficile de le rester à mon âge. Et bien je pense la même chose. c’est pour cela que je n’étais plus là. Moi, j’ai fais de la politique comme une vocation, une passion. Je me prends au jeu.

Ce n’est pas que je ne m’y sois pas attelé, pendant mon exil j’ai lutté à 100%, j’ai eu la chance de pouvoir le faire, de travailler contre Pinochet.

Ce n’est pas que j’ai rejeté la professionnalisation, mais je n’ai jamais espéré m’enrichir avec la politique, ni avec rien en réalité. Enfin, voilà, je continue d’être un maquisard.

En observant la mappe- monde

La crise de l’Euro et la crise grecque comme possibilité de changement du capitalisme globalisé. L’avenir des marchés spéculatifs. La carte régionale latino-américaine et la difficulté que représente la Tchécoslovaquie pour les ambitions de Pinera.

Parlons un peu de la Grèce et de la crise de l’Euro, parce que d’une certaine façon c’est un sujet qui a un lien avec l’idée de dénaturer l’inégalité, l’exclusion, parmi les injustices créées par le capitalisme de libre marché. Il existe deux interprétations radicalement différentes du cas de la Grèce : une qui annonce la décadence de la spéculation. Il ne vous apparaît pas que c’est peut être le moment de proposer de nouvelles alternatives ?

Je n’ai pas suivi en détail la crise de l’Europe méditerranéenne (qui ne s’attaque pas seulement à la Grèce mais également à l’Espagne, au Portugal et à l’Italie).

Cela veut dire qu’il est nécessaire d’ajouter de nouvelles régulations et c’est sur cela que travaille le gouvernement d’Obama. Mais dans ce système, les nouvelles régulations et lois font toujours objet de contournement. Tout le monde imagine tout de suite comment les contourner. Il est démontré que vis-à-vis d’impôts nouveaux ou de nouvelles régulations, la capacité des systèmes à inventer de nouvelles circonvolutions est immense. Donc il s’agit de régulations qu’il faut toujours mettre à jour. Face à cela, aux États-Unis, les banques ont fait leur grande partie de campagne.

Il y aura de nouvelles régulations, de nouvelles crises. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est l’équilibre monétaire.

Mon impression est qu’il est terrible de discuter si l’euro va résister ou pas. Parce que l’argent possède de la valeur par ce qu’on en est persuadé.

Si vous acceptez un billet, c’est parce que vous estimez que vous allez ensuite pouvoir l’échanger et que vous allez donc pouvoir acheter avec.

Le principe d’usage de la monnaie est sa crédibilité et je suis passionné donc par le débat, à savoir si l’euro va résister ou si chaque pays va revenir à sa propre monnaie d’origine. Cela aurait un impact fort en Europe (un impact inégal naturellement) car le système se désagrégerait entièrement et cela démontrerait que ce continent n’est pas parvenu à intégrer les économies les plus faibles car le modèle repose uniquement sur la spéculation financière venant des pays les plus puissants, essentiellement l’Allemagne et la France, liés à leur système bancaire respectif.

La chimère qu’il nous vende n’existe pas. Lagos a dit un jour qu’en 2010, nous serions un pays développé et que nous aurions le revenu par habitant du Portugal. Aujourd’hui Pinera nous affirme que nous allons atteindre ceux du Portugal et de la Tchécoslovaquie. Le seul souci est que la Tchécoslovaquie n’existe plus (sourire).

Il y aurait juste un petit problème technique, il faudrait reconstituer la Tchécoslovaquie.En plus, ce n’est pas un pays du sud de l’Europe, comme l’a dit le président (rire).

Passons au contexte politique, en Amérique Latine nous assistons à un changement. Santos en Colombie, Macri en Argentine, Serra au Brésil ; des leaders de droite et qui rompraient un certain équilibre. Que pensez-vous de cet horizon ?

C’est vrai, quelqu’un me disait l’autre jour : "On croyait que la vague venait de par là (il indique la gauche) mais en fait on dirait qu’elle va par là (à droite)". Voilà, d’un autre côté, je reviens de Buenos Aires. La perception des argentins avec lesquels j’ai parlé est que le Front pour la victoire reste ancré et que l’opposition sera divisée. Vous savez qu’en Argentine, avec 40% des votes et 10% de différence avec l’opposant, il n’y a pas de deuxième tour. Et donc je ne vois pas trop d’inquiétude de ce côté-là. A côté, au Brésil, il faut voir. Avec José Serra, je me souviens, nous avons soutenu un Master ensemble à l’université du Chili. Le prestige de Lula est très important, la difficulté est qu’il doit le dépasser.

L’effet Bachelet pourrait se produire...

Oui, c’est bien vrai.

Et en Colombie il s’est passé quelque chose de bizarre car les sondages indiquaient un premier tour serré. Le problème viendrait des sondages qui n’ont pas portés sur les habitants des campagnes : c’est pour ça que Santos a devancé Mockus de plus de 10%. C’est lamentable.

Le Polo Démocratique est passé de 20 à 10% et, évidemment la candidature de Mockus lui a causé dommage. Cela a fixé un plafond à la candidature du Polo. C’est la même chose ici entre la candidature de Marco Enríquez Ominami (MEO) et la mienne. MEO n’a pas infléchi la droite mais il a posé un plafond sur ma candidature et celle de la gauche en général. Y aurait-il un espace entre la droite latino-américaine au Chili et en Colombie et l’axe Caracas, Quito, La Paz ? Existe-t-il un interstice au centre, pour les gauches les plus faibles ?

Bien sûr.

Écoutez, c’est ici que se jouent les alternatives à long terme.

Les gouvernements de 4 ans représentent le court terme. Ce que l’Amérique Latine possède de rare, c’est qu’un certain nombre de gouvernement de gauche se maintiennent pendant une longue période, comme Chavez au Vénézuela, Ortega au Nicaragua, Correa en Équateur et Evo Morales en Bolivie.

Il me semble que tout au long de l’histoire de l’Amérique Latine, il ne s’était pas présenté une conjoncture telle que celle-ci, de maintien d’une position radicale. Il s’agit du point le plus important. Les autres peuvent aller et venir comme en Uruguay : Tabaré est remplacé par Mujica, par exemple, il faudra voir en quoi ils sont différents mais c’est un processus moins ancré. Je crois qu’il faut soutenir les processus durables. Je ne peux pas affirmer que l’ALBA va rallier d’autres pays mais si elle parvient déjà à se maintenir, c’est un projet qui a du potentiel à long terme. Ce sont des alternatives : des gouvernements qui creusent un sillon qui peut être approfondi.

Couleur locale

Réflexions sur une culture politique diminuée et l’avenir de Marco Enríquez Ominami dans ce contexte. Les possibilités de la gauche dans l’utilisation des nouvelles technologiques et des moyens de communication.

Envisagez-vous un avenir au phénomène Marco Enriquez Ominami ? Une capacité à grandir ?

« Nous vivons dans un pays dans lequel la culture politique est à terre. On peut s’attendre à tout type de phénomène (rires). Mais il ne peut certainement pas se déclarer vaincu. S’il a de la ressource, s’il persiste, il peut progresser encore dans l’opinion.

Dans le discours qui a suivi le second tour de MEO, on sent la possibilité de fonder un parti politique. Reste à savoir quelle en sera la substance et quelle forme ce projet aura, sachant que nous sommes dans un pays qui ne laisse pas beaucoup de place aux structures qui s’éloignent des modèles traditionnels.

Cette est l’une de celles qui me paraissent les plus intéressantes. Je crois qu’il est plus proche de cet univers électoral qui ne participe pas et qui se sent mal à l’aise avec la politique plus traditionnelle. C’est mon impression ».

Les moyens de communication semblent se restreindre exclusivement à un secteur politique bien déterminé. Comment mettre à profit les nouvelles technologies pour que la gauche ait son propre organe d’information ?

« Je crois qu’il y a deux choses à faire. Nous savons que es journaux diffusés au niveau national et les chaînes de télévision sont contrôlés par la droite ; même chose pour les radios. Par conséquent, il s’agit d’abord de consolider les quatre moyens dont dispose déjà la gauche. Moi, je souscris à d’eux d’entre-elles et je songe à les rénover et souscrire aux autres. Ce n’est pas un thème idéologique : je ne suis pas d’accord avec tout ce que publie El Siglo, Punto Final ou Le Monde Diplomatique ou El Ciudadano, mais à ma connaissance, ce sont les seuls qui sont parvenus à exister, nous devons donc les soutenir.

Ensuite, je crois qu’il faut consolider tout le réseau des médias municipaux, régionaux, les radios locales et les chaînes de télévision. Enfin, ce que vous dîtes me semble important : amener l’utilisation d’internet jusqu’au maximum de ses possibilités. Aujourd’hui, au Chili, les jeunes utilisent beaucoup internet, il faut donc se servir de tous les instruments qui apparaissent : Facebook, Twitter, les sites web... Il faut travailler sur ces réseaux ».

Ecrit par Jorge Robredo H. y Troika Traduit Par Françoise Bague, Antoine Garcia, Guillaume Beaulande


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