La déréglementation totale du secteur postal est une absurdité ( Laurent Fabius)

jeudi 16 novembre 2006.
 

Laurent Fabius répond à une question d’un camarade de la section "Poste et télécom" de la fédération de Paris.

Cher camarade,

Tu m’as interrogé au nom de ta section sur mes positions relatives au secteur des postes et télécommunications et les réflexions que m’inspirent vos propositions sur ce secteur.

Tout d’abord je tiens à te remercier, avec les camarades de ta section, d’avoir pris cette initiative, car je considère que les enjeux du secteur de la communication écrite et électronique sont parmi les plus importants de notre société en ce début de siècle et que la vitesse d’évolution mondiale des technologies et des acteurs est un des grands défis de la mondialisation.

A cet égard, comme tu le soulignes, le Projet socialiste est sans doute trop discret sur l’avenir de la poste, et parle peu du secteur des télécommunications, où on voit pourtant bien les difficultés de la conciliation entre les objectifs de libéralisation assignés par les directives européennes et les exigences d’un service public modernisé.

Selon les réponses que nous y apporterons, soit nous parviendrons à maîtriser cette profonde mutation de la communication moderne, à préserver et - je le souhaite - renouveler en les renforçant les missions d’intérêt général et la solidarité dans ce domaine et à investir sur le long terme dans l’intérêt économique et social de notre pays et de l’Europe, soit, au contraire nous nous laisserons balloter par la vague libérale et renoncerons progressivement à une modernisation maîtrisée de ce secteur et aux leviers du service public, avec des conséquences graves pour les usagers et les personnels.

Sans vouloir revenir de façon exhaustive sur toutes analyses et les propositions que tu formules avec les camarades de ta section, je souhaite te faire part de mes positions sur certains sujets qui me paraissent déterminants pour la sauvegarde du service public et le développement de ce secteur au cœur de notre vie économique et sociale.

1°) Tout d’abord je veux revenir sur le projet de directive postale préparé par la Commission européenne visant à déréglementer totalement le secteur postal en 2009.

Comme tu le sais je me suis déjà exprimé publiquement à diverses reprises sur mon opposition radicale à ce projet car il mettrait en péril le service publicpostal et affaiblirait l’économie postale française.

Cette déréglementation va déséquilibrer gravement l’opérateur en charge des missions de service public- c’est à dire La Poste. Car :

elle ne pourra plusfinancer elle-même ses missions d’intérêt général grâce au monopole dont elle bénéficiait pour les lettres de moins de 50g, pour assurer la péréquation tarifaire sur l’ensemble du territoire, garantir la même qualité de service pour tous quelque soit le destinataire à tarif identique, pour assurer un accès égal au réseau postal à tous, maintenir une présence postale sur tout le territoire, etc...

l’instauration de fonds de péréquation proposés par la Commission est inopérante sur le moyen terme, soit parce qu’ils subiront la pression à la baisse des financements de l’Etat, soit parce que le financement par les concurrents de La Poste est illusoire.

Au total c’est la disparition programmée d’un de nos meilleurs outils d’aménagement du territoire et la fin des politiques de solidarité à travers l’accès au réseau postal et au service bancaire universel.

En outre il ne faut pas être naïf : la libéralisation entrainerait aussil’affaiblissement de l’économie postale française : les pays et les postes qui poussent à la libéralisation totale ont un intérêt économique évident :

Les postes néerlandaise (privée, cotée en bourse) ou danoise, qui exercent leurs activités sur un marché intérieur de petite taille n’ont jamais caché leur volonté d’attaquer les grands marchés postaux européens comme le secteur français pour se développer sur les marchés extérieurs.

Parallèlement la poste allemande,-elle-même largement privatisée et cotée en bourse-dont l’activité courrier représentele tiers du chiffre d’affaires de ce groupe, ne craint pas une éventuelle réduction de ses parts de marché intérieur, car elle trouve des ressources considérables dans ses autres branches d’activités ( logistique, transport express)

A l’inverse La Poste française reste très dépendante de son activité courrier et subirait gravement les effets d’une ouverture totale du secteur, d’autant plus gravement que le Gouvernement et la direction de La Poste ont très fortement augmenté le prix du timbre depuis trois ans - plus de 17% ! - réduisant ainsi la compétitivité tarifaire de La Poste.

Enfin c’est un non-sens économique de déréglementer un secteur qui est à rendements croissants : avec un seul réseau de distribution et de transports, plus on injecte du courrier , plus le coût moyen est faible. A l’inverse en multipliant les réseaux de distribution, on accroit le coût du transport postal globalement.

Cette déréglementation totale est une absurdité et elle représente une grave menace sur la pérennité du service public.

C’est pourquoi, si je suis élu Président de la République, je prendrai les mesures suivantes pour empêcher l’adoption de cette mauvaise directive :

Dès mon élection, c’est à dire dès le mois de mai prochain :

Je saisirai le Président en exercice de l’Union, c’est à dire Madame Merkel, pour lui demander de repousser l’examen en Conseil des Ministres à l’automne 2007 ou au début 2008 pour permettre de mener un vrai débat au sein de l’Union sur ce projet, notamment avec la France, qui est le pays de l’Union le plus vaste où doivent être assumées les indispensables missions d’aménagement du territoire.

Je demanderai simultanément au Premier Ministre de saisir tous ses homologues européens pour leur proposer de changer le projet de texte qui sera discuté au Conseil des Ministres européens.

Sans attendre le mois de mai prochain, je demanderai dès ma désignation fin novembre à nos camarades élus du Parti Socialiste et ceux représentant la Gauche au Parlement européen d’engager une bataille résolue d’amendements pour combattre ce projet de texte néfaste et de saisir les autres partis au sein de la gauche européenne pour faire échouer cette directive.

Le silence actuel du Gouvernement français sur ce projet est assourdissant et son immobilisme traduit en fait un soutien à ce mauvais projet.

Pour ma part je suis convaincu que, compte tenu de la grande sensibilité des citoyens européens au maintien du service public postal, si la France, entraînant d’autres pays sur sa position, prend une position claire et déterminée sur ce sujet, la Commission ne pourra pas obtenir de majorité qualifiée sur son projet. Je m’y engage fermement.

2°) S’agissant des services financiers de La Poste, vous soulignez à juste titre la menace de banalisation du livret A à laquelle je m’oppose avec vigueur :

Sur ce sujet il faut d’abord souligner la politique de gribouille - ou le cynisme - du gouvernement français actuel : après avoir constitué la Banque Postale en expliquant que celle-ci serait une banque comme les autres et même prévu dans la loi l’ouverture possible de son capital, ce même gouvernement s’étonne que la Commission songe à banaliser le livret A, considérant que La Banque Postale n’a plus vraiment de spécificités à faire valoir.

Pour ma part, je m’oppose à la banalisation du livret A, car celle-ci menacerait à l’évidence la collecte du livret A et par conséquent le financement du logement social : si les banques veulent pouvoir distribuer le livret A, ce n’est pas pour accéder à une clientèle modeste, mais pour attirer les épargnants financièrement les plus intéressants pour elles et leur proposer très vite des produits financiers alternatifs, plus lucratifs pour elles. Il en résulterait une baisse de la collecte et un tarissement progressif des ressources financières pour le logement social. Or nous aurons besoin de mobiliser le maximum de ressources pour fournir des logements décents à des millions de nos concitoyens.

De façon plus générale l’accès à un service bancaire universel est une nécessité pour assurer une véritable égalité d’accès aux services bancaires. Je considère que La Poste et La Banque Postale doivent continuer de jouer un rôle spécifique dans le système bancaire français, ce qui n’a pas été prévu par la loi qui a créé la Banque Postale.

Ainsi si je suis élu, je demanderai au gouvernement de préparer une nouvelle loi postale, prévoyant notamment de fixer de nouvelles obligations d’intérêt général à La Poste dans le domaine des services financiers.

3° Dans le domaine des télécommunications, vous mentionnez plusieurs enjeux importants pour l’avenir de ce secteur et je partage largement vos analyses.

A cet égard je veux noter le défi que représente pour les socialistes l’accessibilité aux services de communication : la régulation actuelle et la politique de renoncement progressif aux missions de service public de France Telecom-Orange génèrent de fortes inégalités territoriales d’accès au haut débit. Alors même que la France avait au début des années 2000 commencé à rattraper son retard pour l’usage d’internet, la hausse du taux d’utilisateurs d’internet s’est traduite par une nouvelle concentration territoriale pour ce qui concerne l’équipement en haut débit.

Il faut au contraire fixer des normes plus exigeantes aux opérateurs dans ce domaine en renforçant leurs cahiers des charges. D’une façon plus générale, je souscris à vos recommandations pour une régulation plus rigoureuse de ce secteur.

De même, j’ai déjà eu l’occasion de dénoncer, en septembre 2006, l’absurdité de la suppression du « 12 », résultat lointain d’une loi du 29 juillet 1996 transposant, sous le gouvernement Juppé, une directive européenne.. On voit là les excès d’un système. La qualité du service du renseignement téléphonique justifie que, par voie législative, la simplicité du « 12 » soit retrouvée, avec sans doute au bout du compte un nombre limité d’opérateurs.

Le secteur des télécommunications est, comme vous le rappelez, un secteur majeur aussi pour notre économie. Nous devons préparer l’avenir de notre économie et de la société française. La relance d’une politique volontariste de recherche par France Telecom-Orange dans le domaine des réseaux, mais aussi des innovations dans le domaine « M to M » et de la combinaison télécommunications - santé, est une nécessité pour notre pays et sa compétitivité internationale.

Enfin, je partage votre vision des responsabilités qui doivent être respectées par les opérateurs à l’égard des clients et de nos concitoyens. La transparence tarifaire ou la capacité de changer facilement d’opérateur doivent figurer dans les cahiers des charges de tous les opérateurs habilités à fournir leurs services.

L’évolution du secteur de la communication écrite et électronique illustre clairement ce que le progrès peut apporter : le pire dans une dérive de laisser-faire et de libéralisme économique dominant, le meilleur dans une vision réellement socialiste de la transformation de la société où l’innovation technologique va de pair avec la solidarité, l’égalité et le développement économique.

Très amicalement à vous.

Laurent FABIUS


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