Staline ? Un dirigeant "rationnel"

samedi 12 juin 2010.
 

En plein réexamen de son passé soviétique - la citation "Staline nous a inspiré la foi dans le peuple, le travail et les exploits" est désormais gravée en lettres d’or dans le métro de Moscou -, la Russie affiche un surprenant pluralisme en matière d’enseignement de l’histoire. Les enseignants dans le secondaire (les petites classes n’ayant pas de programme spécifique) peuvent choisir parmi quarante-neuf ouvrages approuvés par le ministère. Ils peuvent aussi ne pas tenir compte de cette liste.

Mais des voix se mettent depuis peu à réclamer un retour au manuel unique. Le Kremlin est tenté d’y mettre bon ordre. "Tous ces manuels, c’est vertigineux. L’histoire est expliquée de différents points de vue. Mais ils n’ont pas tous la même qualité. (...) Certains ont été écrits dans le but de crisper. C’est mal, car, pour finir, les élèves ont de la bouillie dans la tête", a expliqué le président, Dmitri Medvedev, sur la chaîne RTR, le 30 août.

Dès son arrivée au Kremlin, en décembre 1999, Vladimir Poutine avait ressorti des cartons une bonne partie de la symbolique soviétique. En 1999, il célébrait en personne l’anniversaire de la naissance de Staline. En 2000, il restaurait l’hymne stalinien doté de nouvelles paroles et rendait le drapeau rouge à l’armée.

"Vladimir Poutine a exalté la fierté de l’époque soviétique, il a compris qu’il y avait une demande de la base pour cela. Les masses ont aimé ce retour à un monde familier. L’accent a été mis sur la victoire de 1945. Le culte de Staline s’inscrit entre la glorification de l’Union soviétique et celle de la guerre", raconte Arseni Roguinski, l’un des dirigeants de l’association Memorial. Publié en 2007, réédité depuis, Le Manuel de l’enseignant (deux tomes) offre un condensé de la nouvelle pensée officielle. Ses auteurs, Alexandre Danilov et Alexandre Filippov, font partie de l’équipe chargée par le Kremlin d’élaborer les nouveaux standards d’éducation.

Dès les premières pages, le ton est donné. L’histoire doit être analysée "dans le but d’éduquer des citoyens patriotes". L’ouvrage dépeint la période soviétique, la plus sujette à polémiques, sous un jour tout à fait nouveau. La politique de Staline y est justifiée.

Staline y est représenté comme un dirigeant "tout à fait rationnel". La terreur qu’il a imposée au pays était avant tout "un instrument pragmatique de résolution des tâches économiques. Sans les justifier, on peut dire que les répressions ont servi à faire peur à ceux qui travaillaient mal".

La famine dans les campagnes dans l’URSS des années 1930 n’a pas été organisée, elle était liée "aussi bien aux conditions climatiques qu’aux processus non achevés de la collectivisation". Approuvé en haut lieu, cet ouvrage - qui existe pour les enseignants et les élèves - a toutes les chances d’inonder la plupart des écoles de la Fédération. Des professeurs confirment les avoir reçus, alors qu’ils ne les avaient pas demandés.

Comme le corps enseignant est bien représenté au sein de Russie unie, le parti pro-Kremlin, la verticale du pouvoir va fonctionner à plein. Point n’est besoin de proclamer le retour au manuel unique, les quarante-neuf ouvrages recommandés par le ministère de l’éducation resteront, mais, en réalité, ceux des historiens Danilov et Filippov seront les plus utilisés. Des millions de lycéens russes grandiront dans l’idée que Staline était "un dirigeant rationnel".

Cette perspective alarme les anciens dissidents et les opposants. "Le stalinisme, le bolchevisme, ce sont deux principes : la fin justifie les moyens et les individus ne sont que des détritus. Nous sommes aujourd’hui en plein stalinisme postmoderne avec nos symboles : le blason impérial (l’aigle), le drapeau démocratique (tricolore) et l’hymne stalinien. Ces trois têtes témoignent de notre difficulté d’identification", explique l’homme politique libéral Grigori Iavlinski.

"Tant que nous ne vaincrons pas le stalinisme, nous ne serons ni un pays démocratique ni un Etat de droit. Il faut faire comme les Allemands. Ils ont rejeté Hitler. C’est comme ça que l’Allemagne a prospéré", estime Lioudmila Alexeeva, présidente du groupe Helsinki à Moscou et ancienne prisonnière du goulag, le système des camps de travail à l’époque stalinienne.

Dans les années de la perestroïka gorbatchévienne, la déstalinisation semblait en bonne voie. "La mémoire de la terreur était alors un élément important de la conscience russe. En 1987, 1988, 1989, les journaux étaient remplis de récits des témoins des purges, de photos des victimes. Et puis la situation économique et sociale s’est dégradée, les gens ont perdu l’espoir et leur identité. Ils se sont sentis trompés par le nouveau pouvoir. Alors la réflexion sur la période stalinienne est passée au second plan", se souvient Arseni Roguinski.

Vingt ans après la chute du Mur, les valeurs ont changé. Le sociologue Boris Doubine, du centre indépendant Levada, tente d’expliquer les raisons de ce retournement : "Le mythe de Staline est lié à l’idée de la grande puissance et de la victoire de 1945, des repères importants pour la plupart des Russes. En réalité, la victoire de 1945 est la seule réalisation positive de l’URSS avec la conquête de l’espace par Iouri Gagarine."

Il y a quand même une bonne nouvelle. Tout récemment, le ministère de l’éducation a inclus L’Archipel du goulag, d’Alexandre Soljenitsyne, au programme d’étude de la littérature au lycée.


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