L’ouvrier, l’employé, la mort... et la retraite (dossier de L’Humanité)

dimanche 9 septembre 2012.
 

Un cadre (ou profession libérale) bénéficie d’une espérance moyenne de vie proche de 80 ans. De de 35 ans à 65 ans, son risque de décéder est de 13%

L’espérance de vie d’un ouvrier n’atteint que 73 ans et plus du quart des ouvriers décèdent entre 35 et 65 ans.

Or, le gouvernement cherche à enfoncer encore plus ouvriers et employés (statistiques proches concernant l’espérance de vie et le risque de décès) plutôt de penser en terme de justice.

1) L’ouvrier, l’employé 
et la mort

« Plutôt souffrir que mourir », c’est la devise des hommes, écrivait la Fontaine dans la Mort et le Bûcheron. Avec ce que prépare le gouvernement, et ce n’est pas une figure de style, ce sera souffrir et mourir. On connaît généralement le différentiel d’espérance de vie entre les ouvriers et les cadres. Sept ans. Une donnée dans les statistiques. Une terrible inégalité devant la mort elle-même. On connaît moins cet autre chiffre. Dans l’état actuel des choses, la probabilité pour les ouvriers de mourir avant 65 ans est de 26 %, un peu plus d’un quart. Ils sont bien mal informés ou ils ont le cynisme bien trempé ceux qui, à l’instar de Dominique Strauss-Kahn l’autre jour à France 2, glosent sur une espérance de vie portée à cent ans. On nous serine le refrain en permanence des pays d’Europe voisins où la retraite est repassée à 65, voire 67 ans. Eh bien à 65 ans, avant d’atteindre la retraite, si elle était reportée jusque-là dans notre pays, un million et demi d’ouvriers seraient déjà morts. Ils ne connaîtront jamais une vie sans travail. La solidarité a laquelle ils auront contribué pendant toute une vie de labeur ne leur servira à rien. Ils auront payé pour les autres, il n’y aura rien à leur payer.

Le tableau que nous publions indique ce qu’il en serait pour les autres catégories sociales, dont les employés qui viennent aussitôt après. Au total, ce sont les hommes et les femmes qui travaillent sur les chaînes de l’automobile, de l’alimentaire, des biens d’équipement, sur les chantiers, dans les services, celles et ceux qui, quoi qu’on en dise, forment le socle de la croissance et de la création de richesses, qui rapportent le plus et coûtent le moins, aussi bien en termes de formation initiale qu’en termes de vie de repos après des années de travail.

On comprend que le Medef et le gouvernement restent fort discrets sur cette formidable injustice et lancent, contre toute démarche scientifique appuyée sur les statistiques de l’espérance de vie, l’escroquerie intellectuelle et le scandale éthique de l’individualisation du départ pour les travaux pénibles. On comprend que le Medef, alors que les négociations sur cette question ont commencé en 2007 avec les syndicats, ait systématiquement joué la montre. Il s’agissait pour lui d’attendre que le pouvoir politique court-circuite ces négociations en répondant, sans le dire bien sûr, à ses souhaits. Ce n’est pas exagéré de le dire. Il s’agit d’une conspiration contre les salariés les plus modestes, les moins payés et ceux que le travail aura le plus épuisés. L’occultation des données statistiques n’est pas seulement un déni, c’est une machine antisociale. Car il s’agit bien de faire d’une grande question qui concerne l’ensemble de la vie en société et la vie du pays une question qui ne concernerait que les seuls individus. C’est dans le droit fil de tout l’arsenal mis en œuvre par le gouvernement pour atomiser la conscience sociale, briser les acquis collectifs et faire des citoyens des variables d’ajustement du marché. C’est aussi une entreprise majeure de contournement des syndicats et de l’action syndicale en faisant du départ en retraite une affaire médicale, avec toutes les dérives et les entreprises de culpabilisation que cela suppose. Suis-je assez malade, Docteur, pour avoir le droit de mourir chez moi et non sur la chaîne  ? Disons-le, 
c’est ignoble. Un gouvernement de la République digne de ce nom devrait prendre à bras-le-corps l’injustice sociale. Le départ avancé pour les travaux pénibles n’est pas une question de compassion, c’est une lutte majeure contre l’inégalité au travail, face à la maladie et face à la mort. C’est ce qu’on est en droit d’attendre de la gauche.

C’est une conspiration contre les salariés les plus modestes, les moins payés, les plus fatigués.

par Maurice Ulrich

2) Pas de pitié pour les salariés usés  !

À la suite du Medef, qui avait fait capoter des négociations en 2008, le gouvernement s’oppose à la revendication, de simple justice, d’un droit au départ anticipé pour les salariés ayant été astreints à des travaux pénibles. Selon le système envisagé, seuls les travailleurs déjà malades seraient éligibles.

C’est l’une des injustices les plus insupportables  : le travail contribue à priver les ouvriers de plusieurs années de vie de retraite. Leur espérance de vie est inférieure de 6,5 ans à celle des cadres. L’écart est encore plus grand si l’on prend en compte l’espérance de vie en bonne santé  : à l’âge de trente-cinq ans, les ouvriers ont en moyenne vingt-quatre ans à vivre sans incapacité, contre trente-quatre ans pour les cadres. Même s’il n’est pas seul en cause, personne n’ose nier la lourde responsabilité du travail, de ses pénibilités multiples, aux effets à court mais aussi à long terme. En 2003, cherchant à se montrer équitable au moment où il imposait un allongement de la durée de cotisation, le gouvernement Raffarin avait demandé aux partenaires sociaux de négocier des modalités de prise en compte de la pénibilité pour la retraite. Sans résultat, le Medef ayant fait capoter les pourparlers en 2008. La patate chaude retombe maintenant dans les mains du politique.

Formellement, l’équipe Sarkozy-Fillon affirme vouloir traiter le sujet dans la réforme en gestation. Dans les faits, c’est, à ce jour, une nouvelle lourde désillusion qui se profile pour les nombreux salariés concernés. Non seulement ils devraient subir le report de l’âge et l’allongement de la durée de cotisation annoncés, travailler plus longtemps, donc, même si, pour eux, c’est plus dur, et si cela a des effets potentiellement graves pour leur santé, mais ils ne pourraient compter sur un véritable droit à compensation des dommages entraînés par la pénibilité. Pas question de « recréer de nouveaux régimes spéciaux », se justifie le ministre du Travail, non sans mépris pour des hommes et des femmes qui n’attendent pas un quelconque privilège mais la réparation d’une injustice. Éric Woerth rejette toute idée de droit collectif, et envisage un système « individualisé ». En pratique, les salariés concernés devraient passer devant une commission médicale, chargée de vérifier si leur état de santé est atteint. Autrement dit, et alors que beaucoup de pathologies professionnelles se déclarent après la retraite, « il faudra être déjà malade pour envisager de rentrer dans un dispositif », explique Éric Aubin, chargé de la retraite à la CGT.

Un dispositif très incertain

Un dispositif, de surcroît, très incertain  : le ministre n’évoque pas explicitement un droit à départ anticipé, et il est à craindre que, obsédé par l’objectif d’augmenter le taux d’emploi des seniors, il privilégie des mesures pour maintenir à tout prix les salariés usés au travail. Quitte à les reclasser ou les orienter vers le tutorat. Comme en 2008 face au Medef, premier à avoir avancé l’idée, l’ensemble des syndicats ont rejeté le principe de l’examen médical. Pour conquérir « l’équité devant la retraite en pleine santé », la CGT défend la proposition d’un droit à cessation anticipée d’activité, en fonction de la durée d’exposition à des travaux pénibles. Ce droit serait financé par une cotisation des entreprises, mutualisée, et modulable selon leurs efforts de prévention, l’essentiel étant bien de viser la réduction à la source des causes de la pénibilité.

Yves Housson

3) Les effets à long terme de la pénibilité

Pénibilité physique, travail de nuit et posté, exposition aux toxiques réduisent l’espérance de vie sans incapacité et augmentent le risque de maladies cardio-vasculaires et de cancers.

Contrairement à une idée encore répandue, la pénibilité du travail n’est pas un fléau en voie de disparition, qui ne concernerait donc que les travailleurs vieillissants. Si des évolutions techniques, économiques, sociales ont pu entraîner la disparition, ou faire reculer, certains métiers ou activités pénibles, leurs effets bénéfiques sont amplement contrebalancés, entre autres, par les conséquences de l’intensification du travail, rappelle le professeur Gérard Lasfargues, du CHU de Tours. Auteur d’un rapport en 2005 sur les « départs en retraite et travaux pénibles », il a étudié une série d’expositions professionnelles, « dont les effets potentiels à long terme sur la santé, incapacitants et potentiellement graves, sont établis avec un niveau de preuve élevé ». Pour le scientifique, pas de doute  : la mise en place d’un dispositif de départ anticipé « nous semble justifiée, qu’il y ait ou non des effets présents sur la santé », affirme-t-il d’emblée. Prenant ainsi, de fait, et par avance, le contre-pied du projet du gouvernement qui vise à limiter le bénéfice d’une éventuelle compensation aux seuls salariés dont un examen médical prouverait que leur santé est endommagée par les conséquences de la pénibilité. « Le temps de latence de ces effets est parfois long et les expositions professionnelles responsables ne sont pas toujours vécues comme pénibles », explique Gérard Lasfargues. Le rapport détaille trois types de conditions de travail pénibles, fréquents dans la population active, et dont les effets sur l’espérance de vie sans incapacité sont « présents à long terme, reconnus et mesurables ». Ainsi du travail de nuit ou posté. Au-delà d’un impact sur la santé à court terme connu (troubles du sommeil, nutritionnels, etc.), les effets à long terme, bien que « plus difficiles à prouver », sont pourtant « indéniables »  : le rapport pointe, études à l’appui, une augmentation des risques coronarien et cardio-vasculaire. Gérard Lasfargues montre ici qu’il serait possible d’agir en termes de compensation, en indiquant que, dans certains secteurs d’activité, avoir travaillé au moins quinze ans de nuit ou en horaire alternant avec au moins 200 nuits par an ouvre déjà droit à cessation anticipée d’activité. Au chapitre de la pénibilité physique, on sait que le travail à la chaîne ou sous cadences imposées est grandement responsable de l’explosion de troubles musculo-squelettiques, qui surviennent pendant l’activité professionnelle. Mais, relève le rapport, « l’accumulation durable de contraintes liées aux cadences, à la manutention de charges lourdes, aux efforts physiques et aux contraintes posturales dans le travail », que l’on retrouve dans le bâtiment, la confection, la grande distribution, l’agroalimentaire ou les transports, « peut se payer à long terme par des phénomènes d’usure précoce ou de morbidité irréversible touchant l’appareil moteur ». Pour l’auteur, le cumul de facteurs de pénibilité physique pendant un certain nombre d’années pourrait être pris en compte, à un niveau interprofessionnel, pour fixer des critères de départ anticipé. Ceci impliquant, précise-t-il, de retracer des parcours professionnels pour évaluer les durées d’exposition.

Même scénario pour l’exposition aux toxiques, qui peut entraîner à court terme des pathologies « irréversibles, invalidantes et excluant du travail », comme les asthmes professionnels, mais présente aussi un lourd risque à long terme, illustré par les agents cancérigènes  : la majorité des cancers d’origine professionnelle surviennent après l’âge de soixante-cinq ans. On en dénombre chaque année plusieurs milliers de nouveaux cas, et leur fréquence augmente. Là aussi, Gérard Lasfargues préconise un critère combinant niveau estimé et durée d’exposition pour mettre en place un dispositif de départ anticipé. Centré sur ces pénibilités « objectives », jugées prioritaires, le rapport se contente d’évoquer celles liées au stress, à la tension psychique, estimant qu’elles renvoient avant tout au problème de l’amélioration des conditions de travail. Au total, et au-delà de l’évident besoin d’actions de prévention, l’auteur du rapport souligne que « le risque de vieillissement accentué par le travail, de déclin de capacités, d’accentuation de déficiences liées à l’âge et de problèmes de santé différés, postérieurs à la vie active, est essentiel à considérer et étaye la légitimé sociale de départs anticipés pour compenser cette usure par le travail ».

Yves Housson


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