Freud et la montée du nazisme (par Laura Sokolowsky, psychanalyste)

samedi 5 octobre 2024.
 

Faut-il rappeler que les livres de Freud furent détruits par les flammes sur la place de l’Opéra de Berlin au mois de mai 1933 parce que leur auteur était juif ? Freud avait prédit que la persécution des Juifs et celle de la pensée seraient liées. Les nazis considéraient que la psychanalyse était une création judéo-marxiste, ils tentèrent d’effacer dans le réel les sillons tracés par l’œuvre freudienne car celle-ci était une création éminente de la pensée. Pour que l’identification à l’Un totalitaire puisse se réaliser, il leur fallait obtenir le rejet de la pensée : il ne fallait plus penser la division interne de l’homme. Face à cette exaltation irraisonnée de l’Un, la portée éminemment politique de la découverte freudienne devait être éradiquée coûte que coûte. En outre, Freud n’avait-il pas découvert le ressort susceptible de souder les foules dans un même idéal ? N’avait-il pas écrit que le père originaire est l’idéal de la foule qui domine le moi à la place de l’Idéal-du-moi et que les masses recherchaient leur soumission à une figure paternelle redoutée et autoritaire ? De telles idées étaient insupportables aux nazis. Plus que l’origine sexuelle des symptômes, la division du sujet introduite par l’hypothèse de l’inconscient était une objection à l’unité présumée de l’homme allemand.

Au mois de mars 1933, Freud expliquait que la vague de panique provoquée par l’expansion du mouvement nazi vers l’Autriche se ressentait aussi à Vienne, mais il doutait qu’il puisse s’y dérouler les mêmes événements qu’à Berlin. « J’ai en tout cas expliqué que je ne quitterais Vienne en aucun cas – mon âge en est le prétexte. Je voudrais vous donner ce principe : pas de provocation, mais encore moins de concessions. Ils ne pourront pas abattre la psychanalyse, et nos personnes ont moins d’importance » écrivait-il alors. Directeur de l’Institut de Berlin depuis la mort d’Abraham en 1925, Max Eitingon voulait rester jusqu’au dernier moment pour fermer l’Institut et refusait la possibilité d’en céder provisoirement la direction dans l’attente de jours meilleurs. De son côté, Freud affirma qu’il resterait coûte que coûte à Vienne pour y finir ses jours. Il refusait la perspective de l’exil et n’était pas résolu à abandonner la langue originelle de la psychanalyse. Il considérait que son départ de Vienne serait interprété comme le signal de l’effondrement du mouvement analytique. Dans le même ordre d’idée, la fermeture de l’Institut de Berlin lui paraissait contraire à l’intérêt général de la psychanalyse. A l’époque des premières mesures antisémites en Allemagne, Freud préconisait de ne pas plier bagage. Sa position consistait à tenir bon jusqu’au dernier moment, jusqu’à la limite humainement acceptable.

Au fil des semaines, Freud voyait la civilisation s’enfoncer dans le chaos. A mesure qu’il pressentait la survenue du pire et qu’il s’angoissait, Jones, président en exercice de l’Association Internationale de Psychanalyse depuis l’année 1932, le détournait de ses inquiétudes. Il lui expliquait qu’il y aurait bien des solutions et qu’on exagérait ce qui se passait en Allemagne. Jones était un partisan de la médicalisation de la psychanalyse. Lors d’un voyage à Berlin qu’il effectua à la fin de l’année 1935, il réaffirma devant le groupe des analystes berlinois encore sur place que la psychanalyse était une thérapeutique médicale et qu’en tant que telle, elle ne devait pas se mêler de politique. Ce fut cet apolitisme et ce rabattement de la psychanalyse sur la thérapeutique qui permirent à certains analystes allemands qui n’étaient pas juifs de s’engager dans une politique de compromis avec l’administration nazie afin de défendre leurs intérêts. En particulier, Felix Boehm et Carl Müller-Braunschweig, enseignants à l’Institut de Berlin, jouèrent leur va-tout au moment de l’accession d’Hitler au pouvoir. Boehm se rendit à Vienne le 17 avril 1933 pour tenter de persuader Freud de cautionner la démission d’Eitingon car celui-ci était juif. Mais Freud refusa, il était persuadé que les nazis allaient interdire la psychanalyse dans un avenir proche et qu’il ne fallait pas prendre de mesures qui anticipaient cette interdiction.

Le grand historien du nazisme Saul Fridländer l’a souligné, à la fin de l’année 1933, des millions de personnes en Allemagne étaient parfaitement au courant que le nouveau régime national-socialiste avait lancé une politique de ségrégation et d’exclusion contre ses citoyens juifs. Et cependant, il était impossible d’anticiper les limites et la visée de telles actions. Les Juifs d’Allemagne étaient anxieux, mais ils n’avaient pas le pressentiment d’un péril éminent. Freud, qui voyait les choses se dérouler depuis l’Autriche, était aussi anxieux, mais ne s’affolait pas. Pas encore. Comme ses concitoyens, il se raccrochait, sans trop y croire, au traité de paix qui protégeait les minorités ou à la chimère de la Société des Nations. Il ne fut pas le seul à conjecturer que le catholicisme serait un rempart contre la menace hitlérienne. La dédicace à Mussolini rédigée le 26 avril 1933 sur l’exemplaire de sa réponse à Einstein, écrit sous l’égide la SND, Pourquoi la guerre ?, correspondait au calcul selon lequel l’Italie catholique pourrait peut-être protéger l’Autriche de l’invasion nazie. Pour cette même raison, Freud différa la parution de son livre sur Moïse. Il s’agissait de ne pas froisser les milieux catholiques, majoritaires en Autriche, qui auraient pu mal prendre les lignes qui leur étaient consacrées dans sa nouvelle étude. Après l’annexion de 1938, ces précautions n’avaient plus lien d’être.

A l’occasion d’une réunion qui se tint à Vienne, à son domicile de la Berggasse, Freud s’emporta. Boehm était venu faire son rapport sur les activités au sein du nouvel Institut de Psychothérapie allemand qui avait absorbé, quelques mois auparavant, l’ancien institut de psychanalyse à la demande des autorités. Freud interrompit Boehm en lui lançant qu’après les Juifs, c’étaient désormais aux analystes aryens de souffrir pour défendre leurs convictions. Freud se leva et quitta la pièce. Résigné à sacrifier son nom pour que la psychanalyse puisse continuer à exister en Allemagne, Freud refusa la politique de compris national entreprise par Boehm avec le soutien de Jones. D’un autre côté, les choses ne sont pas si simples qu’elles permettraient de taxer Jones d’antisémitisme. En effet, ce dernier fut très actif dans l’aide apportée aux réfugiés qui tentaient de quitter le régime de terreur hitlérien. Au reste, sa deuxième femme était juive. Quoiqu’il en soit, la complexité de cette période est telle que toute simplification égare ; l’interprétation des faits saisis en dehors de leur contexte aboutit nécessairement à des réductions et des illusions rétrospectives.

Quelques années plus tard, Freud expliqua que la rédaction de son ouvrage sur L’homme Moïse et le monothéisme s’était effectuée au cours de deux périodes, la première à Vienne (à partir du 30 septembre 1934) et la seconde en Angleterre. Il confessait aussi qu’il n’était pas à l’aise avec ce procédé qui l’avait obligé à faire certaines redites. L’invasion, qualifiée par lui d’inattendue, de l’Autriche en 1938 l’avait décidé à quitter Vienne. Cet événement eut sans doute pour seul mérite de le libérer du souci de susciter l’interdiction de la psychanalyse dans un lieu où elle avait été encore tolérée en publiant la totalité de son livre sur Moïse. Freud y interrogeait les raisons de l’antisémitisme en montrant que l’aversion des Chrétiens pour les Juifs était le fruit d’un déplacement. Jadis polythéistes, les Chrétiens avaient rejeté sur les Juifs leur propre haine de la nouvelle religion monothéiste qui leur avait été imposée par la force. De ce point de vue, les Chrétiens étaient tous des mal-baptisés, écrivait-il. Relativement au meurtre de Moïse, hypothèse centrale de ce livre, jusqu’à la fin de sa vie, Freud s’intéressa à la psychologie des masses à partir de la question de la transmission du meurtre du père primitif à travers les siècles. Si la biologie de son époque se refusait à envisager cette perspective, Freud s’avouait contraint de retenir l’hypothèse de la conservation de traces mnésiques au sein de l’héritage archaïque. Les humains ont toujours su qu’ils avaient jadis possédé un père primitif et qu’ils l’avaient mis à mort. Le meurtre de Moïse n’est qu’une répétition du meurtre inaugural du père primitif. La mise à mort du Christ en était l’avatar ultérieur. D’après Freud, l’antisémitisme reposait sur trois motifs : la jalousie vis-à-vis du peuple élu, la circoncision qui renvoyait à la castration et le fait que l’antisémitisme n’était, au fond, qu’un antichristianisme. Ainsi, il n’était guère étonnant que la révolution nationale-socialiste traitât avec hostilité le judaïsme et le christianisme puisque le lien entre ces deux monothéismes était intime.

Il n’est pas exclu que Freud caressa l’idée de mourir en martyr au cours des premières mois qui suivirent l’accession des nazis au pouvoir en Allemagne. Il rejeta toutefois cette éventualité qui n’était pas conforme à son désir d’assurer la postérité de la psychanalyse. Freud ne pouvait pas disparaître en martyr à Vienne. Politiquement parlant, c’eut été un désastre et la négation de sa lutte de toujours pour l’avenir de la psychanalyse. Par contre, ce qui l’inquiétait beaucoup, c’était l’avenir de ses enfants et de ses petits-enfants. La seule fois où on le vit pleurer, ce fut le jour où il accueillit sa fille Anna qui avait été interrogée par la Gestapo. Cette arrestation précipita sa décision de quitter définitivement sa patrie en 1938.

De : Laura Sokolowsky


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