10 mai 1944 : déclaration de Philadelphie, la justice sociale face au marché total

lundi 27 août 2018.
 

La déclaration de Philadelphie de 1944 a posé les bases de la justice sociale à l’échelle internationale. Ces valeurs sont remises en cause avec la globalisation. Pourquoi ?

Spécialiste du droit du travail, directeur de l’Institut d’études avancées de Nantes, Alain Supiot publie L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total (Seuil, 178 p., 13 €). Entretien.

10 mai 1944 La déclaration de Philadelphie jette les bases de l’Organisation internationale du travail

De Verdun à Auschwitz et Hiroshima, l’homme avait été réduit à l’état de matériel humain. S’était installé, en temps de guerre comme en temps de paix, un mode de gestion industrielle des hommes, traités comme une ressource. La leçon retenue fut que, pour éviter les fureurs identitaires et favoriser la paix, il fallait affirmer la dignité humaine, se préoccuper des conditions de vie et donc de justice sociale. La déclaration de Philadelphie prescrit ainsi d’évaluer les mesures d’ordre économique et financier au regard de cet objectif. Or, depuis trente ans, on fait exactement l’inverse, on s’efforce d’adapter les êtres humains à une organisation déréglementée posée comme une fin en soi. C’est un complet renversement des moyens et des fins qui avaient été affirmés à l’époque de la Libération.

Pourquoi jugez-vous que l’accord fondateur de l’Organisation mondiale du commerce a sapé les fondements de la justice sociale ?

C’est lui donner trop d’importance... Mais le contraste entre la déclaration de Philadelphie et le préambule de cet accord est saisissant. Les objectifs qu’il fixe sont de nature purement quantitative. N’y figurent plus du tout l’épanouissement spirituel des hommes, leur sécurité économique ni la stabilité des prix des matières premières à l’échelon mondial.

Vous énoncez cinq clés pour développer la justice sociale : la limite, la mesure, l’action, la solidarité et la responsabilité. En quoi la notion de limite est-elle constitutive de la justice sociale ?

Si vous interdisez à l’Afrique d’avoir la moindre barrière commerciale, vous détruisez les conditions d’exploitation agricole ou de production artisanale locales et nourrissez le phénomène migratoire. Portée par les noces du communisme et de l’ultralibéralisme, la nouvelle doxa prône le démantèlement de toute frontière pour les marchandises et les capitaux, tandis que de nouvelles barrières sont érigées chaque jour contre la circulation des hommes. Il faudrait mettre un peu plus de barrières pour les choses et moins pour les hommes. Les frontières doivent être, à l’échelle des grandes régions du monde, ouvertes ou fermées en fonction des impératifs sociaux qui leur sont propres.

L’instrumentalisation du droit semble s’être généralisée. Vous décrivez à ce propos le rôle dévoyé de la Cour de justice des communautés européennes...

Absolument. Cette cour est un des organes-clés de l’Union européenne, car elle a le pouvoir de dire le droit. Jusqu’à une date récente, elle était demeurée fidèle à l’objectif d’"égalisation dans le progrès" inscrit dans le traité de Rome de 1957. Aujourd’hui, elle s’emploie au contraire à attiser la mise en concurrence des droits sociaux et fiscaux nationaux, et juge que la protection du pouvoir d’achat et de la paix sociale n’est pas un objectif légitime au regard de celui de la libre prestation de services. Son abandon des objectifs de justice sociale s’explique par les conditions d’entrée des pays post-communistes dans l’Union. Cette entrée aurait dû être pensée non en termes d’élargissement mais de réunification de l’Europe, les pays de l’Ouest acceptant de financer généreusement la modernisation des pays de l’Est et ces derniers acceptant en retour de ne pas pratiquer le dumping social et fiscal. Il n’est peut-être pas trop tard pour s’engager dans cette voie.

Dans le monde globalisé, quelles seraient les voies d’avenir fidèles à l’esprit de Philadelphie ?

Prétendre donner des solutions clés en main serait contraire à la déclaration de Philadelphie qui mise, non sur les experts, mais sur la démocratie sociale pour définir les meilleures voies de réalisation de la justice sociale. On peut tout au plus poser des principes de base.

Retrouver tout d’abord le sens des limites, sans lesquelles il n’est pas d’ordre juridique possible : le rule of law (l’Etat de droit) est incompatible avec le law shopping (le marché des normes). Puis retrouver le sens de la mesure au lieu de céder aux mirages de la quantification : coupée de toute délibération démocratique, la gouvernance par les nombres et les politiques d’indicateurs nous ramènent aux errements soviétiques du Gosplan. Enfin, redonner une place forte à la solidarité civile (comme les mutuelles en France), sans la vitalité desquelles la sécurité sociale est condamnée à la faillite. Plus généralement, il faut se souvenir que les hommes sont des sujets pensants avant d’être des objets de science.

Propos recueillis par Anne Rodier


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