Sur la piste des Nabatéens

dimanche 28 mars 2010.
 

C’est au soleil couchant, quand la lumière vient caresser la roche couleur de miel et de grenade, que revit Madâ’in Sâlih. L’antique Hégra, en arabe Al-Hijr. Alors, à cette heure paisible où hommes et bêtes, fourbus, aspirent au repos, le pèlerin moderne imagine, au pied des hautes falaises de grès découpant l’horizon, le bivouac des caravanes de bédouins qui, voilà deux mille ans, avaient établi ici leur campement.

Sous la vaste palmeraie en étages, les chameliers dressent leurs tentes, abritées du vent par des haies de tamaris. Les dromadaires, délestés de leurs lourdes balles, tendent leur longe pour mâchonner des feuilles d’acacia. Des jarres d’eau fraîche sont tirées aux puits, de grands feux allumés, où seront rôtis des moutons et des chèvres, parfois un âne ou une gazelle. Déjà, le ciel est éclaboussé d’étoiles. La nuit sera courte. Une nouvelle étape attend.

Ce ne sont, bien sûr, qu’images surgies d’une lointaine prospérité. Du Ve ou VIe siècle ap. J.-C. jusqu’à nos jours, c’est-à-dire pendant près d’un millénaire et demi, la cité d’Al-Hijr est tombée dans l’oubli, désert dans le désert. Livrée aux seuls fantômes de son riche passé marchand. Comme frappée de malédiction par l’interdit de Mahomet qui, dans une sourate du Coran, a enjoint : "Ne buvez pas son eau et ne faites pas vos ablutions avec. Si vous l’avez utilisée pour pétrir la farine, donnez la pâte aux chameaux et n’en mangez pas." Etait ainsi châtiée l’impiété de la tribu des Thamoudéens, anciens occupants de cette oasis minérale, auxquels le prophète Sâlih avait envoyé une chamelle au lait miraculeux, pour les convertir au culte du dieu unique, mais qui avaient occis l’animal.

Jusqu’à ce que les archéologues entreprennent, depuis une petite dizaine d’années seulement, de ressusciter Madâ’in Sâlih. Ce qu’ils y découvrent est exceptionnel, justifiant l’inscription du site, en 2008, sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco. Les vestiges retrouvés au nord-ouest de l’Arabie saoudite font apparaître, dans une plaine alluviale de 1 500 hectares, gardée par un goulet rocheux et traversée par un oued (wâdî), ce qui fut, un siècle avant et un siècle après le début de l’ère chrétienne, la principale cité du royaume nabatéen après Pétra, sa capitale, dans l’actuelle Jordanie.

Les monuments n’y ont pas le même faste que ceux de la ville rose. L’urbanisme n’y est pas aussi structuré. Mais l’endroit "témoigne de façon plus authentique de la civilisation des Nabatéens que Pétra, soumise à de multiples influences gréco-romaines", s’extasie François Villeneuve, professeur à l’université Paris-I.

"Il ne s’agissait pas seulement d’un relais sur la route caravanière reliant l’Arabie Heureuse (l’actuel Yémen) au port de Gaza, d’où l’encens, la myrrhe, les épices et les aromates partaient vers la Grèce et vers Rome. C’était aussi une véritable ville, la plus méridionale de la Nabatène, avec un système d’irrigation très élaboré et une activité agricole intense", décrit Laïla Nehmé, du laboratoire Orient et Méditerranée (CNRS-universités Paris-I et IV, Ecole pratique des hautes études).

Le visiteur est d’abord saisi par un ensemble de 111 tombes monumentales taillées dans les massifs de grès, hautes de 20 mètres pour les plus imposantes, la plupart à façade décorée, et tournées vers la ville pour être vues des vivants. Les artisans nabatéens, outillés de pics, percuteurs, ciseaux, gouges, gradines, broches et autres forets, n’avaient pas leur pareil pour découper la roche tendre, progressant du sommet jusqu’à la base, sans échafaudage, et pour y sculpter des merlons (motifs en escalier), corniches, gorges, pilastres et cartouches au nom du fortuné propriétaire de la sépulture.

Puis pour y creuser des chambres funéraires où les corps, enveloppés de plusieurs couches de tissu et de résine retardant leur décomposition, étaient déposés dans une niche ou un caisson. Du moins pour les défunts les plus aisés. Les autres se contentaient de simples fosses creusées à même le sol, dont 2 500 ont été répertoriées.

Un étroit défilé (sîq) donne accès à ce que les archéologues ont d’abord cru être la zone des sanctuaires. Mais qui, suppose aujourd’hui Laïla Nehmé, était plutôt destinée aux banquets des confréries religieuses, qui se tenaient dans de grandes salles rupestres à trois banquettes( triclinium), associées à des bassins d’ablutions. La chercheuse pense avoir identifié, plus loin, l’un des véritables monuments cultuels, en cours de dégagement.

Pour les archéologues, le plus spectaculaire n’est pas le plus excitant. Alors qu’à Pétra, les eaux de pluie étaient recueillies dans des citernes, quelque 130 puits ont été repérés ici. Percés dans la terre et le grès, avec une base évasée pour accroître la surface de contact avec la nappe phréatique, ils témoignent d’une grande maîtrise des aménagements hydrauliques. C’est l’abondance de cette ressource en eau qui a permis aux caravaniers nomades de se sédentariser, de planter des palmiers dattiers, des oliviers, des grenadiers et de la vigne, de cultiver l’orge, le blé, la lentille et le pois chiche, mais aussi le coton et le lin.

Les fouilles se concentrent à présent dans la zone centrale où se trouvaient les habitations, encore très peu prospectée. Dans cette ville de 60 hectares aux tracés rectilignes, entourée d’un rempart en terre, ont vécu, dans des maisons de brique construites sur un socle de pierre, entre 5 000 et 10 000 personnes, en plusieurs phases d’occupation.

Peu à peu, se précise le visage des Nabatéens. Grands commerçants, ingénieux bâtisseurs, maîtres d’un royaume s’étendant sur le nord de l’Arabie saoudite, la Jordanie et le sud de la Syrie actuelles, ils avaient mis en place une organisation sociale hiérarchisée (un roi, des stratèges, des prêtres), étaient polythéistes, écrivaient dans une forme d’araméen qui a donné naissance à l’écriture arabe, et parlaient une langue... que nous ignorons. Après l’annexion de leur royaume par les Romains, en 106 ap. J.-C., la civilisation nabatéenne s’effaça en douceur. Madâ’in Sâlih se réveille aujourd’hui. "Bienvenue dans la capitale de l’histoire et de l’archéologie", proclame une banderole à l’entrée de la ville voisine d’Al-Ulâ. Un aéroport et un hôtel de luxe sont en construction, annonçant de futures caravanes touristiques.

Pierre Le Hir


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