Sciences Economiques et Sociales : une pensée menacée par le néolibéralisme

lundi 25 janvier 2010.
 

1) "Le néolibéralisme repose en réalité sur une négation de la pensée économique »

PAR CLAIRE PIGNOL, MAÎTRE DE CONFÉRENCES (PARIS-I PANTHÉON-SORBONNE), DIRECTRICE DES CAHIERS D’ÉCONOMIE POLITIQUE

Le néolibéralisme a-t-il tué le débat économique ?

Entendons par néolibéralisme un ensemble d’idées et de pratiques qui promeuvent l’évaluation permanente de l’activité de chacun – que l’on s’applique à nommer performance – et la mise en concurrence des individus et des collectifs, au nom de l’efficacité économique identifiée au bienêtre de tous. Des réformes conduites au nom de cette idéologie, l’économiste universitaire, comme bien des professionnels qui se sont joints à l’Appel des appels, souffre et observe les conséquences désastreuses, tout particulièrement en termes de liberté intellectuelle. Mais à l’ensemble des critiques qui se font entendre pour dénoncer le coût, l’inefficacité et les dangers de ces réformes, l’économiste peut ajouter un témoignage paradoxal : alors que le néolibéralisme se fonde prétendument sur l’économie, il repose en réalité sur une négation de la pensée économique telle qu’elle s’est constituée depuis plus de deux siècles, pensée libérale incluse.

Née au XVIIIe siècle avec le libéralisme économique, l’économie politique est traversée d’oppositions multiples. Ces oppositions n’ont pas empêché les économistes de partager deux exigences. La première – dont on aimerait penser qu’elle est la moindre des choses – est de fonder leurs intuitions sur des démonstrations. D’Adam Smith à la théorie de l’équilibre général du XXe siècle, les libéraux ont voulu établir les conditions dans lesquelles la concurrence – qui ne se résume pas à la rivalité des égoïsmes – est l’instrument de l’efficacité. Il se trouve que cette recherche n’a pas abouti, qu’il n’y a aujourd’hui de consensus ni sur ce que seraient les conditions concurrentielles conduisant l’économie vers le plus grand bienêtre, ni même sur la possibilité d’établir de telles conditions. Cela ne suffit peut-être pas à invalider l’idée libérale mais devrait tout au moins engager à la prudence. Au lieu de cela, le néolibéralisme, renonçant à toute démonstration, affirme sans preuve et comme une évidence la supériorité systématique du marché concurrentiel pour réaliser l’intérêt général. La seconde exigence tient à la nature même de la discipline. L’économie politique s’est constituée en héritant des conceptions de l’agent et de la société développées par les philosophies politique et morale des XVIIe et XVIIIe siècles.

Les grands économistes, qu’ils aient ou non prétendu à la scientificité, sont restés conscients que les notions les plus fondamentales de leurs approches – celles de marché, d’agent, d’intérêt, de bien-être ou de justice – reposent aussi sur des présupposés philosophiques et anthropologiques qui sont le produit d’une histoire. Cela ne disqualifie aucune approche mais invite là encore à ne pas ignorer la part qui, dans toute théorie économique et dans toute proposition politique, tient à ces présupposés. Si le néolibéralisme est aujourd’hui une caricature de la pensée libérale, c’est parce que ses représentants sont aveugles à ces présupposés et ne se croient plus les héritiers d’une histoire. À l’inverse, c’est à la reconnaissance de la diversité des traditions qui alimentent la pensée économique que nous nous proposons d’oeuvrer.

2) La théorie dominante nie le besoin de repolitiser l’analyse économique »

PAR RICHARD SOBEL*, MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN ÉCONOMIE (CLERSÉ/LILLE-I), DIRECTEUR ADJOINT DE LA REVUE FRANÇAISE DE SOCIO-ÉCONOMIE (ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE).

Le néolibéralisme a-t-il tué le débat économique ?

La lettre d’appel à la constitution de l’AFEP dénonce le « processus de déculturation » dont est victime l’économie en tant que discipline. De quoi s’agit-il ?

Richard Sobel : Par déculturation, nous entendons l’effet de la domination d’une seule théorie en économie, la théorie néo-classique. Grosso modo, elle combine une anthropologie simpliste fondée sur l’homo oeconomicus et une conception exclusive de la socialisation par le marché. A l’aide de cette moulinette « attrape-tout », anhistorique et réductrice, cette théorie a fini par envahir tout notre champ académique. Par le contrôle de la reproduction professionnelle, elle tente de faire disparaître les approches alternatives, parmi lesquelles les théories post-keynésiennes, néo-marxistes, institutionnalistes, la socio-économie, la Régulation, les Conventions. Se voulant à l’image des sciences de la nature, elle considère que le Progrès Scientifique – c’est-à-dire elle-même – disqualifie les différentes théories héritées de la riche histoire de notre discipline. Avec l’AFEP, nous entendons porter une tout autre vision. On ne peut plus se dire aujourd’hui « newtonien » en physique, mais on peut légitimement se dire keynésien et marxiste en économie. Science humaine, l’économie ne se développe que dans le pluralisme, analytique et philosophique.

Mais avec la crise actuelle, c’est un système économique particulier, le capitalisme, qui se trouve mis en cause. Dans ce contexte, la défense du pluralisme en économie ne peut-elle pas dériver vers un certain relativisme, la mise sur un même plan de théories qui n’assignent pas forcément à l’économie les mêmes finalités et ne critiquent pas toutes au même degré la pensée dominante ?

Richard Sobel : Par-delà leurs différences, les économistes rassemblés dans l’AFEP s’accordent sur la nécessité de rompre avec une vision naturalisée de l’économie. Nous sommes convaincus qu’il y a besoin de repolitiser l’analyse économique, besoin que la théorie dominante a tendance à nier, en propageant l’idée que l’économie produirait « naturellement » sa propre régulation. Pour nous, l’économie n’existe pas indépendamment de la prise en compte d’institutions, de règles et d’acteurs en conflit ou en coopération. Pour dénaturaliser l’économie et retrouver du débat, il faut remettre sur le métier la distinction entre le positif (les faits) et le normatif (les valeurs) qui traverse l’économie. C’est la condition pour desserrer le carcan naturaliste et pouvoir proposer des alternatives concrètes au néo-libéralisme, voire au système capitaliste lui-même, préoccupations que je partage avec d’autres membres de l’AFEP.

L’AFEP invite à revenir à l’économie politique classique. Mais l’économie néo-classique dominante n’en est-elle pas l’héritière directe ? Ne retrouve-t-on pas le même individualisme méthodologique, les « °robinsonnades » que critiquait Marx en son temps ?

Richard Sobel : On retrouve bien sûr les mêmes processus de naturalisation, et, en effet, nous disposons, depuis Marx, des outils intellectuels pour les critiquer radicalement. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Car l’économie politique classique, c’est aussi l’intuition fondamentale d’une économie de production, où le travail humain occupe une place déterminante. C’est précisément cette épaisseur de la réalité économique qui a été perdue avec l’économie néo-classique, laquelle croit que l’on peut tout analyser en termes aplatissant d’échanges et de contrats. Notre conviction profonde, à l’AFEP, c’est qu’il y a moins de différences entre les hétérodoxes eux-mêmes, Classiques compris, qu’entre les hétérodoxes et les néo-classiques.

A titre personnel, en tant qu’économiste radical conjuguant Marx et Keynes, et soutenant le Front de gauche, qu’attendez-vous de l’AFEP ?

Richard Sobel : Pour que mon statut d’ « économiste » continue à fonctionner en tant que tel dans le débat public, il faut que le champ académique retrouve et consolide son pluralisme. Aujourd’hui, les économistes libéraux et sociaux-libéraux, qui communient peu ou prou dans la même normativité macro-économique, profitent de leur mainmise sur les principaux lieux de production intellectuelle et de formation pour tenter de disqualifier les positions critiques et fort lucides sur la crise, par exemple celles de Frédéric Lordon, Dominique Plihon, Jacques Sapir, ou Laurent Cordonnier. En soutenant l’AFEP, j’entends aussi combattre la bien pensance économique actuelle, qui, malgré la crise, a décidemment la vie dure.

Entretien réalisé par Laurent Etre

Sobel Richard, Postel Nicolas (2009), "Vers une association d’économie politique hétérodoxe" (Entretien avec Agnès Labrousse et Thomas Lamarche), Revue de la Régulation, n°5, septembre 2009 (http://regulation.org)

3) Les économistes au pays des merveilles ! »

PAR EDWIN LE HERON, VICE-PRÉSIDENT DU CONSEIL NATIONAL DES UNIVERSITÉS (SECTION 5 DE SCIENCE ÉCONOMIQUE (1)

Le néolibéralisme a-t-il tué le débat économique ?

Longtemps l’économie a été politique : Adam Smith, Marx puis Keynes. Car une théorie économique raconte une histoire s’appuyant sur une « vision » de l’homme ; l’économie est normative. Puis est venue l’illusion d’une science pure. L’idéologie est devenue un gros mot, source de tous les maux. Avec l’économie pure, Léon Walras (père du libéralisme néoclassique) avait rêvé de séparer la science de la morale. Non pour oublier la morale, mais pour la traiter séparément dans un second et troisième volume : l’économie sociale et appliquée. S’est alors développée la dangereuse idéologie d’une théorie économique sans idéologie, d’une science pure et la question morale comme le projet de Walras ont été oubliés. Le mythe de l’« homo oeconomicus » s’est imposé. D’une recherche d’objectivité neutre aux valeurs, on est passé à une science sans valeur. Les économistes sont entrés aux pays des merveilles, incollables sur les fondements microéconomiques du lièvre de mars ou du chapelier. Bien sûr Lewis Carroll traduit une certaine réalité. Encore faut-il avoir l’envie de l’expliquer. La question importante que devraient se poser les économistes aujourd’hui est celle de leur place dans la société. Quelle est leur responsabilité sociale face aux crises qui nous secouent, aux inégalités croissantes entre et au sein des pays, au chômage et à la pauvreté qui perdurent.

Aux pays des merveilles, les économistes ont écrit les mythes du monde moderne, d’un néolibéralisme financiarisé. Les marchés s’autorégulent. La meilleure répartition des revenus est l’œuvre des marchés. La construction d’un marché mondial sans entrave est source de croissance et permet la convergence. Le financement doit se faire par l’épargne, faisant du rentier exigeant des rendements de 15 % le moteur de la croissance. Afin de partager la vision de l’actionnaire, les managers doivent être payés en stock options. Construire des fonds de pension assurera la prospérité de nos retraités. Comme il ne faut pas décourager le rentier, toute fiscalité intempestive sur le capital est à proscrire. L’équilibre des finances publiques est nécessaire. Ainsi dépossédés des politiques monétaire, budgétaire et de revenu, les hommes politiques n’agiront plus avec « incohérence temporelle » et, grâce aux économistes, la main invisible nous conduira au paradis. Salaires bloqués, les ménages doivent consommer grâce à un endettement croissant garanti sur la valeur de leur patrimoine. Quelques esprits chagrins se plaindront d’une augmentation des inégalités sociales. Nos économistes leur expliqueront qu’elles sont nécessaires car elles motivent l’initiative individuelle et, les personnes riches épargnant plus, facilitent l’investissement. Voilà la « belle histoire » racontée ces trente dernières années. Histoire à dormir debout. Pour le résultat que l’on sait.

Mais de ces débats, le Conseil National des Universités n’a que faire. Au CNU, un bon économiste est un économiste qui publie des articles dans les « meilleures » revues, articles repris par l’ensemble de la communauté pour un progrès généralisé de la science. Nuls référence théorique, domaine de recherche, ou méthodologie ne sont précisés ; l’évaluation devient consensuelle et faite par les pairs. Il suffit de classer les revues par importance et de compter publications, références, citation de l’auteur, pour mesurer l’impact de son apport à la « science ». Les dérives sont évidentes. L’économiste n’est plus jugé sur sa capacité à traiter les problèmes de la société, mais à s’insérer dans des réseaux, à travailler sur les thèmes « porteurs » et avec une méthodologie et un format qui lui permettent d’être publié. Il assure ainsi sa carrière. Livres, ouvrages collectifs ou contrats de recherche dont la présentation exige un volume important deviennent une perte de temps. Travailler sur des problématiques spécialisées ou des courants de pensée qui trouvent difficilement preneur dans les « grandes » revues devient contreproductif. Insidieusement une norme s’impose, en particulier aux jeunes chercheurs qui y voient le seul chemin à une carrière universitaire. Inutiles les chasses aux sorcières, finis les combats idéologiques, l’évaluation « scientifique » formatée éliminera doucement tout ce qui n’entre pas dans ce moule.

Au pays des merveilles, la crise économique n’est pas passée et les carrières continuent de se faire loin de cette vulgaire réalité, au rythme de l’horloge du lapin blanc.

[1] Président de l’Association pour le Développement des Études Keynésiennes (ADEK), Vice-Président du Conseil National des Universités (Section 5 de sciences économiques), Maître de conférences à Sciences Po Bordeaux, membre du SPIRIT

4) Une discipline consensuelle est une discipline moribonde »

PAR AGNÈS LABROUSSE, MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN SCIENCE ÉCONOMIQUE À L’UNIVERSITÉ JULES-VERNES DE PICARDIE, ET THOMAS LAMARCHE, MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN SCIENCE ÉCONOMIQUE, UNIVERSITÉ DIDEROT PARIS 7. RESPECTIVEMENT REDACTRICE EN CHEF ADJOINTE ET REDACTEUR EN CHEF DE LA REVUE DE LA REGULATION

Le néolibéralisme a-t-il tué le débat économique ?

Pléthore d’économistes n’ont pas vu venir la crise, quand ils n’ont pas directement légitimé la montée en puissance de la finance et les remises en cause de l’État social. Pour autant, on ne compte plus les conférences et déclarations de ces mêmes professionnels pour tirer doctement les leçons de la crise. Car les économistes produisent des représentations du monde qui contribuent à le façonner. Keynes assurait que les hommes de la pratique qui se croient exempts de toute influence intellectuelle sont ordinairement les esclaves de quelque économiste défunt. On peut alors s’interroger sur la responsabilité des économistes dans la crise et les dérives de formes de capitalisme de plus en plus financiarisées et inégalitaires.

L’économie dominante n’a-t-elle pas fourni des bataillons de conseillers du Prince, membres de directoires et experts médiatiques en tous genres ? N’a-t-elle pas outillé la prise de décision des acteurs publics et privés – du modèle Black-Scholes au New Public Management, en passant par l’impérieuse et ultralibérale liste de réformes du consensus de Washington ? Elle a délivré des discours largement formatés autour des supposées lois du marché, les présentant comme l’incontestable produit d’un consensus scientifique. Un consensus à valeur de dogme : l’économie n’est-elle pas une science exacte, assise sur des techniques souvent ésotériques pour le commun des mortels ? Le problème est qu’il s’agit d’un faux consensus.

La liste est longue des économistes qui ont vu venir la crise : disciples de Minsky, Galbraith, institutionnalistes français comme Lordon, Orléan, Plihon ou Sapir, etc. Mais il fallait souvent chercher leurs analyses ailleurs que dans les revues les mieux cotées et les arènes de pouvoir. Le problème est que l’économie n’est pas une simple technique. Le formalisme mathématique n’est pas une fin en soi. La présence d’équations ne garantit pas la richesse des idées et encore moins leur pertinence empirique. Le problème est que l’économie dominante s’est largement immunisée contre la critique et les effets de boomerang du réel. Elle s’en est immunisée en adoptant une démarche où l’observation historique est insignifiante, les modèles construits a priori, la discussion des techniques et catégories de pensée laissée à quelques marginaux sans perspective de carrière, où l’interdisciplinarité ne s’envisage que sur le mode de l’impérialisme. Elle s’en est immunisée en intégrant des éléments de la critique en ses marges, jamais en son noyau dur. Elle s’en est immunisée en faisant de cette crise une parenthèse, certes désenchantée mais qui se referme vite sur un air de « economics as usual ». Science exacte, elle resterait.

C’est le monolithisme disciplinaire qui est ici en cause, tant une discipline consensuelle est une discipline moribonde. Loin de promouvoir une nouvelle orthodoxie, nous voulons recréer les conditions d’un débat pluraliste au coeur même de la discipline, de ses instances d’enseignement, de recherche et d’évaluation. Plus encore que les erreurs commises, l’absence de remise en question de l’économie dominante face à un tel démenti historique constitue une véritable faute professionnelle.

5) La situation d’autonomie extrême de notre discipline n’est pas saine »

PAR ANDRÉ ORLÉAN, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION FRANÇAISE D’ÉCONOMIE POLITIQUE (AFEP*), DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS

Le néolibéralisme a-t-il tué le débat économique ?

Peut-on faire un lien entre la domination de l’économie néoclassique et la crise économique actuelle ?

ANDRÉ ORLÉAN. Oui, bien sûr. La financiarisation de l’économie, qui se développe depuis le début des années 1980, a trouvé dans la théorie financière néoclassique un puissant avocat. En effet, cette approche défend avec force l’idée que le marché est le mécanisme efficace pour allouer le capital à l’échelle mondiale, ce qu’on appelle « la thèse de l’efficience des marchés financiers ». Cette théorie a non seulement fourni l’argumentaire conceptuel justifiant la financiarisation mais également les techniques nécessaires à l’évaluation des nouveaux produits financiers. En tant qu’universitaire devenu président de la Réserve fédérale, Ben Bernanke illustre parfaitement cette alliance existant entre les intérêts financiers et le monde académique. Il a lui-même souligné, en août 2007, que le nouveau marché hypothécaire états-unien, sous l’effet de la titrisation, « en était venu à ressembler aux marchés financiers des manuels d’économie ». Clairement, la théorie de l’efficience a radicalement sous-estimé les instabilités que la concurrence financière produit.

Mais l’économie néoclassique, selon vous, n’est pas pour autant dépassée. Pour quelles raisons ?

ANDRÉ ORLÉAN. La théorie néoclassique est un ensemble très vaste qui ne se réduit pas à la finance. Son apport est incontestable sur nombre d’aspects importants, y compris en finance. Ce qui pose problème est l’hégémonie absolue qu’elle a acquise au sein des institutions de recherche et d’enseignement, hégémonie qui a contribué à propager, chez les économistes, une confiance illusoire dans la capacité des mécanismes de marché à faire face à toutes les difficultés. De ce point de vue, il existe une responsabilité des économistes. Ils n’ont pas su alerter l’opinion publique quant à des phénomènes importants qui appartiennent pourtant à leur domaine de compétence spécifique.

L’Afep peut-elle faire progresser ces idées ?

ANDRÉ ORLÉAN. Le rôle de l’Afep n’est pas de fournir des solutions alternatives, clés en main, mais de faire vivre le pluralisme nécessaire à une recherche économique dynamique, donc capable d’éclairer le débat public sur les politiques économiques. S’il y avait eu un véritable pluralisme au niveau des institutions économiques, les discussions internes auraient fait entendre des avis divergents, ce qui est propre à rendre prudents les décideurs et les régulateurs. Aujourd’hui même, bien que la crise soit passée par là, on ne note pas d’inflexions notables dans les programmes de recherche. Le renouveau de Keynes et de Marx qu’on peut observer dans les journaux et dans l’édition ne touche nullement le monde de la recherche. L’Afep se donne précisément pour rôle de stimuler le débat et l’ouverture, ouverture à l’égard des autres paradigmes économiques mais aussi à l’égard des autres sciences sociales. Il s’agit de promouvoir le dialogue avec les autres sciences sociales comme l’anthropologie, l’histoire et la sociologie. La situation d’autonomie extrême de l’économie qui prévaut aujourd’hui n’est pas saine.

Quelle est la spécificité de l’économie par rapport aux autres sciences ?

ANDRÉ ORLÉAN. Trop souvent, les analystes considèrent que l’économie serait une science comparable dans son fonctionnement et ses méthodes aux sciences de la nature. Il n’en est rien. On serait d’ailleurs bien en mal de donner l’exemple d’une seule loi en économie comparable aux lois de la physique. Une des particularités de l’économie est son impact en profondeur sur le monde social, ce qu’on nomme sa « performativité ». Comme on l’a vu avec la financiarisation, la théorie économique ne se contente pas de décrire le monde tel qu’il est, elle a également pour effet de transformer ce monde. Cette spécificité pose aux économistes des devoirs propres. Elle exige d’eux une prudence particulière. Ne serait-ce que pour faire face aux puissants intérêts, économiques ou politiques, qui, au sein de la société, cherchent à l’instrumentaliser. Pour cette raison aussi, le pluralisme s’impose comme un gardefou nécessaire.


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