La dette extérieure publique haïtienne : un cas typique de dette odieuse

lundi 25 janvier 2010.
 

« L’une des plus grandes opérations d’aide de l’histoire » risque fort de ressembler à celle de l’après tsunami de 2004 sauf si un modèle de reconstruction radicalement différent est adopté. Haïti a été partiellement détruite suite à un violent séisme de magnitude 7. Chacun y va de sa larme et les médias relayent les surenchères des aides financières que les généreux Etats vont apporter en nous abondant d’images apocalyptiques. On entend qu’il faut reconstruire Haïti, ce pays où la pauvreté et « la malédiction » s’abattent. Selon l’ONU, « c’est le pire désastre » que l’agence doit affronter. La zone de Leogane est la plus touchée avec 80 à 90% des bâtiments qui ont été endommagés. Cette zone compte entre 5.000 et 10.000 victimes sur le total des victimes estimées. Simon Schorno, porte-parole du CICR déclare « qu’aucun quartier n’a été épargné par les destructions. Les gens errent à la recherche de nourriture, d’aide. Beaucoup d’entre eux portent des masques pour se protéger de l’odeur des corps en décomposition. Il n’y a pas de tentes, pas de bâches en plastique, pas d’endroits où cuisiner et pas de toilettes ». Le chiffre de 1,2 millions de sans abris est avancé. René Préval, Président de la République a indiqué mercredi que les scènes dont il avait été témoin étaient « inimaginables ». L’ampleur du désastre et la détresse de la population stimulent la solidarité internationale qui suit heures par heures l’évolution de la situation.

Aujourd’hui donc, on s’intéresse à Haïti. Pourtant, de tous les commentaires, aucun ne va au-delà du terrible tremblement de terre. On nous rappelle précipitamment que c’est l’un des pays les plus pauvres de la planète mais sans nous en expliquer les causes. On nous laisse croire que la pauvreté et venue comme ça, que c’est un fait irrémédiable : « c’est la malédiction qui frappe ». Il est indiscutable que cette nouvelle catastrophe naturelle entraîne des dégâts matériels et humains tout autant considérables qu’imprévus. Une aide d’urgence est donc nécessaire et tout le monde est d’accord sur ce point. Pourtant, les Haïtiens n’ont pas attendu le séisme pour avoir de réelles difficultés à l’accès à l’alimentation, aux soins médicaux, aux infrastructures sanitaires, aux logements … S’il est un fait, c’est que la pauvreté et la misère dont les causes sont prévisibles, ne trouvent pas leurs sources dans ce tremblement de terre. Il faut reconstruire le pays parce que celui-ci a été dépossédé de ses moyens de d’abord se construire. Haïti n’est pas un pays libre ni même souverain. Ses choix de politique intérieure sont appliqués par un gouvernement qui exécute des ordres venus de l’extérieur du pays. Durant de longues décennies au XXe siècle, soit ce pays a connu des périodes d’instabilités politiques, soit il a appartenu aux créanciers qui appuyaient un régime dictatorial.

Haïti est traditionnellement dénigré et souvent dépeint comme un pays violent, pauvre et répressif dans le meilleur des cas. Peu de commentaires rappellent la bataille et le symbole de l’Indépendance acquise de haute lutte en 1804 contre les armées françaises de Napoléon. Il est vrai qu’à l’époque, il valait mieux taire cet événement et cet affront afin de ne pas détériorer l’image si digne de la France et de contenir le risque de contagion aux autres colonies. Plutôt que de souligner la démarche humaine et le combat pour les Droits de l’Homme, la sauvagerie et la violence seront les caractéristiques assimilées aux Haïtiens. Edouardo Galeano parle à cet effet de la « malédiction blanche » : « A la frontière où finit la République dominicaine et commence Haïti, une grande affiche donne un avertissement : El mal paso - Le mauvais passage. De l’autre côté, c’est l’enfer noir. Sang et faim, misère, pestes. » [1] Philippe Rater préfère parler de « lien particulier, de la haine à l’affection » [2].

S’il est indispensable de revenir sur l’émancipation du peuple haïtien, c’est parce qu’en échange de cette double révolution, à la fois anti-esclavagiste et anti-coloniale, le pays a hérité de « la dette française de l’Indépendance » correspondant à 150 millions de francs or (soit le budget annuel de la France de l’époque). En 1825, la France décide que « Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la caisse fédérale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant au 31 décembre 1825, la somme de cent cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité. Nous concédons, à ces conditions, par la présente ordonnance, aux habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue, l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement. » [3] Cela équivaut à environ 21 milliards de dollars d’aujourd’hui. Dès le départ, Haïti doit payer le prix fort, la dette sera l’instrument néo-colonial pour entretenir l’accès aux multiples ressources naturelles de ce pays (comme le café).

Alors qu’il aurait été possible de faire face aux douloureuses responsabilités du passé en 2004, le rapport de la Commission Régis Dubray [4] préfère écarter l’idée d’une restitution de cette somme en prétextant qu’elle n’est pas « fondée juridiquement » et que cela ouvrirait la « boite de Pandore ». Les requêtes du gouvernement haïtien en place sont rejetées par la France : pas de réparations qui tiennent ni de reconnaissance d’une dette d’indépendance.

Les annonces actuelles du gouvernement français d’œuvrer pour l’annulation totale de la dette d’Haïti envers les créanciers du Club de Paris sont les bienvenues et le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) le demande depuis sa création en 1990. Cela reste insuffisant. La totalité de la dette publique extérieure d’Haïti est un cas typique de dette odieuse et doit être annulée de suite sans conditions.

La doctrine de la dette odieuse, issue du droit international reconnaît la nécessité de prendre en compte la nature du régime qui a contracté les dettes et l’utilisation qui a été faite des fonds versés. Cela implique une responsabilité directe des créanciers comme les organismes privés ou les IFI. Si un régime dictatorial est remplacé par un régime légitime, ce dernier peut prouver que les dettes n’ont pas été contractées dans l’intérêt de la nation ou l’ont été à des fins odieuses. Dans ce cas, elles sont frappées de nullité et les nouvelles autorités n’ont pas à les rembourser. Les créanciers n’ont qu’à se retourner vers les dirigeants de la dictature à titre personnel. Le FMI, la Banque mondiale ou tout autre créancier est tenu de contrôler que les prêts octroyés sont licitement utilisés, surtout s’il ne peut ignorer qu’il traite avec un régime illégitime. L’annulation de la dette des pays en développement gagne du terrain au Sud comme au Nord [5]. L’audit de la dette est un outil à saisir pour imposer la nullité d’une dette illégitime. En 2007, Rafael Correa, le Président de l’Equateur s’empare de ce concept pour faire annuler une partie importante de se dette multilatérale et bilatérale. Lors de son discours d’investiture le 10 août 2009, le Président a déclaré que cela signifiait « un gain de plus de 300 millions de dollars annuels durant les prochaines vingt années, sommes qui serviront non aux portefeuilles des créanciers mais au développement national » [6]. Cela peut servir d’exemple à d’autres pays en développement et notamment à Haïti.

Le règne des Duvalier succède à l’instabilité en 1957 : il durera jusqu’en 1986, date à laquelle le fils « Baby Doc » est chassé du pouvoir. La violente dictature largement soutenue par les pays occidentaux a sévi près de 30 ans. Elle est marquée par une croissance exponentielle de sa dette. Entre 1957 et 1986, la dette extérieure a été multipliée par 17,5. Au moment de la fuite de Duvalier, cela représentait 750 millions de dollars et en 2008, elle monte, avec le jeu des intérêts et des pénalités, à plus de 1 884 millions de dollars [7]. Cet endettement, loin de servir à la population qui s’est appauvrie, était destiné à enrichir le régime mis en place : il constitue donc une dette odieuse. Une enquête récente a démontré que la fortune personnelle de la famille Duvalier bien à l’abri sur les comptes des banques occidentales) représentait 900 millions de dollars, soit plus encore que l’endettement de son pays au moment de son exil. Une affaire est en cours devant la justice suisse pour la restitution à l’Etat haïtien des avoirs et des biens mal acquis de la dictature Duvalier. Ces avoirs sont pour l’instant gelés par la banque suisse UBS qui avance des conditions intolérables quant à la destination de ces fonds [8]. Jean-Baptiste Aristide, élu dans l’enthousiasme populaire puis accusé de corruption puis rétabli au pouvoir comme marionnette des Etats-Unis, n’est pas en reste quant à la responsabilité dans l’endettement et les détournements de fonds. Selon la Banque mondiale, entre 1995 et 2001, le service de la dette, à savoir le capital et les intérêts remboursés, a atteint la somme considérable de 321 millions de dollars.

Ce qui signifie que toute l’aide financière annoncée actuellement suite au tremblement de terre, est déjà perdue dans le remboursement de la dette !

Selon les dernières estimations, plus de 80% de la dette extérieure d’Haïti est détenue par les Institutions financières Internationales (IFI) qui regroupent le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque mondiale (BM). Le gouvernement applique les « plans d’ajustement structurel » remaquillés en « Documents Stratégiques pour la Réduction de la Pauvreté » (DSRP). En échange de la reprise des prêts, on concède à Haïti quelques annulations ou allégements de dette insignifiants mais qui donnent une image bienveillante des créanciers. L’initiative Pays Pauvres Très Endettés (PTTE) en Haïti, à laquelle on vient tout récemment d’admettre le pays alors que tous maintenant reconnaissent sa pauvreté structurelle, est un cas typique de blanchiment de dette odieuse. C’est-à-dire qu’on remplace les prêts anciens relatifs directement à la dette de la dictature, par de nouveaux prêts soi-disant « clean » [9].

En 2006, les IFI et le Club de Paris acceptent que l’initiative PPTE s’élargisse à Haïti. Le stock de la dette publique extérieure totale était de 1,337 millions de dollars. Au point d’achèvement de l’initiative (en 2009), la dette était de 1,884 millions. Une annulation de dette d’un montant de 1 200 millions de dollars est décidée pour –selon leur terme- « rendre la dette soutenable ». Entre temps, « les plans d’ajustements structurels ont fait des ravages, notamment dans le secteur agricole dont les effets ont atteint leur paroxysme lors de la crise alimentaire de 2008. L’agriculture paysanne haïtienne subit le dumping des produits agricoles étasuniens. Les politiques macro-économiques soutenues par Washington, l’ONU, le FMI et la Banque Mondiale ne se soucient nullement de la nécessité du développement et de la protection du marché national. Les seules préoccupations de ces politiques est de produire pour l’exportation vers le marché mondial. C’est donc inquiétant d’entendre que le FMI « se tient prêt à jouer son rôle avec le soutien approprié dans (ses) domaines de compétence ».

Indépendamment de la question de la dette, il est à craindre que l’aide prenne la même forme que celle qui a accompagné l’après-tsunami en Asie ou encore l’après-cyclone Jeanne en Haïti en 2004. C’est-à-dire soit des promesses non tenues soit des fonds destinés à enrichir des compagnies étrangères ou privées. En Indonésie, l’aide de la communauté internationale a surtout favorisé la privatisation d’entreprises et d’infrastructures publiques. Le développement du tourisme est préféré à une réforme agraire qui aurait évité aux paysans de subir les conséquences dramatiques de la crise alimentaire. Les Haïtiens ont besoin d’une reconstruction de leur pays mais aussi et surtout d’une amélioration de leurs conditions de vie de manière durable. Le gouvernement doit changer ces orientations économiques néfastes pour le pays. Cela signifie qu’il doit rompre avec la politique néolibérale pour donner la priorité aux investissements dans le secteur agricole et lancer un processus de reforme agraire qui favorise l’accès des petit(e)s paysan(e)s à la terre, à l’encadrement et au crédit agricole. Il faut également changer les orientations des accords commerciaux : le pays a perdu une grande opportunité de mettre ses tarifs douaniers au même niveau que d’autres pays de la région à travers le CARICOM. L’Etat doit aussi rompre avec ses politiques qui excluent les femmes, premières victimes de la pauvreté.

Aujourd’hui, les « généreux dons » proviennent pour la majorité des créanciers du pays. Plutôt que de faire des dons, il serait préférable qu’ils annulent les dettes d’Haïti à leur égard : totalement, sans conditions et immédiatement. Peut-on vraiment parler de don quand on sait que cet argent servira en majeure partie soit au remboursement de la dette extérieure aux créanciers soit à l’application de « projets de développement nationaux » décidés selon les intérêts de ces mêmes créanciers. Il est évident que, sans ces dons dans l’immédiat, il ne serait pas possible de faire rembourser cette dette dont la moitié au moins correspond à une dette odieuse. Les grandes conférences internationales d’un quelconque G8 ou G20 élargi aux IFI ne feront pas avancer d’un iota le développement d’Haïti mais reconstruiront les instruments qui leur servent à asseoir le contrôle néo-colonial du pays. Il s’agira d’assurer la continuité dans le remboursement, base de la soumission, tout comme lors des récentes initiatives d’allégement de la dette.

Au contraire, pour qu’Haïti puisse se construire dignement, la souveraineté nationale est l’enjeu fondamental. Une annulation totale et inconditionnelle de la dette doit donc être le premier pas vers une démarche plus générale. Un nouveau modèle de développement alternatif aux politiques des IFI et aux accords de partenariat économique (APE signé en décembre 2009, Accord Hope II …), est nécessaire et urgent.

Sophie Perchellet


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