Nicolas et Ségolène : candidats du vide ?

samedi 4 novembre 2006.
 

PAR EMMANUEL TODD, démographe et historien. Interview publiée par le journal Le Parisien

Vous êtes remonté contre les hommes politiques... Pourquoi ?

Emmanuel Todd. Les politiques s’interdisent de parler du principal problème qui concerne les gens : notre système économique.

Or, le libre-échange, c’est ce qui produit un tiers-monde dans les pays développés et détruit notre industrie. Les politiques ne parlent que de choses qui n’intéressent pas les gens. Cela produit un immense désintérêt.

Sont-ils les seuls fautifs ?

L’époque est au repli sur soi. Il y a une perte de sens de l’action collective dans tous les domaines. Même les syndicats se décomposent. C’est dans ce genre de monde incertain que peuvent apparaître ces « fantômes politiques » comme Nicolas Sarkozy ou Ségolène Royal, deux candidats du vide.

Pourquoi des « fantômes » ?

Parce qu’ils n’incarnent plus rien. Les hommes politiques d’autrefois incarnaient des idéologies plus grandes qu’eux-mêmes. Maintenant, il n’y a plus rien à incarner. Et s’il n’y a plus rien à incarner, que va-t-on regarder chez les hommes politiques ? Leur visage, leur vie personnelle, leur style...

Vous pensez à Ségolène Royal...

Ségolène Royal, j’ai l’impression qu’elle a été fabriquée par le vide et qu’elle n’est pas vraiment responsable de ce qu’elle est aujourd’hui. Un grand hebdomadaire et des sondages d’opinion, à eux seuls, tentent de faire croire qu’elle existe... Ils l’ont désignée sans programme. C’est une sorte de putsch. Si c’est elle qui est désignée, on pourra dire que les sondeurs on fait une OPA sur le PS. En tout cas, le Parti socialiste donne l’image d’une décomposition accélérée.

Vous n’aimez pas non plus les sondages...

Des sondages sur la politique réalisés un an avant l’élection, et donc avant que ne s’engage le débat électoral, ne sont à mon sens indicateurs de rien du tout. Hors période électorale, les sondés répondent à un quizz, ils sont à « Questions pour un champion » et on les teste pour savoir s’ils sont au courant...

Vous pensez que Nicolas Sarkozy lui non plus « n’incarne rien » ?

Nicolas Sarkozy est dans le système depuis longtemps. Il a vraiment gouverné, on l’a vu faire. Il y a chez lui un trait récurrent : la logique du bouc émissaire, qui est inséparable de la logique de l’impuissance. Il est dans une logique de division, pas de rassemblement. Je ne crois pas que Nicolas Sarkozy puisse séduire l’électorat français. Je crois même qu’il n’a aucune chance et qu’il perdra au second tour contre n’importe quel candidat de gauche.

Que pensez-vous de son thème, la « rupture » ?

Il n’y a plus de croyances collectives en France. Mais, plus profond, il y a des valeurs communes. Les Français sont des gens qui croient encore à la liberté et à l’égalité. Y compris dans leur vie quotidienne. On ne vit pas en Angleterre ou aux Etats-Unis, où la montée des inégalités est quelque chose qui passe assez bien parce que les gens ne croient pas tellement à l’égalité. Ici, c’est autre chose. La montée des inégalités, des privilèges, des superprofits, tout cela ne passe pas. Derrière le mot « rupture » et le slogan de Sarkozy, « la France d’après », moi j’entends en fait « Après la France »... Sarkozy, en proposant aux Français d’aller encore plus loin dans l’ultralibéralisme, leur propose de « rompre » avec des choses auxquelles ils restent très attachés : l’hôpital public, l’école, la Sécurité sociale... Il se comporte comme s’il n’avait pas conscience de la solidité de ces valeurs de base de la vie sociale. A mes yeux, Sarkozy ferait un meilleur candidat pour un public d’Américains d’il y a vingt ans.

Vous semblez donc penser qu’il n’a aucune chance d’être élu président...

Tout le monde l’a déjà oublié, mais toute sa vie politique n’est qu’une longue suite de gamelles. On n’a aucune preuve électorale de Sarkozy ! J’ajoute autre chose : la différence entre un Chirac et un Sarkozy, c’est que le premier a une sensibilité ancrée dans l’histoire de France. Il partage avec les Français les idées d’égalité, de rapport à l’Etat. Bizarrement, Sarkozy me semble comme en apesanteur par rapport à cette histoire. Chirac fait partie de ces hommes politiques qui savent, lors de ces innombrables situations de révolte, parler aux Français. Sarkozy, lui, reste dans l’affrontement. Il fait partie de ceux qui pensent qu’on peut faire sans les gens. Dans ce cas, c’est difficile de se faire élire ailleurs qu’à Neuilly.

C’est pourtant le champion de la lutte contre l’insécurité, un thème cher aux Français...

La thématique sécuritaire a déjà été testée plusieurs fois, elle ne marche pas. Chirac en 2002, avec la sécurité, a fait un score à peine moins remarquable que celui de Lionel Jospin. Aux dernières régionales, avec un Sarkozy, ministre vedette, champion de la sécurité, l’UMP a connu une débâcle. En fait, je ne crois pas que Sarkozy incarne vraiment les valeurs d’ordre et de sécurité traditionnelles de la droite. Avec lui, je trouve au contraire qu’on ne se sent pas en sécurité. Il montre une agitation incessante, un besoin de parler, de se montrer, de bouger, d’opérations coups de poing... Il véhicule l’image de l’homme politique qui est le plus proche des grands patrons et qui tape sur les plus vulnérables de la société. Or, la réalité sociologique en France, ce sont les classes moyennes qui décrochent des classes dirigeantes. Cela s’explique à mon avis par un emballement dramatique du coût du logement, qui est aujourd’hui une forme déguisée d’inflation.

Le 21 avril, avec un Le Pen au second tour, est-ce un accident ou la nouvelle norme ?

C’est toute la question. Prenez deux réalités électorales récentes. La plus proche, c’est le référendum sur l’Europe : 55 % de non. Or, avec Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, on a deux candidats du oui. On est déjà dans une configuration où le clivage considéré comme essentiel par les Français n’est pas respecté... Cela ne peut qu’encourager le vote Le Pen. Pour moi, le FN n’est pas un parti sérieux. Les électeurs qui votent pour lui se dispersent dans le néant. C’est un vote perdu, une forme d’abstention colérique. La deuxième réalité électorale, c’est la défaite de l’UMP aux régionales. Avec tout cela, on peut raisonnablement pronostiquer une répétition inversée de ce qui s’est passé le 21 avril 2002 : un second tour avec cette fois le candidat FN opposé à un candidat du PS.

La menace Le Pen ne transforme-t-elle pas la présidentielle en une campagne exclusivement de premier tour ?

On voit bien que Nicolas Sarkozy fait tout pour faire monter le FN. Il espère ainsi la répétition à son avantage du 21 avril 2002. Même avec seulement 19 % des voix au premier tour, cela lui permettrait d’être élu président en se retrouvant face à Le Pen au second tour. C’est une logique de putsch là aussi. Mais cette logique présente un risque pour Sarkozy : elle assure une formidable discipline de vote à gauche. Si la présidentielle est devenue exclusivement une campagne de premier tour, cela veut dire que notre système démocratique est en train de muter. On serait entré dans un système politique malade avec un Le Pen qui permettrait à d’autres d’échapper au suffrage universel.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message