"Daniel Bensaïd, éclaireur et sentinelle" (Mediapart, L’Humanité, Bakchich, Libération)

dimanche 17 janvier 2010.
 

1) La trace inscrite par Daniel Bensaïd pour demain et après-demain par Edwy Plenel, Mediapart

Tout l’homme, cette façon de lier l’engagement politique et l’esthétique personnelle, la conviction et l’élégance, le fond et la forme,est résumé dans les derniers mots de ce précis de résistance : « L’indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit. On s’indigne passionnément, avant même de trouver les raisons de cette passion. On pose les principes avant de connaître la règle à calculer les intérêts et les opportunités : “Puisses-tu être froid ou chaud, mais parce que tu es tiède, et ni froid ni chaud, je te vomirai de ma bouche”. »

L’ultime citation est extraite de l’Apocalypse de saint Jean... Preuve, s’il en était besoin, que la vie militante et l’œuvre intellectuelle de Daniel Bensaïd, ce marxiste, trotskyste et communiste révolutionnaire selon nos étiquetages et classements modernes, témoignent d’une histoire plus ancienne, plus longue et, sans doute, sans fin. La fidélité entêtée qui fut la sienne aux engagements radicaux – démocratiques, sociaux, internationaux, vitaux en somme – des années 1960 n’était en rien l’immobilité d’une jeunesse qui n’aurait pas su grandir et vieillir.

S’il restera comme la figure sans pareille de ce que ces années-là ont eu de meilleur, de plus intègre et de plus absolu, c’est parce qu’il s’évertua à préserver non pas d’hypothétiques, aléatoires et provisoires solidarités générationnelles, mais la longue durée des révoltes et des indignations, des refus et des colères, des principes et des exigences – en un mot, de l’espérance.

« Quand les lignes stratégiques se brouillent ou s’effacent, il faut en revenir à l’essentiel : ce qui rend inacceptable le monde tel qu’il va et interdit de se résigner à la force aveugle des choses. » Dans Une lente impatience (Stock, 2004), l’émouvante autobiographie qu’il se résolut à écrire sur l’insistance de Nicole Lapierre, il décrit ainsi le chemin exigeant qu’il emprunta à partir des années 1980, revisitant par exemple avec méticulosité l’actualité de l’œuvre de Karl Marx bien avant que la crise récente n’en convainque jusqu’aux capitalistes eux-mêmes : résister, préserver, sauver, maintenir...

Par nos temps d’incertitude et de transition, d’ébranlement et de décentrement du monde, la trace inscrite par Daniel Bensaïd pour demain et après-demain fut celle du sens des héritages et de l’intelligibilité du réel. Comme ces amers qui guident les marins au milieu des tempêtes, il se voulut tranquillement inflexible quand, tout autour, les girouettes tourbillonnaient et les feux follets s’agitaient. Ne pas perdre le fil de la raison, ne pas égarer les repères, ne pas effacer la mémoire...

Si, dans cette attitude, le style a sa part, en ce qu’il est façon de se tenir et de se vouloir, vie et œuvre imbriquées, ce n’était pas pour autant posture esthétique, comme s’empresseront de le penser, parfois en toute bonne foi, les tenants du moindre mal et des moindres mesures. « L’œil de la poésie voit parfois beaucoup plus loin que celui de la politique », écrivait-il en conclusion d’Une lente impatience, avant de citer l’ultime manifeste surréaliste d’André Breton, appel à secouer tous les carcansqui éternisent l’exploitation de l’homme par l’homme.

Glissés en exergue de chapitres, deux vers de Paul Valéry soulignaient ce qui, ici, est en jeu : « C’est en quelque sorte l’avenir du passé qui est en question » ; « Qu’est-ce qu’une théorie, si ce n’est préserver l’usage du possible ». Autrement dit, sauver un passé plein d’à présent et préserver l’irruption des possibles.

Une leçon de vie pour toute la gauche

Telle fut la pédagogie de Daniel Bensaïd, inlassable passeur et généreux pédagogue, formidable orateur et lumineux écrivain, mordant polémiste et ironique débatteur. Il n’était pas difficile d’être sincèrement révolté et de devenir supposément révolutionnaire dans les années 1960 et 1970. Et, dans notre pays du moins, pour la plupart d’entre nous, ce ne fut pas alors grand risque ni grande épreuve.

C’est après que les difficultés commencèrent, quand arrivèrent ces années 1980 de vents contraires, celles où, lit-on dans Une lente impatience, « nous n’étions plus portés par le souffle de l’époque » : « Pour la première fois, notre génération gâtée, nourrie aux mythes progressistes de l’après-guerre, promise à voler de succès en victoire, devait apprendre à brosser l’histoire à rebrousse-poil. » Et Daniel Bensaïd de rappeler que ces temps d’adversité sont « la condition ordinaire » vécue par ceux qui veulent renverser les fatalités, tandis que nos jeunesses épanouies relevaient de l’exception privilégiée.

Ce rappel insistant fut sa leçon de vie, et c’est pourquoi elle porte aujourd’hui bien au-delà de sa famille politique, la LCR hier, le NPA aujourd’hui, interpellant jusqu’à la gauche de gouvernement. Figure de Mai 68, membre du Mouvement du 22-Mars à l’université de Nanterre, fondateur de la Jeunesse communiste révolutionnaire, puis de la Ligue communiste, avec notamment Alain Krivine et Henri Weber, Daniel Bensaïd a inscrit son engagement dans une autre temporalité que l’immédiateté.

Par conviction autant que par morale : avec cette certitude, chevillée à l’âme, que les arrangements avec le présent corrompent les idéaux de l’avenir. « Comment peuvent-ils abandonner si vite ? s’interrogeait-il dans Mai si ! (La Brèche, 1988), publié avec Alain Krivine pour les vingt ans des événements de 1968. Pourquoi ces hérétiques se sont-ils si facilement convertis ? A croire que leur hérésie ne fut jamais qu’un snobisme. »

Sa propre hérésie, loin d’une errance individuelle, était collective, par goût comme par conviction. Sans austérité ni sectarisme, sa fidélité militante exprimait son refus des itinéraires sans ancrage et sans exigence, qui prétendent ne rendre de comptes qu’à eux-mêmes. Profondément imprégné de l’espérance communiste originelle, de ses fraternités et de ses égalités, il n’envisageait pas l’engagement partisan comme un renoncement à soi, mais comme une découverte des autres. Entre éthique de vie et ascèse de pensée, il vivait cette fidélité-là, avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses médiocrités, ses complicités moqueuses et ses amitiés défaites, comme un incessant appel au réel, lui qui aurait pu aussi bien s’épanouir autrement, par l’écriture et la création tant ce philosophe était, profondément, littéraire.

« Il m’arrive, confiait-il dans Une lente impatience, de me demander si la politique était vraiment mon genre, et si je ne me suis pas trompé de vocation. » S’il revendiquait « la passion de l’action » et « le goût de la controverse », il disait son « peu d’aptitudes pour le calcul des forces, les négociations patientes, le travail nécessaire des alliances » et, surtout, son absence totale d’appétit de pouvoir.

Pour autant, ce n’était pas, chez lui, mépris pour la politique en son quotidien, ses savoir-faire et ses responsabilités – « La suspicion envers les logiques de pouvoir est salutaire, sans doute, ajoutait-il dans le même passage. Mais peut-on imaginer, jusqu’à nouvel ordre, une politique sans autorité, sans pouvoirs, sans organisations, sans partis. Ce serait une sorte de politique sans politique. »

Mais cet aveu d’une incapacité, à l’aune de la politique telle qu’on l’entend ordinairement, portait au-delà de son cas personnel : en émettant ce doute, Daniel Bensaïd disait aussi ce que fut l’apport des générations militantes dont sa vie témoigne avec honneur et respect, éclipsant les inconstants et les infidèles.

Elles n’ont peut-être pas fondé ni créé, ni dirigé un pays ni inventé un avenir, mais elles auront su passer le témoin, faire en sorte que l’indécente morgue des momentanés vainqueurs ne submerge pas d’oubli la mémoire des immortels vaincus, et, par-dessus tout, sauver cette promesse que l’histoire n’est jamais totalement écrite, qu’elle est aussi tissée de hasards et d’inattendus, de surgissements et de ruptures, de trouées improbables dans des ciels plombés.

De livre en livre, une inlassable production

Qu’elle fut théorique ou didactique, son inlassable production intellectuelle s’est acharnée à tenir, consolider et défendre, cette position, promesse d’espérance. Taupe marxienne creusant les galeries de l’imprévu et de l’inconnu (on lui doit un réjouissant Essai de taupologie générale illustré par Wiaz – Résistances, Fayard, 2001), il n’a cessé de théoriser le refus des fatalités et des immobilités, des dominations inébranlables et des soumissions inévitables.

Ce furent des sommes philosophiques, prolongement de ses enseignements de professeur à l’Université Paris VIII : de Marx l’intempestif (1995) et Le Pari mélancolique (1997), parus chez Fayard, au récent Eloge de la politique profane (Albin Michel, 2008). Ce fut, sous l’aiguillon de la crise, une cascade d’essais réinventant les lectures de Marx en le libérant des caricatures pour retrouver la vitalité de l’œuvre : en l’espace d’une petite année, sont ainsi parus une large introduction aux écrits politiques de Marx et d’Engels sur la Commune de Paris (Inventer l’inconnu, La fabrique, 2008), un pédagogique Marx mode d’emploi accompagné de dessins de Charb (Zones, 2009) et une longue introduction fort actuelle à un texte inédit de l’auteur du Capital (Les Crises du capitalisme, Demopolis, 2009).

Impossible d’embrasser ici toute la richesse éditoriale des dernières années de Daniel Bensaïd, tant elle dépasse l’humaine mesure. Ouvert à tous les genres, disponible pour toutes les sollicitations, s’amusant même à raconter le capitalisme comme un roman policier, il ne cherchait pas à faire œuvre comme l’on accumulerait des honneurs : il vivait, tout simplement, par l’écriture. Aux livres qui viennent d’être cités, il faudrait ajouter, parus durant la même courte période, Prenons parti, Pour un socialisme du XXIe siècle, écrit avec Olivier Besancenot (Mille et une nuits, 2009), Un nouveau théologien, B.-H. Lévy, puis 1968, fins et suites (avec Alain Krivine) et enfin Penser Agir, tous trois publiés chez Lignes en 2008.

Mais c’est encore compter sans ses nombreuses contributions à la revue qu’il avait fondée en 2001, Contretemps (d’abord chez Textuel, puis chez Syllepse), activité collective prolongeant celle des discrètes sociétés de pensée qu’il animait, entre cercle amical et club théorique : d’abord le Sprat (Société pour la résistance à l’air du temps), puis la plus récente Société Louise Michel à laquelle il avait donné rendez-vous pour un colloque international, les 22 et 23 janvier, intitulé Puissances du communisme. Ce sera son seul rendez-vous manqué.

Depuis des années, Daniel Bensaïd vivait ainsi, méthodique et ponctuel : de livre en livre, d’idée en idée, de rencontre en rencontre. Sans plan pré-établi, avec juste une farouche envie de survivre. Sans jamais la nommer – ce fut son choix – mais sans jamais en faire mystère, il évoque dans Une lente impatience sa longue maladie et ce qu’elle a changé de sa vie : « Se savoir mortel est une chose. Une autre d’en faire l’expérience et d’y croire pour de bon. Les proportions et les perspectives temporelles s’en trouvent modifiées. Les spéculations sur le lointain deviennent futiles. Le présent revêt au contraire de nouveaux reliefs. Il atteint à une sorte de plénitude. On cherche à vivre dans l’instant, selon l’inspiration et l’envie. » Impossible évidemment de dissocier sa vie et son œuvre de ce mal qui l’atteignit en 1990, alors même que se clôturait ce court XXe siècle qui fut aussi celui du communisme.

L’ombre de la maladie, la force de l’amitié

« Le début des années quatre-vingt-dix fut proprement crépusculaire », écrit-il encore dans Une lente impatience. Quelle fut la part de l’époque et de l’intime dans ce sentiment ? Sans la maladie, l’éclaireur du futur qui, en 1989, suggérait de « tout reprendre et tout revoir, tout rediscuter et tout redisputer, tout remettre en jeu, le passé et l’avenir » (Moi, la révolution, Remembrances d’un bicentenaire indigne, Gallimard), ce Bensaïd curieux, inventif et audacieux, aurait-il accompagné avec plus de constance la sentinelle du passé qui veillait à garder le passage de l’espérance ?

Aurait-il, quoi qu’il en dise, continué d’insuffler sa vitalité joyeuse à la politique concrète, comme il l’avait fait durant les vingt années précédentes, en activiste de l’internationalisme, notamment en Amérique latine ? Nul ne le sait, tant les vies ne se lisent pas à rebours. Et sans doute Daniel Bensaïd opposerait-il à cette indiscrète interrogation sa verve moqueuse, portée par son accent toulousain.

Trois livres charnières ont accompagné ce tournant d’une vie qui fit écho à celui du monde : Moi, la révolution (1989), Walter Benjamin, sentinelle messianique (1990), Jeanne, de guerre lasse (1991) – Jeanne d’Arc qu’il n’entendait pas laisser à Le Pen. Je fus l’éditeur du premier et du troisième, dans la collection « Au vif du sujet » chez Gallimard, et le passeur auprès de Plon du deuxième.

Dans une inspiration où le judaïsme, comme remémoration du passé, a sa part, cette trilogie revenait à l’idéal communiste, alors même que son imposture totalitaire s’effondrait, par, écrira ensuite Daniel Bensaïd, « le chemin buissonnier des hérésies, le détour de la rationalité messianique et le sentier escarpé d’une logique de l’événement ». C’est à la même époque que, publiant avec La Part d’ombre (Stock, 1992) un essai critique sur la présidence de François Mitterrand, je le lui ai publiquement dédié, en ces termes : « A Daniel, l’éclaireur ». Il suffit de lire la fin de ce livre pour comprendre le sens de cette dédicace : sa haute figure, intègre et raide, sauvait de la débâcle « cette génération confuse qui crut s’offrir un monde autour de Mai 68 et dut, en vieillissant, se contenter de provinces et de fiefs, de places et de situations, d’envies et d’ambitions ».

Cette fidélité n’a pas empêché les désaccords, voire, un temps, la discorde. Le journalisme, cet engagement que j’avais finalement choisi, m’éloignant des disciplines partisanes, en fut la cause tant Daniel Bensaïd ne portait pas en haute estime notre métier, bien que faisant toujours bon accueil à ses professionnels. Il soulignait, et il n’avait pas forcément tort, son inconstance, sa légèreté, son irresponsabilité, sa marchandisation, sa superficialité, sa suffisance, etc.

2) Daniel Bensaïd, philosophe et 
militant, un intellectuel marxiste rare Article de L’Humanité

Cofondateur de la LCR puis du NPA, il avait contribué par ses ouvrages et son militantisme à relancer, de façon polémique et fondatrice à la fois, une dynamique de la contestation de la mondialisation capitaliste sauvage.

Le philosophe marxiste Daniel Bensaïd est mort à Paris, ce mardi, des suites d’un cancer, à l’âge de soixante-quatre ans. Ses interventions en philosophie chevauchent les XXe et XXIe siècles. Il disparaît au moment où, précisément, il écrit dans un livre récent (Post-capitalisme. Imaginer l’après, Éditions Au Diable Vauvert, novembre 2009) à propos du néolibéralisme  : « Le vieux monde se meurt. » En réalité, sa pensée théorique est l’une des rares à avoir intégré dans la crise actuelle le point de vue de la pratique dans la théorie. Il avait parfaitement compris que le temps long de l’écologie n’est pas le temps court des cours de bourse (Une lente impatience, avril 2004) et que la crise économique et financière révélait une crise historique de la loi de la valeur alternant le « je » et le « nous ». « Se garder de la répétition », telle devrait être la devise des plus éclairés de ses disciples. Si quelques cyniques sont encore persuadés que seule la guerre peut mettre fin à la plus grave crise qu’ait connue le capitalisme, il s’avère que le degré de sophistication et la dispersion actuelle des armes nucléaires sont suffisamment dissuasifs pour imaginer que la sortie de crise ne se fera que par la redistribution planétaire des rapports de forces entre classes, à l’épreuve d’événements politiques majeurs.

Supposer que l’on puisse faire coïncider l’incitation à la consommation et les moyens de la satisfaire, l’incitation à investir, tout en garantissant un taux de profit attrayant, c’est, écrivait-il, imaginer « un monde aussi improbable qu’un arc-en-ciel tricolore ». Ce qui est posé aujourd’hui, c’est la question du dépassement et du dépérissement des rapports marchands, et les catégories philosophiques qui les sous-tendent. En freinant la diffusion de l’innovation et son enrichissement, la privatisation ôte au néolibéralisme son discours sur les bienfaits de la concurrence et déconstruit l’éloge des contraintes institutionnelles du marché mondial. C’est d’un changement de la logique même du capitalisme qu’il s’agit  : « La société nouvelle doit s’inventer sans mode d’emploi, dans l’expérience pratique de millions d’hommes et de femmes. »

Avec Daniel Bensaïd, nous perdons un intellectuel marxiste rare. De ceux qui, à la fin des années 1970, au moment du reflux des mouvements sociaux, n’ont rien renié de la radicalité de leur engagement politique. Plus encore, il a contribué par ses ouvrages et son militantisme, depuis une vingtaine d’années, à relancer, de façon polémique et fondatrice à la fois, une dynamique de la contestation de la mondialisation capitaliste sauvage. Depuis, avec la parution, en 1995, de Marx l’intempestif (Éditions Fayard, 1995), il a renouvelé la manière critique de lire les analyses historiques, économiques et scientifiques de Marx. Daniel Bensaïd était ancien élève de l’École normale supérieure de Saint Cloud, professeur de philosophie à l’université Paris-VIII, militant en mai 1968 dans la Jeunesse communiste révolutionnaire, puis dans la Ligue communiste révolutionnaire. Le Nouveau Parti anticapitaliste perd avec lui son théoricien antistalinien le plus fin. Il était connu pour ses études sur Walter Benjamin, Karl Marx et son analyse récente du postmodernisme dans les Irréductibles. Éloge de la résistance à l’air du temps (Éditions Textuel, 1999).

Daniel Bensaïd avait un certain respect pour l’école de modestie qu’est le militantisme puisqu’elle est l’admission, dans la pratique, qu’on ne pense, ni n’agit jamais entièrement seul. Il reconnaissait volontiers qu’aucune formation politique, pas même la sienne, n’avait le monopole de la critique radicale du capitalisme mais, ajoutait-il, « on ne peut pas non plus dire que les gens se bousculent pour faire vivre un marxisme critique ». Certes, la cote des idoles et des dieux est à la hausse. Le sacré revient en force. Mais c’est de penser l’avenir d’une politique progressiste et profane qu’il est aujourd’hui question en France.

Arnaud Spire

Mais la querelle, dont il rend compte au chapitre 13 d’Une lente impatience, allait alors au-delà, portant sur la question de la démocratie et de l’événement, des urgences du présent et du rôle des avant-gardes... C’était, pour moi, l’époque du Monde avec ses illusions, et sans doute ce malentendu a-t-il créé un effet de brouillage. Depuis, le temps a fait son œuvre, les épreuves ont fait preuve et nous nous sommes patiemment retrouvés, sans avoir besoin d’en dire plus. La dernière fois que j’ai vu Daniel, c’était en août 2009, à l’université du NPA où il m’avait fraternellement invité à débattre du journalisme et de la presse, après avoir lui-même soutenu avec brio notre « Appel de la Colline » face aux Etats généraux présidentiels.

Sa voix, dans Une lente impatience : « On prétend souvent qu’il faut vivre avec son temps. Ce temps se meurt. Faudrait-il aussi pourrir et disparaître avec lui ? » Si, mort, Daniel Bensaïd reste pour nombre d’entre nous vivant, c’est parce qu’il s’est refusé à cette commodité et qu’il a vécu résolument contre l’époque. Il n’en a pas moins pleinement embrassé sa vie, avec gourmandise et jouissance, dignité et simplicité.

« De la mort elle-même,écrivait-il encore, au demeurant, il n’y a pas grand chose à dire, si ce n’est qu’avec elle on ne se réconciliera jamais. Sa place est dans le bric-à-brac métaphysique, aux côtés de l’infini et de l’éternité. » Cette mort qui traverse, dans des pages bouleversantes, Jeanne, de guerre lasse, cet hommage féministe à l’indocile pucelle, écrit en 1990 sous le choc de l’annonce de la maladie. « Les comètes qui traversent le ciel de l’Histoire sont pressées, y lit-on. Jésus, Saint-Just, Guevara... Comme si leur énergie se consumait plus vite. Comme si elles devaient tout donner en une saison. On ne saurait les concevoir tièdes et rassasiées. Tu n’étais pas faite pour durer. »

Mort à un âge bien plus avancé que ces comètes-là, Daniel Bensaïd n’en a pas moins eu une vie trop courte. Mais nous savons bien qu’il durera. Parce qu’il fut, lui aussi et jusqu’au bout, la jeunesse même. La jeunesse du monde. Notre jeunesse.

3) Daniel Bensaïd a passé l’arme à gauche Bakchich

... Putain de mardi. Bensaïd était un prince de la pensée. Et un bagarreur sacré. Pour lui, ne rien faire eut été la honte. Avant tout parce qu’on n’est pas engagé par posture intellectuelle mais « corporellement engagé, avant d’avoir trouvé les raisons de nos passions ». Ses passions, Daniel Bensaïd les a comprises jeune, dans le bistrot familial toulousain, à force d’écoute et d’observation. « Un comptoir de café, c’est le divan du pauvre », avait-il confié au micro de Là-bas si j’y suis (France Inter) en 2004.

Bensaïd, sa vie est un éternel combat, de celui pour connaître la vérité sur les morts à Charonne en 1962 – en pleine guerre pour l’indépendance de l’Algérie, des policiers réprimaient dans le sang une manifestation anti-OAS (Organisation armée secrète) – à son soutien au Nouveau Parti Anticapitaliste d’Olivier Besancenot en 2009. En passant par les luttes avec l’Espagne en résistance contre Franco, la création des Jeunesses communistes révolutionnaires avec Krivine (66), Mai 68, la création de la Ligue communiste révolutionnaire (73), les grandes manifs de 95, l’Europe, les services publics…

Chaque événement historique important, chaque marque que le capitalisme apposait sur la marche du monde, était pour le philosophe, enseignant à l’université de Paris VIII, le sujet d’un texte ou d’un livre. Le dernier, Prenons parti, écrit à quatre mains avec Olivier Besancenot, est une réflexion sur ce que pourrait être le socialisme du XXIe siècle. Alors, inévitablement, pour ceux qui ont la fâcheuse habitude de ne pas se laisser faire, Daniel Bensaïd était un moteur.

A l’université où je m’inscrivais au début des années 2000, il était, sûrement sans le savoir, un repère essentiel pour les étudiants qui voulaient penser leur révolte, contre le score de Le Pen au premier tour des présidentielles en 2002, les réformes des retraites en 2003, le Traité européen en 2005, le CPE en 2006… Souvent, dans les AG, ses livres circulaient. Une amie de l’époque m’en avait prêté un, que je mis des nuits à comprendre vraiment. « C’est du Bensaïd, il faut s’accrocher ». On s’encourageait, on lisait. Et on l’écoutait sur France Inter. En 2004, on a eu les moules qu’il nous lâche, « Bensi ». Il était malade, et son livre sur les raisons de l’engagement, Une lente impatience, s’apparentait à un signe d’adieu. Mais c’était reparti…

Et maintenant ? La gauche vient de perdre un grand penseur, également acteur de la vie politique, qui aimait rappeler qu’on peut « agir sur la partie non fatale du devenir ». Il y a des vides dont la nature a horreur.

Source : bakchich.info

4) Daniel Bensaïd, mort d’un homme Ligue Article de Libération

Philosophe marxiste et fondateur de la LCR, il a tenté de concilier l’héritage politique de la IVe Internationale et le gauchisme de Mai 68.

Philosophe marxiste, fondateur de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), figure chaleureuse du débat intellectuel français, Daniel Bensaïd est mort hier d’une longue maladie, à l’âge de 63 ans. Dans la galaxie de la pensée radicale, il incarnait une voie médiane, tout à la fois fidèle au projet marxiste et désireuse d’affronter sans détour les impasses du communisme « réel ». Ami de toujours d’Alain Krivine, globe-trotter habitué des forums sociaux aux quatre coins du monde, il appartenait à cette frange du trotskisme qui, depuis trente ans, tente de concilier le gauchisme politique hérité de la IVe Internationale et le gauchisme culturel né en 1968. Sans toujours y arriver.

Sa mère était modiste à Oran. Son père fut un temps apprenti boxeur : « La boxe offrait aux Juifs d’Afrique du Nord une possibilité de promotion sociale », raconte-t-il dans son autobiographie [1]. Il naît en 1946, à Toulouse, où le couple est venu ouvrir Le Bar des amis, à deux pas de ce qui deviendra l’usine AZF. « La cellule communiste du quartier tenait au bistrot ses réunions annuelles de remise des cartes. » Devenu trotskiste, il n’a jamais renié son attachement à la notion de « parti » et, ces dernières années, aux théoriciens altermondialistes qui proposaient de s’en débarrasser, il répliquait : « Supprimez la médiation des partis et vous aurez le parti unique - voire l’Etat - des « sans-parti ». On n’en sort pas. » [2]

Pilotage. En 1968, il est sur les barricades. Etudiant à Normale Sup, il est déjà l’un des dirigeants des Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR). Ses camarades de manifs s’appellent Krivine, donc, ou encore Henri Weber, aujourd’hui sénateur socialiste. Bensaïd et Weber passent l’été ensemble, enfermés dans l’appartement de Marguerite Duras pour écrire Mai 1968 : une répétition générale ? Mais Bensaïd n’a jamais joué l’ancien combattant. Voilà ce qu’il en disait : « Assez de ressassements soixante-huitards, de glu générationnelle, de souvenirs de chambrées sublimés en plus bel âge de la vie. On en a trop dit, et trop fait. Une montagne, ce qui fut un pli ou une bosse sur une morne plaine, mais point une cime historique s’élançant à l’assaut du ciel. »

En 1969, la JCR devient la LCR et, depuis Bensaïd, n’a pas cessé de participer au pilotage du mouvement, y compris sous l’ère Besancenot et jusqu’à la fondation du NPA en 2009, qu’il a théorisé et accompagné en lançant un centre de réflexion, la Société Louise Michel. Avec son accent du Sud et son infinie gentillesse, il était toujours disponible pour expliquer - et justifier - la ligne du parti et ses divers à-coups. A partir du milieu des années 90, il publie plusieurs ouvrages sur l’actualité de la pensée de Marx. Plus récemment, il animait une revue, ContreTemps, carrefour d’une gauche radicale qui se cherche, se confronte, ne fait pas semblant d’avoir réponse à tout. Une ouverture intellectuelle dont le revers était de donner, parfois, l’impression que la révolution tenait surtout de « l’hypothèse stratégique », du « pari mélancolique » - au point de devenir, notait le philosophe Philippe Raynaud, « une sorte de supplément d’âme du radicalisme démocratique » [3].

Séfarade. Selon la boutade attribuée à Annie Kriegel, la seule raison pour laquelle les discussions à la tête de la Ligue n’avaient pas lieu en yiddish, c’était que Bensaïd était séfarade. De fait, dans la LCR des premiers temps, les Juifs dominent largement et parmi eux, les ashkénazes. Lui venait de l’autre branche du judaïsme et si, toute sa vie, il s’est voulu « profane » et « mécréant », il n’en fut pas moins très sensible aux travaux de Walter Benjamin, théoricien d’un « messianisme révolutionnaire » rassemblant Marx, le judaïsme et l’école de Francfort. Au début de la deuxième Intifada, il prit l’initiative, avec Rony Brauman, d’une pétition titrée « En tant que Juifs… » qui critiquait l’idée que les juifs de France aient obligatoirement à approuver la politique israélienne. Symétriquement, il voyait en Tariq Ramadan « un adversaire stratégique dans la lutte au long cours pour la sécularisation du monde » - mais sans exclure des alliances « de circonstance ». [4] Daniel Bensaïd sera inhumé dans l’intimité. Les 22 et 23 janvier, un colloque intitulé « Puissances du communisme » se tiendra à l’université de Saint-Denis, avec, entre autres, les philosophes Jacques Rancière et Etienne Balibar. Il en était l’initiateur. Depuis quelque temps, ses amis avaient compris qu’il n’y serait pas. Le [dimanche 24] une soirée d’hommage aura lieu à l’initiative du NPA.

Eric Aeschimann

AESCHIMANN Eric

Notes

[1] « Une lente impatience », Stock, 2004.

[2] In « La Démocratie dans tous ses états », La Fabrique, 2009.

[3] « L’Extrême Gauche plurielle », éditions Autrement, 2006.

[4] « Fragments mécréants », Lignes, 2005.

* Paru dans le quitidien Libération du 13/01/2010.


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