Sarkoberlusconisme , télécratie et crise de la représentation politique (entretien avec Pierre Musso, universitaire)

samedi 26 décembre 2009.
 

Dans Télé-politique, le sarkoberlusconisme à l’écran, qu’il vient de publier, Pierre Musso, professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université de Rennes-II, décrypte les liens étroits entre néopolitique et néotélévision, en France et en Italie. Ou comment
les deux chefs d’État utilisent les outils du marketing pour se mettre en scène au service d’une vision néolibérale.

Avant tout, pouvez-vous définir le sarkoberlusconisme  ?

Pierre Musso. C’est le rapprochement des politiques de Nicolas Sarkozy et de Silvio Berlusconi. Au-delà des différences entre les deux pays, et des différences de personnalité, ils ont des points communs. Le premier, c’est leur appartenance à la même famille politique néolibérale (Forza Italia et UMP) au sein du Parti populaire européen. Dans les deux pays, il y a aussi une extrême concentration et personnalisation du pouvoir autour de ces deux leaders. Troisièmement, ils ont rassemblé toutes les droites de leur pays. Enfin, ils ont face à eux une opposition de gauche et de centre gauche faible, divisée et sans projet alternatif.

Qu’incarnent Sarkozy et Berlusconi  ?

Pierre Musso. Les valeurs de l’entreprise. Pour Berlusconi, c’est assez naturel  : avant d’entrer en politique, en 1993, il a été pendant trente ans chef d’entreprise. Cette culture est importée en politique pour transformer l’État. L’État va être soumis aux critères du management  : efficacité et compétitivité, avec une vision néolibérale. C’est l’État entreprise. La deuxième valeur qu’ils partagent, c’est celle de « l’État pénitence », comme dit Pierre-André Taguieff, qui complète l’État entreprise. On peut le qualifier aussi d’État justicier, qui « répond aux victimes ». Dans une société victimisée, Sarkozy et Berlusconi se présentent comme des sauveurs  : de la crise, des victimes de délits, etc. On retrouve cette rhétorique dans les médias, notamment dans la télévision contemporaine, qui traite énormément de la victimisation.

Vous identifiez les outils de la néotélévision, notion que vous empruntez à l’écrivain Umberto Eco, par lesquels Sarkozy comme Berlusconi font passer leur communication  : talk-show, télé-réalité, storytelling… Pouvez-vous en décrypter la mécanique  ?

Pierre Musso. À travers la notion de télécratie, de pouvoir des médias, on pense que si on détient les moyens de communication, notamment la télé, on contrôle l’opinion. Je pense que ça ne fonctionne pas comme ça, mais à l’envers  : on ne gouverne plus par la violence, on gouverne par la fascination. Par le biais du marketing dans l’entreprise, par la captation de l’attention dans les médias. À partir du moment où les citoyens se transforment en public, ils deviennent commentateurs décrypteurs, mais perdent de leur capacité d’être des citoyens, d’intervenir dans la vie sociale au-delà du simple SMS envoyé à l’émission de télé-réalité… Si on identifie cette mutation politique, économique et culturelle, on comprend mieux comment fonctionne le sarkoberlusconisme  : par l’omniprésence télé réelle, à la fois sur l’écran et dans le réel.

Tous deux n’hésitent d’ailleurs pas à se mettre en scène…

Pierre Musso. Ils ont bien compris les rouages de la néotélévision. D’abord, le feuilleton. Ça permet, dans un flot d’images, de fixer des rendez-vous. Comme le héros de série (on suit ses aventures amoureuses, par exemple), le politique fidélise. Que fait Sarkozy avec son fils, Carla… ou Berlusconi avec ses escort girls, ses démêlés judiciaires  ? Ils ne cessent d’ordonner une série dont ils sont tantôt le héros, tantôt le martyr. Le leader politique n’est plus le père de la nation, c’est un repère, dans une société hyperfluide. Ils ont aussi compris que la néotélévision fonctionne sur un rythme particulier, à l’instar des séries américaines, 24 Heures chrono, Urgences… Comme leur nom l’indique, avec un rythme très rapide. L’homme d’État se calque sur les médias et fonctionne sur ce rythme du clip, du zapping, celui de la vie dans notre société. C’est la démocratie de l’instant. Les mauvaises gazettes disent que le rythme hyperrapide et saccadé de Berlusconi ou de Sarkozy serait dû à la psychologie du personnage, qui serait agité. Les bonnes savent que toute institution doit fonctionner au rythme de la société.

Pourquoi la néotélévision, 
plus qu’Internet ou la presse
papier, est le vecteur idéal 
du sarkoberlusconisme  ?

Pierre Musso. D’abord parce que chacun regarde en moyenne trois heures et demie par jour, en France comme en Italie. Ensuite parce que c’est une télévision dans laquelle le centre, c’est le plateau, et son animateur. Ce qui n’était pas le cas de la paléotélévision. L’essentiel est dans la relation directe entre l’animateur présentateur et le téléspectateur  : « Tu me regardes, je te regarde droit dans les yeux. »

Est-ce une incarnation  ?

Pierre Musso. Absolument. Avec la figure centrale de l’animateur, plus important presque que l’invité. C’est lui qui orchestre le débat, définit les questions, qui parle et commente. À l’échelle de la société, Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy fonctionnent comme des animateurs du débat public  : un thème tous les jours, la fixation de l’agenda, la distribution des sujets. Leur intention est de cliver en permanence la société, sur tous les sujets, à commencer par eux-mêmes  : il y a les pro et les anti-Berlu ou Sarko. Ce qui compte, c’est de demeurer au centre du débat public.

Quel est le message délivré  ?

Pierre Musso. Au-delà des mots, ils veulent incarner, à travers leur hyperactivisme, cet effort, cette tension  : « Je suis, moi, président, le leader qui est constamment au travail », au service du pays. C’est une mise en scène de leur message. Comme l’historien Ernst Kantorowicz (dans Frédéric II et les Deux Corps du roi), je parle de la symbolique incarnée. La morale, le message que le sarkoberlusconisme fait passer c’est  : « Vous pouvez réussir. Comme moi, Silvio Berlusconi, self-mademan, ou moi, Nicolas Sarkozy, fils d’immigrés hongrois. »

En quoi Sarkozy s’est-il déjà inspiré de l’expérience italienne  ?

Pierre Musso. Berlusconi a construit un empire de télévision, dans le cadre de la dérégulation de la télévision italienne, en 1970-1980. Il maîtrise parfaitement les techniques de la néotélévision, dont les émissions phares sont le talk-show, lieu où on théâtralise la vie privée  ; et la télé-réalité, qui met en scène l’homme ordinaire tantôt dans la compétition, tantôt avec compassion. C’est une télé inspiratrice de l’État néolibéral avec ses deux faces, opposant winners et loosers. Sarkozy et Berlusconi fonctionnent comme des personnages de télé-réalité. Il y a une différence  : Nicolas Sarkozy est un politique professionnel, qui n’a pas vécu dans l’entreprise comme Berlusconi. Mais comme lui, il importe le discours, les valeurs, l’hégémonie culturelle de l’entreprise. Avec pour notion centrale la valeur travail. Et même si l’expression vient d’un héritage qui était celui de la gauche du XIXe siècle, c’est le pivot de son discours politique. Et pas seulement dans la formule « travailler plus pour gagner plus ». La valeur travail c’est la clé pour lier dimension managériale et éthique catholique, car la France comme l’Italie sont deux pays dans lesquels la référence à la religion catholique est centrale. Dans l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber a montré que le profit ne posait pas problème pour le capitalisme de type anglo-saxon. Mais dans les pays méditerranéens, à valeur catholique, le seul argent qu’on puisse gagner c’est à la sueur de son front, par le travail. Le travail est donc la seule valeur qui permette de « moraliser le capitalisme », selon la formule de Sarkozy. Il dit  : « Nous voulons un capitalisme d’entrepreneurs et pas un capitalisme de spéculateurs. » Berlusconi dit  : « je veux un capitalisme spiritualisé », ce qui est encore plus net par rapport aux valeurs spirituelles du Vatican. Un capitalisme construit sur l’effort, sur la compétitivité.

Berlusconi a mis en place, et Sarkozy l’a vanté lors de sa réforme de l’audiovisuel public, le modèle des grands champions médias, que vous qualifiez d’usines culturelles.

Pierre Musso. L’idée que j’ai empruntée au critique de télévision Serge Daney et développée, c’est que la télévision imprègne le politique mais que, en retour, le politique soutient un modèle de télévision, celui porté par ces « champions ». Berlusconi vient de la néotélévision et veille à l’amplifier à travers ses réformes, en l’opposant à la RAI, qu’il considère comme une télévision d’État.

Toujours ce fameux clivage  ?

Pierre Musso. Oui. D’un côté une télévision d’État, éducatrice, et de l’autre la télévision libre, divertissante, financée par la publicité. Nicolas Sarkozy, dans sa réforme, a repris cette coupure. Comment justifier par exemple la nomination du président de France Télévisions par le président de la 
République  ? Si on voulait marquer la télévision publique comme télévision d’État, on ne pouvait pas faire mieux. En marquant dans l’opinion qu’il existe deux catégories de télé, une, publique, liée à l’État, et l’autre, privée, liée au business et au divertissement, on renvoie à la dichotomie de la société et de l’État libéral  : d’un côté un État compétiteur avec ses champions, de l’autre un État éducateur qui s’occupe de la police des corps et des esprits. On transforme l’État providence en un État néolibéral duel. Et quoi de mieux que d’inscrire cette dichotomie dans le média le plus populaire, la télévision  ?

Quand ce projet prend corps publiquement, le 8 janvier 2008, dans son discours, Nicolas Sarkozy surprend tout le monde. Or il était inscrit dans son action depuis le début des années quatre-vingt-dix, lorsqu’il était ministre de la Communication en 1994.

Pierre Musso. C’était écrit. Je cite le livre d’Alain Minc, le Média-choc, publié en 1993. Vingt-sept ans avant la réforme, il décrit exactement les principes de ce qu’il nomme une « réforme de droite » de la télévision.

Minc était déjà prescripteur de ce que Sarkozy allait dire  ?

Pierre Musso. En tout cas il l’est devenu. On sait qu’il a inspiré cette réforme. L’idée de Minc c’est que les nations sont en guerre économique, donc les États doivent se comporter comme des entreprises. Berlusconi l’a déclaré  : « Je suis le PDG de l’Italie. » Et Sarkozy fait constamment référence à la « team » France… L’État doit donc soutenir ses grandes entreprises. Pour Berlusconi, c’est normal, le champion c’est son groupe, Fininvest. C’est d’ailleurs l’anomalie italienne de la confusion des pouvoirs  : le premier ministre est patron du plus grand groupe de médias et troisième fortune italienne. Dans le cas de Sarkozy, il n’y a pas la même anomalie, mais la même vision. Le soutien se concentre sur quatre ou cinq groupes  : Lagardère, Bolloré, Bouygues, Vivendi… Pas seulement parce qu’ils sont des lieux de production économique, mais aussi parce que ces firmes sont des lieux de production culturelle. Elles livrent une vision du monde, un discours. Quand on parle d’État entreprise, il faut comprendre hybridation entre industries culturelles et pouvoir politique en quête de sens.

Vous dites que le sarkoberlusconisme répond à la crise politique  !  ?

Pierre Musso. Il répond à une question qui frappe tous les politiques  : comment réagir à la crise de la représentation politique  ? Leur réponse c’est d’une part la démocratie compétitive, de l’autre la démocratie contemplative (la fascination par les techniques précitées). Est-ce que ça va durer  ? Au-delà des hommes concernés, la pensée peut subsister. Le thatchérisme a survécu à Margaret Thatcher, jusque dans les politiques de Tony Blair. Le problème c’est le vide politique. Berlusconi, de la même façon qu’il s’est construit économiquement sur la dérégulation, s’est construit politiquement sur un vide politique. Comme le disait Margaret Thatcher  : « There is no alternative. » C’est l’absence de pensée neuve, de programme et surtout d’unité des forces de gauche qui leur offre tant de possibilités. On est fort aussi des faiblesses de ses compétiteurs.

Entretien réalisé par Grégory Marin, L’Humanité


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