Démocratie bourgeoise et démocratie prolétarienne (par Ernest Mandel extrait de Introduction au marxisme)

dimanche 4 novembre 2018.
 

1. liberté économique et liberté politique

Pour beaucoup de gens qui ne réfléchissent pas à cette question, liberté politique et liberté économique sont des notions équivalentes. C’est ce qu’affirme notamment le dogme libéral, qui prétend aujourd’hui se prononcer de la m8me façon « pour la liberté » dans tous les domaines.

Cependant, si la liberté politique peut être aisément définie de façon à ce que la liberté des uns n’implique pas l’asservissement des autres, il n’en va pas de même pour la liberté économique. Un instant de réflexion démontre que la plupart des aspects de cette « liberté économique » impliquent précisément l’inégalité, l’exclusion automatique d’une grande partie de la société de la possibilité de jouir de cette même liberté.

La liberté d’acheter et de vendre des esclaves implique que la société soit divisée en deux groupes : les esclaves et les maîtres d’esclaves. La liberté d’approprier les grands moyens de production comme propriété privée implique l’existence d’une classe sociale obligée de vendre sa force de travail. Que ferait le propriétaire d’une grande usine, si personne n’était obligé de travailler pour le compte d’autrui ?

Logiques avec eux-mêmes, les bourgeois de l’ère ascendante du capitalisme défendirent le principe de la liberté d’envoyer travailler à la mine des enfants de 10 ans ; la liberté d’obliger les travailleurs à trimer 12 ou 14 heures par jour. Mais une seule liberté était obstinément refusée : la liberté d’association des travailleurs, interdite en France par la fameuse Loi Le Chapellier adoptée en pleine Révolution française, sous prétexte d’interdire toutes les coalitions d’origine corporatiste.

Ces contradictions apparentes dans l’idéologie bourgeoise se dissolvent dès qu’on réorganise toutes ces attitudes autour d’un seul thème central : la défense de la propriété et de l’intérêt de classe capitalistes.

Voilà la base de toute l’idéologie bourgeoise, et non une quelconque défense intransigeante du « principe » de liberté.

Cela apparaît le plus nettement dans l’histoire du droit de vote.

Le parlementarisme moderne est né comme expression du .droit de la bourgeoisie de contrôler les dépenses publiques financées par les impôts qu’elle payait. Elle proclama durant la révolution anglaise de 1649 : no taxation without representation ( pas d’impôts sans représentation parlementaire ). Il s’en suit logiquement qu’elle dénia le droit de vote aux classes populaires qui ne payaient pas d’impôts : leurs représentants « démagogues » ne seraient-ils pas portés à voter constamment de nouvelles dépenses, vu le fait que d’autres devraient les payer ?

De nouveau, ce qui se trouve à la base de l’idéologie bourgeoise ce n’est nullement le principe de l’égalité de droits de tous les citoyens ( le droit de vote censitaire foule cyniquement aux pieds de ce principe), ni le principe de la liberté politique garantie à tous, mais bien la défense et l’illustration des coffres-forts, des gros sous !

2. L’état bourgeois au service des intérêts de classe du capital

Aussi, au l9ème siècle n’était-il guère difficile d’expliquer aux travailleurs que l’Etat bourgeois n’était guère « neutre » dans la lutte de classe, n’était point un « arbitre » entre le Capital et le Travail, chargé de défendre « l’intérêt général », mais qu’il représenta bel et bien un instrument de défense des intérêts du Capital contre ceux du Travail.

Seule la bourgeoisie avait le droite de vote. Seule la bourgeoisie pouvait librement refuser l’embauche des travailleurs : Dès que les ouvriers se mirent en grève et refusèrent collectivement de vendre leur force de travail aux conditions dictées par le Capital, on envoya les gendarmes ou l’armée, ou leur tira dessus. La justice était une justice de classe évidente. Parlementaires, juges, hauts officiers, hauts fonctionnaires colonisateurs, ministres, évêques : tous sortaient de la même classe sociale. Tous étaient lies entre eux par les mêmes liens d’argent, d’intérêt, voire de famille. La classe ouvrière était totalement exclue de tout ce joli monde-là.

Cette situation s’est modifiée à partir du moment ou le mouvement ouvrier moderne prend son essor, acquiert une puissance organisationnelle redoutable, arrache le suffrage universel au travers d’imposantes actions directes ( grèves politiques en Belgique, Autriche, , Suède, Pays-Bas, Italie etc. ).

La classe ouvrière se trouve largement représentée au Parlement ( du coup, elle se trouve également obligée de payer une grande partie des imp6ts ; mais cela c’est une autre histoire ). Des partis ouvriers réformistes participent à des gouvernements de coalition avec la bourgeoisie. Quelquefois, ils commencent même a constituer des gouvernements composés exclusivement de représentants de partis sociaux-démocrates ( Grande- Bretagne, Scandinavie ).

Dès lors, l’illusion d’un Etat « démocratique » au-dessus des classes, « arbitre » réel et « conciliateur » des oppositions de classe, peut être acceptée plus facilement au sein de la classe ouvrière. C’est une des fonctions essentielles du révisionnisme réformiste que de diffuser largement de telles illusions.

Jadis, ce fut l’apanage exclusif de la social-démocratie. Aujourd’hui, les Partis Communistes engagés dans un cours néo-réformiste répandent le même genre d’illusions.

La nature réelle de l’Etat bourgeois, même le plus « démocratique », se révèle cependant tout de suite si on examine à la fois son fonctionnement pratique et les conditions matérielles de ce fonctionnement.

Il est typique qu’au fur et à mesure que le suffrage universel est conquis par les masses laborieuses et que les représentants ouvriers pénètrent en force dans les Parlements, le centre de gravité de l’Etat fondé sur la démocratie parlementaire se déplace inexorablement du Parlement vers 1’appareil d’Etat bourgeois permanent : « Les ministres viennent et s’en vont, la police reste ».

Or, cet appareil d’Etat, par la façon dont il est recruté dans ses sommets, par la manière dont il organise sa hiérarchie, par les règles de sélection et de carrière qui président, secrète une symbiose parfaite avec la moyenne et la grande bourgeoisie. Des liens idéologiques, sociaux et économiques indissolubles relient cet appareil à la classe bourgeoise. Tous les hauts fonctionnaires touchent des traitements tels qu’ils permettent une accumulation privée du capital, quelquefois modeste, mais toujours réelle, ce qui intéresse ces personnes même individuellement à la défense de la propriété privée et à la bonne marche de l’économie capitaliste.

En outre, l’Etat fondé sur le parlementarisme bourgeois est livré corps et âme au Capital par les chaînes d’or de la dépendance financière et de la dette publique. Aucun gouvernement bourgeois ne peut gouverner sans faire un appel constant au crédit, contrôlé par les banques, le capital financier, la grande bourgeoisie. Toute politique anti-capitaliste qu’un gouvernement réformiste ne voudrait qu’esquisser se heurte immédiatement au sabotage financier et économique des capitalistes. La « grève des investissements », l’évasion des capitaux, I’inflation, le marché noir, la chute de la production, le chômage, résultent rapidement de cette riposte.

Toute l’histoire du 20ème siècle le confirme : il est impossible d’utiliser le Parlement bourgeois et le gouvernement fondés sur la propriété capitaliste et l’Etat bourgeois de manière conséquente contre la bourgeoisie. Toute politique qui veut effectivement suivre une voie anti-capitaliste est rapidement confrontée avec le dilemme : ou bien capituler devant le chantage a la puissance du Capital ; ou bien briser 1’appareil d’Etat bourgeois et remplacer les rapports de propriété capitalistes par l’appropriation collective des moyens de production.

3. Les limites des libertés démocratiques bourgeoises

Ce n’est pas par hasard si le mouvement ouvrier s’est trouvé à l’avant-garde de la lutte pour les libertés démocratiques au l9ème et 20ème siècle. En défendant ces libertés, le mouvement ouvrier défend en même temps les conditions les meilleures pour sa propre ascension. La classe ouvrière est la classe la plus nombreuse dans la société contemporaine. La conquête des libertés démocratiques lui permet de s’organiser, d’acquérir l’assurance du grand nombre, de peser de plus en plus lourdement dans la balance des rapports de force.

En outre, les libertés démocratiques conquises en régime capitaliste représentent la meilleure école de la démocratie substantielle dont les travailleurs jouiront demain après avoir renverse le règne du Capital.

Trotsky parle à juste titre des « cellules de démocratie prolétarienne au sein de la démocratie bourgeoise » que représentent les organisations de masse de la classe ouvrière, la possibilité pour les travailleurs de tenir congrès et cortèges, d’organiser des grèves et des manifestations de masse, d’avoir leur presse, leurs écoles, leurs théâtres et leurs cinés clubs etc.

Mais c’est précisément parce que les libertés démocratiques revêtent une importance capitale aux yeux des travailleurs, qu’il importe d’autant plus de saisir les limites de la démocratie parlementaire bourgeoise même la plus avancée, du point de vue de ces libertés.

Tout d’abord, la démocratie parlementaire bourgeoise est une démocratie indirecte, au sein de laquelle seuls quelques milliers ou dizaines de milliers de mandataires ( députés, sénateurs, maires, bourgmestres, conseillers municipaux ou généraux etc. ) participent à l’administration de l’Etat.

L’écrasante majorité des citoyens est exclue d’une telle participation. Son seul pouvoir, c’est celui .de déposer un bulletin de vote dans une urne, tous les 4 ou 5 ans.

Ensuite, l’égalité politique dans une démocratie parlementaire bourgeoise est une égalité purement formelle et non pas une égalité réelle. Formellement, le riche et le pauvre détiennent le même « droit » de fonder un journal, dont le fonctionnement coûte des centaines de millions de francs. Formellement, le riche et le pauvre détiennent le même droit » d’acheter un temps d’émission a la TV et la même « possibilité » d’influencer le lecteur. Mais comme l’exercice pratique de ces droits présuppose la mise en mouvement de puissants moyens matériels, le riche seul en jouit pleinement. Le capitaliste réussira à influencer un grand nombre d’électeurs qui dépendent matériellement de lui, acheter des journaux, des stations radio ou du temps de TV grâce à ses subsides. Il « tiendra » des parlementaires et des gouvernements par le poids de son capital.

Finalement, même si l’on fait abstraction de toutes ces limites propres à la démocratie parlementaire bourgeoise, et qu’on suppose à tort qu’elle soit parfaite, il reste qu’elle n’est qu’une démocratie politique. Mais à quoi sert une égalité politique entre le riche et le pauvre - qui est loin d’être réelle ! - si en même temps elle coïncide, non pas pour quelques années mais depuis plus d’un demi-siècle Voire plus d’un siècle (selon le pays qu’on examine avec une inégalité économique et sociale énorme, qui va en augmentant ? Même si les riches et les pauvres avaient exactement les mêmes droits politiques, les premiers n’en conservent pas moins un énorme pouvoir économique et social qui fait défaut aux seconds, et qui subordonne inévitablement les seconds aux premiers dans la vie de tous les jours.

4. Répression et dictatures bourgeoises

La nature de classe de l’Etat fondé sur la démocratie parlementaire bourgeoise apparaît de la manière la plus nette lorsqu’on examine son rôle répressif. On connaît d’innombrables conflits sociaux ou police, gendarmes et militaires sont intervenus pour « casser » des piquets de grève, disperser des manifestations ouvrières, faire évacuer des usines occupées par les travailleurs, tirer sur les grévistes.

On ne connaît guère de cas ou la police, la gendarmerie, (les CRS ou l’armée de la bourgeoisie soient intervenus pour arrêter des patrons quand ils licencient des ouvriers, aient aidé les travailleurs à occuper des usines fermées par le Capital, ou aient tiré sur des bourgeois qui organisent la vie chère, l’évasion des capitaux ou la fraude fiscale.

Les apologistes de la démocratie bourgeoise répliqueront que les ouvriers violaient « la loi » dans tous les cas précités, et qu’ils menaçaient « l’ordre public », que les forces de répression sont censées défendre. Nous répondons que cela confirme bien que la « loi » n’est guère neutre mais est une loi bourgeoise qui protège la propriété capitaliste ; que les forces de répression sont au service de cette propriété ; qu’elles se comportent dès lors fort différemment selon que les ouvriers ou les capitalistes commettent des. violations formelles de « la loi » ; et. que rien ne confirme mieux le caractère fondamentalement bourgeois de l’Etat.

En temps normaux, les appareils de répression ne jouent qu’un rôle marginal dans le maintien du régime capitaliste, pour autant que celui-ci est respecté de fait, dans la vie de tous les jours, par la grande majorité des classes laborieuses. II en va autrement dans des périodes de crise aiguë ( qu’elle soit économique, sociale, politique, militaire ou financière), pendant lesquelles le régime capitaliste est profondément ébranlé, pendant lesquelles les masses laborieuses manifestent leur volonté de jeter bas le régime, ou pendant lesquelles celui-ci n’arrive plus à fonctionner normalement.

Alors la répression remonte à l’avant-plan de la scène politique.

Alors la nature profonde de I’Etat bourgeois se révèle brusquement dans toute sa nudité : un groupe d’hommes armés au service du Capital. Ainsi se confirme une règle plus général de l’histoire des sociétés de classe. Plus stable est cette société, plus elle peut se permettre le luxe d’accorder diverses libertés formelles aux opprimés. Plus elle est instable et secouée par des crises profondes, plus elle doit exercer le pouvoir politique par la voie de la violence sans phrases.

Ainsi l’histoire du l9ème et 20ème siècle est parsemée de diverses expériences de suppression de toutes les libertés démocratiques des travailleurs par des dictatures bourgeoises : dictatures militaires, bonapartistes ou fascistes. La dictature fasciste est la forme la plus brutale et la plus barbare de la dictature au service du Grand Capital.

Elle se caractérise notamment par le fait qu’elle ne supprime pas seulement les libertés pour les organisations révolutionnaires ou radicales de la classe ouvrière, mais qu’elle cherche, encore à écraser toute forme d’organisation collective et de résistance des travailleurs, y compris les syndicats et les formes les plus élémentaires de grèves. Elle se caractérise également par le fait que la tentative d’atomiser (a classe ouvrière, pour être tant soit peu efficace, ne peut pas s’appuyer seulement sur l’appareil de répression traditionnel ( armée, gendarmerie, police, juges) mais sur des bandes armées privées émanant a leur tour d’un mouvement de masse : celui de la petite-bourgeoisie paupérisée, désespéré e par la crise et 1’inflation, et que le mouvement ouvrier n’a pas réussi à entraîner dans son camp par une politique d’offensive anti-capitaliste audacieuse.

La classe ouvrière et son avant-garde révolutionnaire ne peuvent être neutres devant la montée du fascisme. Ils doivent défendre becs et ongles leurs libertés démocratiques.

A cette fin, ils doivent opposer un front unique de toutes les organisations ouvrières, y compris les plus réformistes et les plus modérées, à la montée du fascisme, afin d’écraser dans l’oeuf la bête malfaisante. Ils doivent créer leurs propres unités d’auto-défense contre les bandes armées du capital, et ne pas se fier a la protection de l’Etat bourgeois. Des milices ouvrières appuyées par la masse des travailleurs, unifiant toutes les organisations ouvrières, et empêchant toute tentative fasciste de terroriser un secteur quelconque des masses, de briser une seule grève, de faire « sauter » un seul meeting d’une organisation ouvrière : telle est la voie pour barrer la route à la barbarie fasciste qui aboutit autrement aux camps de concentration, aux massacres et tortures, à Buchenwald et Auschwitz. Toute réussite sur cette voie permet d’ailleurs aux masses laborieuses de passer résolument à la contre-offensive et d’abattre, avec la menace fasciste, le régime capitaliste qui 1’a fait naître et qui 1’a nourrie.

5. la démocratie prolétarienne

L’Etat ouvrier, la dictature du prolétariat, la démocratie prolétarienne, que les marxistes veulent substituera l’Etat bourgeois qui reste en définitive la dictature de la bourgeoisie, même sous sa forme la plus démocratique, se caractérise par une extension et non par une restriction des libertés démocratiques effectives pour la masse des citoyens qui travaillent.

Surtout après l’expérience désastreuse du stalinisme, qui a sapé la crédibilité des serments démocratiques des Partis Communistes officiels, il est indispensable de rappeler avec force ce principe de base. L’Etat ouvrier sera plus démocratique que l’Etat fondé sur la démocratie parlementaire, dans le mesure où il étendra fortement l’aire de la démocratie directe. Ce sera un Etat qui commencera à dépérir dès sa naissance, en livrant des domaines entiers de l’activité sociale à l’autogestion et l’autoadministration des citoyens concernés (postes, télécommunications, santé, enseignement, culture etc.)

Il associera la masse des travailleurs organisés dans des conseils ouvriers à l’exercice direct du pouvoir, en abolissant les frontières fictives entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Il éliminera le carriérisme de la vie publique en limitant les traitement des fonctionnaires, y compris les plus hauts placés, au salaire d’un ouvrier moyennement qualifié. Il entravera la formation d’une nouvelle caste d’administrateurs-à-vie en introduisant le principe de la rotation obligatoire pour toute délégation de pouvoir.

L’Etat ouvrier sera plus démocratique que l’Etat fondé sur la démocratie parlementaire, dans la mesure où il créera les bases matérielles pour l’exercice des libertés démocratiques par tous. Les imprimeries, les postes de radio et de TV, les salles de réunion, de viendront propriété collective, et seront mises à la disposition effective de tout groupe de travailleurs qui les réclame. Le droit de créer diverses organisations politiques, y compris d’opposition ; de créer une presse d’opposition, de laisser les minorités politiques s’exprimer dans la presse, à la radio et à la TV, sera jalousement défendu par les conseils ouvriers. L’armement général des masses laborieuses, la suppression de l’armée permanente et des appareils de répression, l’élection des juges, la publicité complète de tous les procès, seront la garantie la plus forte de ce qu’aucune minorité ne puisse s’arroger le droit d’exclure un quelconque groupe de citoyens laborieux de l’exercice des libertés démocratiques.


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