APRÈS LA DÉFAITE DES TIGRES TAMOULS • Jours horribles au Sri Lanka

jeudi 22 octobre 2009.
 

Une aide-soignante britannique d’origine tamoule raconte les derniers jours de la guerre civile au Sri Lanka et la vie quotidienne dans les camps, où sont retenues 300 000 personnes.

Une jeune mère se tenait au bord de la route, désemparée. “Elle ne pouvait emporter le corps de son enfant mort, qu’elle serrait dans ses bras, ni se résoudre à l’abandonner. Elle ne savait que faire… Finalement, à cause des bombardements et des gens qui couraient à droite et à gauche – il y avait des milliers de personnes qui cherchaient à fuir et se bousculaient –, elle a dû laisser le bébé au bord de la route, elle a dû l’abandonner là et se sauver elle aussi, elle n’avait pas le choix. Et je me disais : ‘Mais qu’ont-ils fait de mal ? Pourquoi doivent-ils subir cela ? Pourquoi la communauté internationale ne réagit-elle pas ?’ Je me le demande encore.”

Quatre mois plus tard, Damilvany Gnanakumar est assise sur un sofa de cuir crème dans le salon de la maison familiale à Chingford, dans l’Essex [comté situé au nord-est de Londres], et nous raconte les derniers jours de la violente guerre civile au Sri Lanka [qui s’est officiellement achevée le 18 mai 2009, lorsque les rebelles tamouls, écrasés par l’armée sri-lankaise, ont été contraints de déposer les armes]. Cette jeune femme de 25 ans, diplômée d’une université britannique, a passé les quatre derniers mois derrière les barbelés acérés des sinistres camps d’internement sri-lankais, où ont été rassemblées près de 300 000 personnes. Elle a été relâchée au cours de la deuxième semaine de septembre – notamment grâce aux pressions du Guardian – et a pu rentrer à Londres le 13 septembre.

Née en 1984 à Jaffna, dans le nord du Sri Lanka – une région à forte population tamoule –, Damilvany et sa famille avaient émigré en Grande-Bretagne en 1994. Avant le 28 février 2008, elle n’était jamais retournée dans son pays d’origine. Peu après avoir obtenu son diplôme en biomédecine à l’université de Greenwich, son mariage s’est mis à battre de l’aile. C’est alors qu’elle a décidé qu’il était temps de passer à autre chose et qu’elle a quitté le pays sans dire à personne où elle allait. A son arrivée dans la capitale, Colombo, elle s’est dirigée vers Vanni [dans le nord de l’île], le cœur du pays tamoul, pour y être hébergée par un parent qu’elle appelle son frère (son frère biologique vit au Royaume-Uni). A l’époque, il ne semblait pas y avoir de danger, mais, en juin 2008, les affrontements se sont intensifiés : les Tigres tamouls [Tigres de libération de l’Eelam tamoul, LTTE] pensaient toujours pouvoir négocier un cessez-le-feu, comme ils l’avaient fait par le passé, mais le gouvernement avait autre chose en tête. Il était déterminé à se débarrasser des LTTE une fois pour toutes. Damilvany a alors décidé de rester sur place pour aider ceux qui s’étaient fait piéger par la progression des troupes.

Son récit accablant contredit violemment les affirmations du président du Sri Lanka, Mahinda Rajapaksa, selon lesquelles la victoire sur les Tigres a été obtenue sans que soit versé le sang de civils. Même avant l’arrivée des forces terrestres, l’armée de l’air a procédé à des raids aériens réguliers. Début janvier, les barrages d’artillerie ont commencé, forçant la population à fuir. C’est à ce moment-là que la réalité de la guerre est vraiment entrée dans la vie de Damilvany. “Il pleuvait… Partout, sur la route, on pouvait voir le sang se mêler à l’eau de pluie. Il y avait beaucoup de corps abandonnés parce qu’il n’y avait personne pour discerner les vivants des morts. C’était la première fois que je voyais des cadavres et des blessés qui criaient et pleuraient.”

Dans leur fuite, dès qu’ils s’arrêtaient, peu importe où ils se trouvaient, ils fabriquaient un abri, creusant jusqu’à ce qu’ils puissent se tenir debout dans la fosse, coupant des feuilles de palmier pour en faire un toit et plaçant des sacs de sable au-dessus et autour de l’abri. Tandis que la ligne de front avançait, piégeant quelque 300 000 personnes dans une enclave aux mains des LTTE, Damilvany s’est rendue dans un hôpital public improvisé qui avait été installé dans une ancienne école primaire, afin de se porter volontaire pour administrer les premiers soins.

Sa formation biomédicale ne l’avait pas préparée à cela, mais elle apprit sur le tas. Avec l’intensification des affrontements, l’équipe soignait quelque 500 personnes par jour dans un hôpital constitué de deux pièces. “Il y avait une pénurie de médicaments, mais le personnel devait soigner ces gens. Pendant les deux dernières semaines, nous manquions de tout.” Quand le sang de donneurs est venu à manquer, elle devait prélever ce qu’elle pouvait chez les patients et filtrer le sang à travers un tissu avant de le leur réinjecter. Et, lorsque l’hôpital a été à court d’anesthésiants, le personnel médical a commencé à les diluer dans de l’eau distillée. “J’étais là lorsqu’ils ont opéré un garçon de 6 ans à qui ils devaient amputer une jambe et un bras. Ils n’avaient pas les instruments nécessaires. Ils n’avaient qu’un couteau de boucher, et c’est ce que nous avons dû utiliser pour l’amputer. Il hurlait sans pouvoir s’arrêter.”

A l’hôpital, il n’y avait aucun répit. Damilvany n’oubliera jamais le jour où une femme a été emmenée, blessée, son bébé dans les bras. “Elle tenait son bébé contre elle. Il était mort, mais elle ne le savait pas. Le médecin m’a dit : ‘Ne lui dites rien, parce que si on le lui dit maintenant elle risque de se mettre à pleurer et à crier et… nous devons d’abord la soigner, elle.’ Alors, nous lui avons dit : ‘Donnez-nous votre bébé, nous nous en occuperons pendant qu’on vous soigne.’ Ce n’est qu’après qu’on lui a dit la vérité, que son bébé était mort. Je raconte cela maintenant, mais, à l’époque, c’était tellement horrible… le bébé innocent…, la mère qui ne savait pas que son enfant était mort, qui pensait que son enfant dormait. Et c’était toujours comme ça. Une autre fois, c’était la mère qui était morte alors que le bébé continuait de la téter.”

Les combats se rapprochaient. Les gens mangeaient ce qu’ils pouvaient trouver et, pendant les rares accalmies, ceux qui le pouvaient dormaient. La jeune femme en avait déjà trop vu. Le 13 mai, l’hôpital a été touché. Bilan : environ 50 personnes tuées. “Je suis sortie de ma tente, et il y avait du sang partout – je n’aurais jamais pu imaginer une telle scène – et des gens partout, du sang et des corps déchiquetés. Mon frère m’a dit : ‘Prends tes affaires et partons d’ici.’”

Damilvany estime que les cinq derniers jours de combat ont fait quelque 20 000 victimes, même si les Nations unies ont affirmé qu’on ne saurait probablement jamais combien de personnes ont réellement péri. Des groupes tamouls tels que le Global Tamil Forum [représentants de la diaspora tamoule] affirment que le chiffre avancé par Damilvany vient confirmer leurs propres statistiques. Selon certaines estimations, les presque trente ans de guerre civile auraient fait quelque 100 000 victimes. Il a toutefois été impossible d’obtenir une confirmation de la part d’un organisme indépendant du nombre exact de victimes durant les derniers jours du conflit. Le gouvernement sri-lankais a interdit aux journalistes étrangers l’accès à la zone de guerre et expulsé les responsables des Nations unies et les travailleurs humanitaires. Après l’assaut final, les survivants ont été répartis dans des camps tentaculaires situés dans une zone militarisée. C’est dans l’un de ces camps, appelé Manik Farm, que Damilvany a été emmenée. Le gouvernement sri-lankais a construit des camps destinés à accueillir les quelque 300 000 personnes coincées dans la zone de guerre. Il prétend devoir retenir les civils jusqu’à ce qu’il retrouve ceux qui ont combattu aux côtés des Tigres tamouls. Même s’il dit vrai, nombreux sont ceux – à commencer par certaines agences des Nations unies et organismes d’aide indépendants – qui s’interrogent sur la nécessité d’emprisonner des enfants et des personnes âgées derrière des barbelés. Malgré les promesses du gouvernement de commencer à renvoyer les réfugiés chez eux “dès que possible”, ceux-ci seraient parfois simplement transférés vers d’autres camps. Pour ces civils, qui avaient déjà connu des privations dramatiques dans la zone de guerre, les conditions dans les camps sont terribles. “Où que vous alliez, il y a des files interminables. Il faut faire la queue pour tout. Les toilettes sont horribles, je ne peux même pas décrire à quel point elles sont répugnantes. Il y a des mouches partout, des moustiques, c’est insalubre… Les gens contractent toutes sortes de maladies. Et puis ces gens ont perdu des proches, ils sont séparés de leurs familles, ils sont souvent en dépression.” Des rumeurs de viols, de meurtres et de disparitions circulent dans le camp. Certains se suicident : un enseignant a été retrouvé pendu à un arbre. “Les agents des renseignements militaires parcouraient le camp à la recherche d’anciens combattants des Tigres, raconte Damilvany. C’est une prison ouverte, mais ça reste une prison : vous êtes libres de circuler, mais pas de sortir. C’est d’ailleurs impossible : il y a des gardes et des postes de contrôle partout.” Quelques jours après l’arrivée de la jeune fille, l’ambassade britannique a contacté le camp par l’intermédiaire du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Ses parents ont lancé un appel dans The Guardian – qui a déclenché une campagne et suscité de nouveaux espoirs. La jeune femme a été transférée : elle a quitté la zone 2, surpeuplée, pour la zone 1, celle que les autorités montrent aux visiteurs.

“J’étais là lorsque le secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki-moon, est venu… Pourquoi n’est-il pas entré dans le camp et n’a-t-il pas discuté avec les gens pour savoir quels étaient leurs problèmes ? Je pense qu’il a des responsabilités et que les gens avaient des attentes vis-à-vis de lui. Mais il n’est resté que dix minutes.” Les responsables du camp ont dit à la jeune femme qu’elle serait relâchée dans les prochains jours. “Les quarante-huit heures se sont ensuite transformées en trois jours, puis en semaines et en mois et je me suis dit : OK, maintenant je sais que ça n’arrivera jamais.” Il y a deux semaines, elle a enfin su qu’elle serait bel et bien relâchée. Elle a été transférée à Colombo pour y rencontrer le frère du président, Basil Rajapaksa. “Il m’a dit : ‘OK, tu as vécu beaucoup de choses ici, maintenant tu es libre, tu peux retrouver ta famille et être heureuse.’ Il n’a exprimé aucun regret.” Damilvany a ensuite été confiée à des fonctionnaires britanniques. Elle raconte son expérience d’un ton détaché, trahissant rarement l’émotion. “Après avoir vu des gens mourir et des cadavres tout autour de moi, j’ai l’impression que plus rien ne peut me faire peur. J’ai vécu les moments les plus difficiles de ma vie et je pense que je suis prête à faire face à ce qui m’attend. Je ne suis plus la Vany [son surnom] d’avant, qui s’asseyait et pleurait pour des broutilles. Après tout ce que j’ai vu et connu, je suis plus forte et je vois plus clair.”


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