La Chine, ou les défis de l’Etat-parti (par Jean-Luc Domenach, Le Monde)

jeudi 22 octobre 2009.
 

Il existe d’excellents ouvrages qui expliquent pourquoi la catastrophe déclenchée en Chine par les guerres de l’opium a engendré un processus tragique dont le Parti communiste chinois est sorti vainqueur en 1949. En revanche, les soixante années qui se sont déroulées depuis offrent un tableau beaucoup plus difficile à comprendre.

Sinologue et politologue né en 1945, il a séjourné à Tokyo ainsi qu’à Hongkong dans les années 1970 comme attaché culturel. Diplômé d’histoire, de sciences politiques et de chinois, docteur et chercheur à Sciences Po depuis 1973, il en a dirigé le Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de 1985 à 1994. Devenu directeur scientifique de Sciences Po, c’est à son initiative qu’est créé un programme de DEA sur l’Asie contemporaine. En 2002, part à Pékin, où il réside jusqu’en 2006. Là, il participe à l’élaboration de nombreux projets universitaires visant au dialogue intellectuel entre la France et la Chine. Après son retour en 2007, il prend la direction du programme Asie du master de politique comparée de Sciences Po Paris. Membre du comité de rédaction de la revue "Vingtième siècle", il a des responsabilités dans plusieurs autres publications - francophones et anglophones -spécialisées dans l’Asie. intervient par ailleurs régulièrement dans la presse. Il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à son domaine d’étude, parmi lesquels : "L’Asie en danger" (Fayard, 1998), "L’Asie et nous" (avec Aimé Savard, Desclée de Brouwer, 2001), "Où va la Chine ?" (Fayard, 2002), "Comprendre la Chine aujourd’hui" (Perrin, 2007). Son dernier livre, qui s’intitule "La Chine m’inquiète", est paru aux éditions Perrin en 2008.

On comprend mal, tout d’abord, qu’elles aient abrité deux phases aussi différentes que les "années Mao Zedong" (1949-1976) et la période de priorité au développement économique initiée ensuite par Deng Xiaoping. Quelle que soit en effet l’obstination des autorités chinoises actuelles à rappeler, par le maintien de la répression et le redoublement de la corruption, que le pouvoir demeure leur propriété, on ne peut affecter d’un signe d’égalité les deux périodes : la première marquée par un terrible effort de transformation totalitaire, et la seconde par un élan de développement brutal mais efficace.

Si les deux périodes du communisme chinois interpellent des esprits humanistes, ce n’est pas pour les mêmes raisons, et c’est d’une façon décroissante, puisqu’aussi bien, depuis trente ans, l’horreur a surtout - si l’on peut dire - laissé place au progrès économique et à l’injustice.

Les années Mao

Ce qui fait problème, c’est donc d’abord le terrible échec de Mao Zedong après 1949. Car les circonstances jouaient en faveur du nouveau pouvoir : à l’intérieur, toutes les options précédentes s’étaient déconsidérées et la population ne demandait qu’à faire confiance ; à l’extérieur, la protection soviétique permettait de voir venir, et le pire n’était pas certain du côté de l’Occident.

Pendant quelque temps, l’explication majoritaire a été celle d’un enchaînement provoqué par les changements intérieurs (la montée des difficultés) et extérieurs (la déstalinisation) entre une période à peu près "raisonnable", jusqu’en 1955 (le Premier Bond en avant) ou 1958 (le Grand Bond en avant), et une période de plus en plus délirante conclue par l’échec de la Révolution culturelle.

Les sources nouvelles divulguées au compte-gouttes en Chine depuis plusieurs décennies soutiennent une autre explication probablement plus importante : c’est que la victoire de 1949 n’a pas réduit mais intensifié la compétition pour le pouvoir au sommet du PCC. A partir de la fin des années 1930, cette compétition s’était quelque peu apaisée car la justesse de la stratégie prônée par Mao paraissait vérifiée par les événements, et en tout cas son pouvoir s’était renforcé ; surtout, les énergies étaient bandées vers la prise du pouvoir.

Au cours de la guerre civile (1946-1949) puis des premières années de la reconstruction (1949-1952), quand la victoire s’est profilée puis confirmée, la compétition a été relancée par l’épanouissement, aux côtés de Mao Zedong, de remarquables talents politiques et militaires que la situation nouvelle, bien plus compliquée à maîtriser, rendait nécessaires : en particulier Liu Shaoqi, le concepteur du nouveau régime, Zhou Enlai, le chef d’état-major de l’appareil militaire et gouvernemental et, en dessous, des espoirs brillants et ambitieux, tels Lin Biao, Chen Yun, Gao Gang ou Deng Xiaoping.

Aussi, dès que la reconstruction paraît en bonne voie, en 1952-1953, Mao Zedong commence à manoeuvrer pour réassurer sa suprématie. A mesure que les circonstances se modifieront, des sujets de divergence apparaîtront, qui se coaguleront et mettront en présence le plus souvent le "pragmatisme" des uns et le radicalisme saccadé de l’autre, mais le fond du problème sera de plus en plus clairement, face à des situations de plus en plus difficiles, l’impossibilité obsessive pour Mao d’admettre des égaux et de faire confiance à ses subordonnés.

Il est vrai que sa méfiance trouvera une justification politique croissante. En effet, les crises politiques que Mao Zedong a provoquées, de l’affaire Gao Gang (1953-1954) au Premier Bond en avant (1955-1956), au Grand Bond en avant (1958-1962), à la prétendue Révolution culturelle (1966-1971) et enfin aux ultimes querelles de succession (1971-1976), n’ont fait qu’élargir le fossé entre un appareil de plus en plus "raisonnable", mais peureux et divisé, et un despote toujours plus obsédé par ses délires. Qu’importe qu’après un rebond initial la population chinoise ait gagné près de trois cents millions d’habitants malgré les terribles saignées de la répression et des famines ; qu’elle soit demeurée dans l’ensemble très pauvre, malgré les quelques pauses consenties par le pouvoir ; et que la Chine ait au passage risqué une frappe nucléaire des Etats-Unis puis de l’URSS : seule compte, de plus en plus, la lutte fiévreuse que livre le "président Mao" contre la trahison. La principale actualité de la Chine, ce sont ses cauchemars.

La véritable révolution chinoise ?

Cette première période restera sans doute comme l’une des pires que toute l’histoire chinoise ait connues. Comment donc a-t-elle pu laisser place à l’ère nouvelle dont Deng Xiaoping a frappé les trois coups en 1979 ? Car quelles qu’aient été les continuités dans le vocabulaire, dans l’organisation du pouvoir et dans la répression, c’est une autre Chine qui s’est progressivement levée dans les trois décennies suivantes : un pays globalement confisqué par son élite et ses serviteurs sans doute, mais dont la population vit de mieux en mieux, dont les individus ont droit de cité et rêvent de bonheur, où l’on ricane des autorités à défaut de pouvoir s’en débarrasser et où l’on regarde l’étranger de bas ou de haut, suivant les cas.

D’un totalitarisme bureaucratique, la Chine est passée à un autoritarisme plouto-bureaucratique à connotations de plus en plus nationalistes : ce n’est pas encore, et de loin, la société civilisée dont rêvent les quelques poignées de dissidents persécutés, mais c’est beaucoup mieux qu’avant, et cela ouvre de l’espoir : ne dit-on pas que certains chercheurs chinois installés aux Etats-Unis commencent à retourner dans la mère patrie ?


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