10 mars 1977 : Le viol d’une fille de 13 ans lance "l’affaire Polanski"

lundi 11 mars 2024.
 

Choisi pour présider la 42e cérémonie des César, Roman Polanski a décidé de décliner cette proposition suite aux pressions des associations féministes en raison d’une accusation de viol sur une mineure américaine. Cela a relancé le débat sur l’affaire Polanski.

- A) Si l’on revenait au fond à propos de « l’affaire Polanski » (MARTINE BILLARD, MARIE-GEORGE BUFFET, MAYA SURDUTS...)
- B) Le soliloque du dominant Quelques réflexions sur les affaires Polanski et Mitterrand (par Mona Chollet)

A) Si l’on revenait au fond à propos de « l’affaire Polanski » (MARTINE BILLARD, MARIE-GEORGE BUFFET, MAYA SURDUTS...)

Voilà maintenant deux semaines que l’actualité est gangrenée par des vagues successives de déclarations pour défendre tel artiste, tel ministre ou pour le pourfendre, voire pour le descendre. Mais tout cela s’opère avec un goût amer d’instrumentalisation politique faisant peu de cas du fond des sujets traités. Aussi, nous voulons lancer une alerte aux hommes et femmes de gauche. Pour qu’ils et elles réagissent face aux risques que fait courir au droit des femmes la pression idéologique exercée sur l’opinion depuis l’arrestation en Suisse de Monsieur Polanski.

Voilà maintenant près de quarante ans, le mouvement des femmes a dû engager une longue marche pour que le viol soit reconnu comme un crime, par le vote, seulement en 1980, d’une loi lui donnant enfin une définition permettant ainsi de le juger comme tel. Et que n’a-t-on entendu pour en arriver là ? Tous les poncifs expliquant que le désir sexuel des hommes était tellement irrépressible que l’on pouvait comprendre qu’ils aient des pulsions de viol. Et que, par conséquent, il relevait de la norme pour une femme de ne pas se montrer trop désirable si elle ne voulait pas subir de tels actes.

Pendant combien d’années a-t-il fallu lutter pour que les violences contre les femmes sortent du « sacro-saint » domaine privé pour devenir un sujet « politique », en l’occurrence un fléau que la société se devait de combattre. Combien d’années à travailler pour déculpabiliser les victimes, pour les aider à se reconstruire et porter la responsabilité sur les vrais coupables ? Cette souffrance, cette sidération sur le moment et cette blessure ne peuvent aujourd’hui subir de nouveau une banalisation criminelle. Tout retour en arrière de ce point de vue serait un coup porté à la cause des femmes, à l’avancée progressiste de notre société. Et que l’on cesse d’accuser les féministes de victimiser les femmes, alors que ce sont elles qui aident les victimes à lutter, à se reconstruire et à refaire des projets d’avenir. La parole libère, le silence que l’on voudrait de nouveau nous imposer, tue à petit feu. Alors oui, il faut continuer à dire aujourd’hui : quand une femme dit non, c’est non ; continuer à dire : le viol est un crime et exiger la justice pour les victimes. Un point c’est tout.

Dix, vingt, trente, voire quarante ans après un viol, si rien n’est fait, la victime reste la personne violée qui a besoin pour se reconstruire de voir le coupable nommé et jugé. Il ne s’agit ni de morale ni de liberté dans un tel acte. Et le populisme est du côté de ceux qui viseraient à vouloir l’excuser.

On ne peut pas d’un côté capter les oreilles « médiatiques » contre les récidives en matière de crime sexuel et refuser de soumettre au Parlement la loi-cadre contre les violences faites aux femmes déposée par le groupe GDR à l’Assemblée nationale et CRC au Sénat et élaborée par les associations féministes regroupées au sein du Collectif national des droits de femmes. On ne peut pas parler de liberté sexuelle sans condamner le viol et la prostitution. Le cauchemar idéologique en cours nous pousse à nous réveiller bien vite sous peine de ne plus pouvoir le faire après, pour vivre l’amour et la sexualité en toute liberté.

Aussi, nous ne pouvons que dire à toutes celles et tous ceux qui veulent conquérir de nouveaux droits pour les femmes, qui veulent que l’égalité avance et qui sont farouchement opposés à tout recul dans les mentalités et dans la réalité : venez manifester samedi y compris pour dire votre refus de céder aux pressions idéologiques réactionnaires et machistes. La violence sexuelle doit être nommée comme telle et ceux qui l’exercent combattus. Ne laissons pas, sous couvert de banalisation ou de faux débat, s’organiser le retour en arrière pour les femmes.

Malheureusement, nous voyons encore que rien n’est jamais acquis définitivement. Mais nous savons aussi que du refus de la régression peuvent naître de nouvelles avancées pour les êtres humains. C’est ce que nous souhaitons et ce pourquoi nous voulons continuer de lutter.

PAR GAËLLE ABILY, ELISABETH ACKERMAN, MARTINE BILLARD, MARIE-GEORGE BUFFET, LAURENCE COHEN, MICHELLE DEMESSINE, BRIGITTE DIONNET, CHRISTINE MENDELSOHN, COLETTE MO, SUZY ROJTMAN, MAYA SURDUTS.

B) Le soliloque du dominant Quelques réflexions sur les affaires Polanski et Mitterrand

L’arrestation de Roman Polanski à Zurich, le 26 septembre 2009, et l’exhumation de l’affaire pour laquelle il reste poursuivi par la justice américaine, auront été l’occasion pour un nombre assez effarant de commentateurs – et de commentatrices – de démontrer une fois de plus à quel point leur vision de l’érotisme se passe aisément de cette broutille que représente, à leurs yeux, la réciprocité du désir féminin (on se contente en général de parler de « consentement », mais plaçons la barre un peu plus haut, pour une fois). En témoigne l’expression « vieille affaire de mœurs », utilisée dans les premières dépêches ayant suivi l’arrestation, ainsi que dans la pétition du gratin du cinéma mondial lancée en faveur du réalisateur franco-polonais : de nombreuses voix se sont élevées pour faire remarquer à juste titre que, s’agissant de la pénétration et de la sodomie d’une adolescente de 13 ans préalablement soûlée au champagne et shootée au Quaalude, c’était un peu léger.

Partout, les défenseurs du cinéaste soulignent, comme s’il s’agissait de l’argument définitif en sa faveur, que la justice « s’acharne » alors que la victime elle-même, Samantha Geimer, demande le classement de l’affaire : or, elle le demande parce qu’elle ne supporte plus l’exposition médiatique, et peut-être aussi parce qu’elle a été indemnisée ; pas parce que, avec le recul, elle admet que ce n’était pas si grave, ou qu’elle a bien aimé l’expérience, comme on semble le fantasmer...

Dire oui à un homme, c’est dire oui à tous les hommes

De ses archives, Paris-Match a ressorti un article publié à l’époque, intitulé :

« Roman Polanski : une lolita de 13 ans a fait de lui un maudit »

(La salope !)

Un intertitre révèle :

« La jeune “victime” pervertie n’était pas si innocente »,

Et la journaliste de préciser :

« Samantha G. est une Lolita en T-shirt, à qui des formes bronzées donnent nettement plus que son âge, d’ailleurs plus près de 14 ans que de 13. Elle a reconnu avoir eu, avant sa rencontre avec le metteur en scène, et au moins à deux reprises, des rapports sexuels avec un boy-friend de 17 ans. »

Le fait que les relations sexuelles avec un(e) mineur(e) soient prohibées par la loi dans tous les cas devient ici un prétexte pour occulter la différence qui peut exister entre un rapport consenti et un rapport forcé. En résumé : sa non-virginité à laquelle s’ajoutent ses « formes bronzées » de « Lolita » – elle n’avait qu’à ne pas être aussi bonne ! – fait d’elle un objet appropriable par qui le souhaite ; dire oui à un homme, c’est dire oui à tous les hommes.

On pourrait penser que, trente-deux ans plus tard, on en a fini avec un mode de pensée aussi archaïque. Mais Le Nouvel Observateur publie un article d’anthologie, dont le titre :

« Une affaire vieille de trente ans - Qui en veut à Roman Polanski ? »… … est un poème à lui seul.

Comme dans le titre de Match, les responsabilités sont inversées :

« La mère, une actrice en mal de rôles, a laissé volontairement sa fille seule avec Polanski, pour une série de photos. Le cinéaste, qui a la réputation d’aimer les jeunes filles, ne résiste pas. » [1]

Ce n’est pas Samantha Gailey (son nom de jeune fille) qui a été piégée, mais Polanski, dont la « Lolita perverse » et / ou sa mère machiavélique auraient exploité sans pitié les faiblesses bien humaines - décidément, le pauvre homme va de « traquenard » en « traquenard ». Au mieux, si la jeune fille s’estime lésée, elle n’a qu’à s’en prendre à sa mère.

Le grand retour du « puritanisme américain »

Même Bernard Langlois, dans Politis, valide cet argument :

« On peut aussi se poser quelques questions, écrit-il, au sujet de cette Lolita dont les charmes firent déraper le cinéaste, et que personne n’obligeait à se rendre en sa seule compagnie en un appartement désert pour y poser seins nus (c’est elle qui raconte) devant son objectif : l’ingénuité aussi a des limites. » [2]

Sans doute ; mais où se situent-elles précisément, ces « limites » de l’« ingénuité » ?

Est-ce faire preuve d’« ingénuité » de porter une minijupe ?

De se balader seule dans les rues après minuit ?...

Au nom de quoi une jeune fille ou une femme qui poserait pour un photographe, même seins nus, est-elle censée avoir signé aussi pour passer à la casserole si elle n’en a pas envie ?

Le problème, avec le refus de la loi du plus fort, c’est qu’il exige des positions un peu tranchées : soit il est affirmé, et il interdit les demi-mesures, soit on lui tolère des exceptions, et on voit alors immanquablement des décennies d’acquis féministes, voire simplement progressistes, se barrer en sucette.

Escamoter la question de la réciprocité du désir, c’est aussi ce qui permet de brandir la vieille accusation de « puritanisme » à l’égard de ces coincés du cul d’Américains (« l’Amérique qui fait peur », dit Frédéric Mitterrand). Philippe Boulet-Gercourt et François Forestier relatent dans Le Nouvel Observateur :

« Au bout de quarante-deux jours, Polanski est relâché en liberté conditionnelle. Il repart travailler. Une photo remet tout en question. Polanski, cigare aux lèvres, s’amuse à la Fête de la Bière en Allemagne. Le juge, irrité, casse le deal. »

Ils omettent de préciser que, sur cette photo à la Fête de la Bière, Polanski s’amuse entouré de jeunes filles : on a ainsi l’impression que ce juge est un rabat-joie qui manque terriblement de sens de la fête et n’aime pas que les gens « s’amusent ». Que l’Amérique puritaine veuille la peau de Polanski, c’est bien possible ; mais, dans le cas précis de l’affaire Samantha Gailey, l’argument est hors-sujet. Ce raisonnement nous rappelle celui de la penseuse antiféministe Marcela Iacub et de son collègue Patrice Maniglier lorsqu’ils affirment que, si on pénalise le harcèlement sexuel, c’est parce qu’on n’est « pas à l’aise avec la chose sexuelle » [3]

On s’est focalisé, depuis le début de cette affaire, sur ceux de ses aspects qui tombent sous le coup de la loi : est-ce un viol ? Est-ce de la pédophilie ?... (Réfuter l’accusation de pédophilie semble d’ailleurs suffire, dans l’esprit de ceux qui le font, comme Alain Finkielkraut, à disculper Polanski, comme si le viol n’était pas une chose bien grave tant qu’il ne concerne pas un enfant.) Or, il se pourrait bien qu’il vaille la peine d’élargir le cadre, en s’intéressant à la mentalité qui peut, incidemment, conduire à « forcer la main » à une gamine de 13 ans ; une mentalité qui est loin d’être l’apanage d’un Polanski, et qui révèle la persistance des rapports de domination dans toute leur crudité.

Comme si les filles sortaient du ventre de leur mère en rêvant de devenir mannequins

Bien que la compétition soit serrée, c’est indiscutablement Costa-Gavras qui peut revendiquer la palme de la beaufitude dans les réactions indignées à l’arrestation de son collègue cinéaste :

« Cessez de parler de viol, il n’y a pas de viol dans cette histoire ! Vous savez, à Hollywood, les metteurs en scène, les producteurs sont entourés de très beaux jeunes hommes, de très belles jeunes femmes, qui sont grands, blonds, bien bronzés, et prêts à tout. »

Et à Marc-Olivier Fogiel qui lui objecte qu’on parle ici d’une adolescente de 13 ans, il réplique :

« Oui, mais enfin, vous avez vu les photos : elle en fait 25 ! »

Commentaire perfide de Maître Eolas :

« Il est vrai que 13 minutes d’un de ses films en paraissent 25, mais je doute de la pertinence juridique de l’argument. »

« Prêts à tout. » Il est étrange que la société ne s’interroge pas davantage sur les mécanismes culturels qui font que bien des adolescents, et surtout des adolescentes, sont, en effet, « prêts à tout » pour une carrière dans le show-biz – comme si les filles sortaient du ventre de leur mère en rêvant de devenir mannequins. Dans sa déposition, Samantha Gailey racontait :

« Il m’a montré la couverture de Vogue Magazine et demandé : “Voudrais-tu que je te fasse une telle photo ?” J’ai dit : “Oui.” »

On pense alors au bruit fait récemment par Picture Me, le documentaire réalisé par l’ancien top model américain Sara Ziff et son ex-petit ami, Ole Schell, sur son expérience dans le milieu de la mode.

Un milieu que la jeune femme décrit comme « un environnement prédateur », « plein d’hommes d’âge mûr tournant comme des requins autour de filles jeunes et vulnérables » [4]

Devant la caméra, un jeune modèle du nom de Sena Cech raconte un casting avec l’un des plus grands photographes de mode :

« Chérie, peux-tu faire quelque chose de plus sexy ? »

Puis son assistant lui dit :

« Sena, peux-tu attraper sa queue et la tordre très fort ? Il aime quand on la lui serre vraiment très fort. »

« C’était horrible, mais je l’ai fait. Et j’ai eu le job. Mais le lendemain, je me sentais mal. »

(Voir l’entretien avec Sara Ziff dans The Observer.)

Une autre, qui a finalement refusé que son témoignage figure dans le film, raconte comment, à ses débuts, alors qu’elle avait 16 ans et n’avait « encore jamais embrassé personne », un autre grand photographe (« probablement l’un des plus célèbres ») l’a coincée dans un couloir et lui a introduit ses doigts dans le vagin. « A peu près toutes les filles à qui j’ai parlé ont une histoire comme ça », affirme Sara Ziff.

« Des poupées vivantes »

Cette violence s’ajoute à celle qui consiste, plus généralement, à traiter des jeunes filles comme de simples carcasses – « des poupées vivantes », dit Sara Ziff – réduites à leur plastique, soumises à des exigences esthétiques tyranniques. Sur son blog, à la sortie de Picture Me, « Tatiana The Anonymous Model » faisait le lien, sous le titre « Modelling and the tragedy of Karen Mulder », entre le film et ce qui arrivait au même moment à l’ancien top model néerlandais. Celle-ci venait d’être placée en garde à vue à Paris pour avoir menacé de mort sa chirurgienne esthétique, à qui elle réclamait en vain une nouvelle intervention afin de corriger la précédente, dont elle n’aimait pas le résultat.

L’épisode s’ajoutait à une histoire déjà chargée, marquée notamment par une tentative de suicide et un pétage de plombs sur le plateau de Thierry Ardisson. La blogueuse rapporte ces propos plutôt troublants tenus par Mulder dans un entretien, peu après sa tentative de suicide :

« J’ai toujours détesté être photographiée. Pour moi, c’était juste un rôle, et à la fin, je ne savais plus qui j’étais vraiment en tant que personne. Tout le monde me disait “Hey, tu es formidable” ; mais à l’intérieur, c’était de pire en pire chaque jour. »

La réalité de la condition de mannequin, le prix exorbitant auquel ces filles paient le culte que l’on orchestre autour d’elles et les millions de dollars dont on les couvre (et encore : pour les plus en vue d’entre elles, soit une infime minorité), fait l’objet d’un déni général. Les frasques d’une Kate Moss, malgré ses cures de désintoxication à répétition (elle expliquait sa dépendance à l’alcool par le fait que sur les défilés, à 10 heures du matin, il n’y avait rien d’autre à boire que du champagne), restent présentées comme un style de vie rock’n’roll et « rebelle » – rien d’autre. Comme le rappelle « Tatiana The Anonymous Model », l’un des dirigeants de l’agence Elite, Gérald Marie, ancien mari du top model Linda Evangelista, filmé en caméra cachée par un reporter de la BBC en 1999

« en train d’offrir 300 livres pour du sexe à un mannequin de 15 ans et de spéculer sur le nombre de participantes au concours organisé par son agence avec qui il allait coucher cette année »…

Un érotisme de ventriloques

Devant les remous suscités par le film de Sara Ziff et Ole Schell, les magazines féminins s’en sont fait l’écho – mais sans établir un lien avec la publicité constante qu’ils assurent à la condition de mannequin, en la présentant comme la plus enviable du monde, à grands renforts de success stories et de photos flatteuses. Pas une seule de leurs livraisons, en effet, qui ne relate le « conte de fées » vécu par tel ou tel modèle : comment j’ai été découverte dans la rue, comment un photographe m’a remarquée, comment j’ai enchaîné les couvertures et les défilés, comment je suis devenue riche et célèbre, comment j’ai rencontré l’amour, comment – apothéose – je suis devenue maman... Mais en passant plutôt rapidement, en général, sur l’étape « Comment j’ai dû empoigner la queue du Grand Photographe ».

Sara Ziff, qui a commencé sa carrière à 14 ans, relève combien il est problématique de demander à des filles de prendre des poses sexy, de jouer de leur sexualité, alors que celle-ci est encore balbutiante. On notera d’ailleurs l’ironie qu’il peut y avoir à hypersexualiser des filles à peine pubères, pour ensuite les accuser d’avoir provoqué les abus dont elles sont victimes, en les qualifiant de « Lolitas perverses » ! Ce qui frappe, c’est la prédominance d’un érotisme de ventriloques, qui balaie la subjectivité des dominés. Par rapport à Samantha Gailey, Polanski était à tous points de vue en position de dominant : un réalisateur célèbre de 43 ans, face à une gamine anonyme de 13 ans, qu’il recevait dans la villa de Jack Nicholson... Interrogé sur son goût pour les jeunes filles, dans une séquence rediffusée le 2 octobre dans l’émission d’« Arrêt sur images » (sur abonnement) consacrée à l’affaire, il réfléchissait un instant, avant de répondre un brin tautologiquement :

« J’aime les jeunes filles, disons-le comme ça... »

Il ajoutait qu’il y avait différentes manières de réagir à la souffrance :

« Certains s’enferment dans un monastère, et d’autres se mettent à fréquenter les bordels. »

(À ceux qui font valoir que cet homme a beaucoup souffert, il faudra rappeler leurs prises de positions, la prochaine fois qu’ils fustigeront la « culture de l’excuse » si caractéristique de la gauche angéliste.)

Il en va de même pour le ministre de la culture Frédéric Mitterrand, qui souligne que la fréquentation des prostitués thaïlandais lui a servi à apaiser ses tourments d’homosexuel mal assumé (lire à ce sujet les réflexions de Didier Lestrade sur son blog).

La vieille mythomanie du client de la prostitution

S’abriter derrière son statut d’artiste pour justifier cet usage consolatoire de plus faible que soi ne va pas sans poser quelques problèmes, ironise André Gunthert sur Recherche en histoire visuelle :

« La littérature, c’est comme la baguette magique de la fée Clochette : ça transforme tout ce qui est vil et laid en quelque chose de beau et de nimbé, avec un peu de poudre d’or, de musique et de grappes de raisin tout autour. Pour les poètes, la prostitution n’est plus la misère, le sordide et la honte. Elle devient l’archet de la sensibilité, l’écho des voix célestes, la transfiguration des âmes souffrantes. La littérature, ça existe aussi au cinéma. Talisman de classe, elle protège celui qui la porte de l’adversité. Que vaut une fillette de 13 ans face à une Palme d’or ? »

Erotisme de ventriloques, et production artistique de ventriloques, aussi, en effet. Frédéric Mitterrand se trouve en position de dominant non seulement parce qu’il paie un jeune Thaïlandais pour que celui-ci se mette au service de son désir (« I want you happy » : comme c’est touchant), mais aussi parce qu’il en fait ensuite un livre, dont la puissance littéraire n’a pas échappé à nos chevronnés esthètes de Brave Patrie et dans lequel il projette sur le jeune homme les sentiments qui lui conviennent, avec cette étonnante capacité à se raconter des histoires que manifestent les clients de la prostitution :

« Le fait que nous ne puissions pas nous comprendre augmente encore l’intensité de ce que je ressens et je jurerais qu’il en est de même pour lui »

(Voir les extraits sur le site du Monde).

La tendance actuelle à la délégitimation et à l’effacement de la subjectivité des dominés peut d’ailleurs s’observer dans des domaines très différents.

Sois belle et tais-toi, ou la pauvreté des rôles féminins

Porte-manteau à fantasmes, marionnette de ventriloque, c’est aussi la position la plus fréquente des femmes au cinéma.

« J’avais envie de bastonner les gens qui me disaient : “Oh, tu étais formidable dans ce film !” J’aurais voulu leur dire : ne me dis pas que tu m’as aimée là-dedans, je n’y étais même pas ! C’était quelqu’un d’autre ! »

Ainsi parlait, en 1976, l’une des actrices – françaises et américaines – interviewées par leur consœur Delphine Seyrig pour son documentaire Sois belle et tais-toi. Edité en DVD par le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir (que Seyrig a fondé), le film, malgré sa mauvaise qualité technique, mérite le détour. Toutes y racontent la pénurie de rôles féminins, et, plus encore, leur pauvreté, les quelques sempiternels clichés auxquels ils se réduisent. L’une d’elle confie :

« Ils sont très rares, les films où la femme est perçue comme un être humain »

Seule exception, Jane Fonda – dont l’abattage et le charisme crèvent l’écran – déborde d’enthousiasme en évoquant le film qu’elle vient alors de tourner avec Vanessa Redgrave : Julia, de Fred Zinnemann, sorti en 1977, qui raconte l’amitié entre deux femmes pendant la seconde guerre mondiale. À propos de son personnage, elle a cette formule éloquente :

« C’était la première fois que je jouais le rôle d’une femme qui ne joue pas un rôle. »

Ces actrices parlent en des termes qui rappellent presque mot pour mot ceux de Karen Mulder. Ainsi Jane Fonda se souvient-elle de son passage, le jour de son arrivée à la Warner, sur l’espèce de fauteuil de dentiste où atterrissaient toutes les actrices, tandis que les experts mâles se bousculaient au-dessus d’elles pour les examiner sous toutes les coutures et les maquiller :

« Je ne savais plus qui j’étais », « Ils m’ont conseillé de me teindre en blonde, de me faire briser les mâchoires par le dentiste pour creuser les joues (j’avais encore mes bonnes joues d’adolescente), de porter des faux seins et de me faire refaire le nez, parce que, avec un nez pareil, je ne pourrais “jamais jouer la tragédie” ! »

« L’homme est un créateur, la femme est une créature »

La volonté de modeler l’autre en fonction de son fantasme se traduit aussi, en effet, de la manière la plus concrète, en taillant dans la chair. Analysant les émissions de télé-réalité qui mettent en scène des opérations de chirurgie esthétique, un critique de Télérama faisait remarquer :

« Magie de la technologie au service d’une extrême violence. Violence contre le corps des femmes, “violence faite aux femmes”, comme on dit. Violence presque symétrique à celle exercée par le port de la burqa [le « presque » est superflu, à notre avis]. L’acharnement mis à “dégager le visage”, à “donner le goût d’être visible” dans un cas rappelle celui mis à masquer, à effacer dans l’autre. Les femmes qui se découvrent dans le miroir de Miss Swan “ne se reconnaissent pas”. Pas plus que les femmes portant la burqa. Rien à voir ? Non, rien à voir. D’ailleurs, a-t-on vu une mission parlementaire enquêter sur la chirurgie esthétique ? » [5]

« L’homme est un créateur, la femme est une créature » : autant dire que cette division des rôles a des racines très profondes (voir aussi à ce sujet « Les arts du spectacle, une affaire d’hommes », Les blogs du Diplo, 29 juillet 2009). Dans Sois belle et tais-toi, toujours, Maria Schneider, covedette avec Marlon Brando du Dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci, sorti en 1972 et dans lequel, comme dit Wikipédia, « une tablette de beurre devint célèbre », raconte, elle, que, durant le tournage, Bertolucci lui a à peine adressé la parole : « Il a fait le film avec Marlon. » Une autre lui fait écho : « Tout le cinéma n’est qu’un énorme fantasme masculin. »

Trente-cinq ans plus tard, le constat, à peu de choses près, reste valable. La seule différence notable, c’est peut-être que plus personne, ou presque, n’y trouve sérieusement à redire.

Une précision importante de Valérie de Saint-Do, de Cassandre/Horschamp :

Il existe un « âge du consentement » du mineur à des relations sexuelles, de 15 ans en France, de 16 en Grande-Bretagne, de... 13 ! en Espagne. En ce cas les relations sexuelles sont légales, mais les parents restant détenteurs de l’autorité parentale, ils peuvent porter plainte pour détournement de mineur. Le jugement ne s’appuie pas alors sur le fait qu’il y ait des relations sexuelles mais sur les incidences qu’ont ces relations sur le comportement du mineur (fuite du domicile parental par exemple). Et il existe des cas où ces relations restent punissables, en cas de subordination du mineur (prof/élève par exemple). Dans la confusion générale où on confond quand même beaucoup pédophilie et relations avec mineurs, ça me semble important à préciser. Et ça ne change rien au fond du sujet qui est de reconnaître l’adolescente ou la femme comme sujet de son désir ou de son non-désir. Mais comme son désir fait peur, il s’agit aussi de ne pas cautionner la répression sexuelle exercée envers des adolescentes (et très rarement des adolescents, sauf s’ils sont homosexuels !) qui ont atteint l’âge du consentement.

Ce texte est paru initialement sur Périphéries.

http://www.peripheries.net/

Notes

[1] Le Nouvel Observateur), 1er octobre 2009

[2] Politis, 8 octobre 2009

[3] Cf. Mona Chollet, « La femme est une personne ».

[4] Voir « Top model exposes sordid side of fashion », The Observer, 7 juin 2009.

[5] « “Dégager le visage, c’est créer de la beauté” », Télérama.fr, 30 juillet 2009 ; voir aussi le film réalisé par des féministes italiennes, Il corpo delle donne.


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