Une « école des femmes » au Japon : la troupe théâtrale Takarazuka

dimanche 11 octobre 2009.
 

Plus que par ses aventures extraterrestres qui l’auraient transportée jusqu’à Vénus, Miyuki Hatoyama, épouse du nouveau premier ministre japonais, retient l’attention par un autre aspect de sa vie : son appartenance dans sa jeunesse à la troupe théâtrale Takarazuka, composée uniquement de femmes. Cette revue qui tient du music-hall dans le style de Broadway et du théâtre de qualité par le grand professionnalisme du jeu et de la mise en scène, connaît un succès immense et jamais démenti depuis des décennies, quelles que soient les modes ou la conjoncture économique.

Le public est en écrasante majorité féminin (95 %), de tout âge et de toute classe sociale. Son gigantesque théâtre (2 500 places) au centre de Tokyo et sa salle originelle à Takarazuka, banlieue d’Osaka, ne désemplissent pas : 2,5 millions de spectatrices s’y pressent chaque année. Depuis près d’un siècle, le succès de la revue est un mini-phénomène social.

Celles que l’on nomme ici « Takarasiennes » (par consonance avec « Parisiennes » ?), 400 actrices, ont eu une dure formation de deux ans à l’expression théâtrale, musicale, chorégraphique (des claquettes aux pointes en passant par la danse traditionnelle), qui ouvrira plus tard toutes les portes des arts du spectacle. Mais la revue est aussi une « école des femmes » par l’enseignement sur la manière de se comporter - en femme ou en homme.

Les pièces de Takarazuka à l’eau de rose et à grand spectacle suscitent parfois un ricanement condescendant de l’étranger pour ce « kabuki de Nylon » ou ce « monument de kitsch théâtral ». Jugement rapide : ces dernières années, des anthropologues américaines et australiennes se sont penchées sur ce théâtre unique par la place qu’il tient dans la culture de masse nippone.

Il est aussi une illustration en acte des thèses des « études sur le genre » (gender studies) selon lesquelles les différences entre les femmes et les hommes sont autant le fruit d’un déterminisme biologique que d’une construction sociale (donc arbitraire), dont les modalités (comportements attendus de chaque sexe) sont reconfigurées en fonction des valeurs des époques.

Depuis sa fondation, Takarazuka joue sur la frontière flottante entre les identités sexuelles. Jeu auquel le kabuki a donné ses lettres de noblesse avec ses acteurs (onnagata) qui interprètent des rôles de femmes après que celles-ci furent interdites de scène au début du XVIIe siècle pour enrayer la prostitution liée au théâtre. Un subterfuge qui allait s’épanouir en un art inégalé de la figuration de la femme mais n’était pas, à l’origine, le but recherché.

Dans le cas de Takarazuka, fut cultivé d’emblée le brouillage des repères féminin-masculin pour faire de la manipulation des genres l’essence même du spectacle. Les Takarasiennes sont « les exemples vivants de l’artifice des genres », écrit Leonie R. Stickland (Gender Gymnastics, performing and consuming Japan Takarazuka Revue, 2008), et les plus adulées sont les actrices jouant des rôles masculins (otokoyaku).

La naissance de la revue, fondée en 1914 par Ichizo Kobayashi, président de la compagnie de chemins de fer Hankyu, pour attirer une classe moyenne naissante vers une petite station thermale desservie par ses trains, coïncide avec une plus grande participation des Japonaises au monde du travail, le bourgeonnement d’une culture de masse féminine et l’apparition de la « modern girl » (moga) portant jupes et cheveux courts, qui revendiquait une liberté sexuelle défiant le modèle néo-confucéen de « bonne épouse et mère avisée ». La revue fut accusée de pervertir les moeurs et d’encourager les amours lesbiennes. Elle se racheta une respectabilité pendant la guerre. Au zénith de la popularité depuis les années 1960, elle s’apprête à fêter triomphalement son centenaire.

« Takarazuka, c’est le Japon ! », proclament les brochures de la revue. Sans doute pas. Mais celle-ci joue d’un élément essentiel de la culture de masse japonaise : le ludique, la fantaisie.

Sans aller jusqu’au grand art des onnagata du kabuki qui n’incarnent pas la femme mais en sont la figure, lui empruntant ses codes et son langage (si bien que lorsqu’elles retournèrent sur scène, au début du XXe siècle, les actrices refusèrent de jouer avec les onnagata qui les « dépouillaient » de leur féminité...), les Takarasiennes ne sombrent jamais dans la caricature, même lorsque le jeu est appuyé. La fascination exercée sur le public tient à l’ambiguïté de leur jeu et de leur statut : elles doivent être célibataires afin d’entretenir la fiction femme-homme et la mystique de l’innocence des actrices - règle non écrite du « code Violet » de Takarazuka qui n’a jamais été contestée.

Entrées dans la troupe entre 16 et 20 ans, celles-ci ont appris à marcher, à parler et à se comporter comme un homme. Elles « sont » des hommes mais tels qu’on ne les rencontre pas dans la vie : une figure rêvée de la masculinité japonaise ou occidentale (« plus tendres, courageux, charmants et attirants qu’un vrai homme », selon le voeu du fondateur) et pourtant des femmes auxquelles les innombrables fans peuvent s’identifier. D’autant plus aujourd’hui que l’image de l’homme japonais cultivée par les agences de marketing et le cinéma est moins le macho que l’androgyne. La revue détient une part du marché du rêve au Japon et elle évolue en fonction des fantaisies - ou des fantasmes - de son public. PONS Philippe

* Philippe Pons. Courriel : pons@lemonde.fr.


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