Rosa Luxemburg et le bolchevisme (par Karl Kautsky en 1922) Révolution russe 12

lundi 31 décembre 2007.
 

Il y a peu d’années que le parti des bolcheviks règne sur la Russie. Mais la littérature à son sujet, pour lui et contre lui, a monstrueusement grossi. Il est vrai que de beaucoup la plus grande partie de cette littérature est marchandise à la douzaine : répétition monotone des mêmes arguments.

Dans le petit nombre de travaux qui s’élèvent bien au dessus du niveau de ces pauvres écrits pour et contre le bolchevisme, l’un des plus important est la brochure écrite par Rosa Luxemburg dans sa prison en 1918, sur la Révolution russe et que ceux qui se regardent comme ses continuateurs et ses héritiers intellectuels, viennent seulement de mettre au jour de la publicité. Elle a paru sous ce titre : La Révolution russe. Examen critique posthume par Rosa Luxemburg. Publiée avec une introduction par Paul Levi (Berlin, libraire Gesellschaft und Erzichung, 1922, 120 pages).

L’originalité de cet ouvrage éclate déjà par le fait que la femme qui en est l’auteur se donne comme une ardente bolcheviste et que ce qu’elle dit ne met personne dans un plus grand embarras que les bolcheviks et leurs adhérents dans le monde entier. Chose bien attestée par leur silence. Du moins, au moment où j’écris, il n’est venu à ma connaissance, aucune discussion sérieuse de la critique de Rosa Luxemburg.

Et cependant, il ne serait pas juste que les mencheviks ou ceux qui, comme nous, partagent leur point de vue dans l’Europe occidentale, eussent la prétention de se réclamer de Rosa Luxemburg. Car elle les attaque le plus vigoureusement du monde. Dès le début de son argumentation elle indique la marche de la Révolution russe et arrive à cette conclusion :

« Or, ce cours de choses est, pour tout observateur capable de penser, une preuve frappante de plus contre la théorie doctrinaire que Kautsky partage avec le Parti des démocrates socialistes gouvernementaux, selon laquelle la Russie, étant un pays économique arriéré, en majeure partie agricole, n’était pas encore mûr pour la révolution sociale et pour une dictature du prolétariat. Cette théorie, qui n’admet comme possible en Russie qu’une révolution bourgeoise - conception d’où résulte d’ailleurs la tactique de coalition des socialistes avec le libéralisme bourgeois en Russie - est aussi celle de l’aile opportuniste du mouvement ouvrier russe, ce qu’on appelle les mencheviks, sous la direction éprouvée d’Axelrod et Dan » (page 6).

Nous ne nous attarderons pas à montrer ici que cette assertion n’est pas tout à fait exacte. Ainsi, il y a des mencheviks, et de très considérés, qui étaient opposés à la politique de coalition. D’autre part, je n’ai jamais nié que la Russie fût d’un genre tout particulier, en ce qu’économiquement elle ne peut encore triompher du capitalisme et que néanmoins, c’est le prolétariat qui est appelé à la diriger [1].

Abstraction faite d’inexactitudes de ce genre, il est vrai que l’opposition entre nous et les bolcheviks, y compris la camarade Luxemburg, consistait en ce qu’eux tenaient pour possible et indispensable d’utiliser la Révolution en Russie pour l’organisation immédiate d’un système de production socialiste, tandis que nous pensions plutôt que le prolétariat devait tirer autant de concessions et de positions fortes que possible, mais que la Russie, pas plus qu’aucun autre pays, ne pouvait franchir d’un bond des phases nécessaires de l’évolution et qu’étant donné son état retardataire au point de vue économique, elle n’était pas à même de passer d’emblée du point de vue économique au socialisme.

Aujourd’hui Lénine le confesse ouvertement. Ce qui n’empêche pas ou peut-être ce qui est cause qu’il continue à poursuivre d’une haine implacable ceux qui avaient raison contre lui. La camarade Luxemburg aurait-elle aujourd’hui révisé, elle aussi, son opinion de 1918 ? Nous ne pouvons naturellement pas le savoir. Il lui serait difficile de la maintenir, en présence des expériences russes de ces dernières années. On n’a rendu service ni à sa mémoire ni à sa cause en attendant trois années pour publier son ouvrage. Bien des choses qui, en 1918, semblaient encore plausibles à beaucoup des gens, ont été dépassées aujourd’hui par les événements.

Ce n’est pas du point de vue mencheviste, mais du point de vue bolcheviste qu’elle fait la critique des bolcheviks. Elle obtient par là un effet qu’aucune autre critique n’avait obtenu jusqu’ici : c’est que les bolcheviks, en dépit de leur front d’airain, se trouvent dans embarras le plus mortel. Pour nous, tenant pour faux le point de départ de sa critique, nous ne pouvons non plus souscrire absolument à celle-ci. Et cela nous met dans cette posture paradoxale, d’avoir, ici ou là, à défendre les bolcheviks contre plus d’une accusation de Rosa Luxemburg.

Rosa Luxemburg reproche aux bolcheviks de n’avoir pas fait leur devoir dans la question agraire. La mission d’un gouvernement socialiste dans la question agraire est la nationalisation de la grande propriété foncière comme point de départ d’une production socialiste dans les campagnes et la réunion de l’industrie et de l’agriculture (pages 17-18), par quoi Rosa Luxemburg entend bien la réunion de la grande industrie et la grande exploitation agricole et non pas, pour exemple, l’industrie à domicile de petits paysans.

Elle reconnaît que la réalisation immédiate de ces revendications n’était pas possible. Mais pense-t-elle, un gouvernement socialiste devrait, en tout cas, prendre des mesures qui soient dans le sens de cette réforme socialiste (page 18). (La camarade Luxemburg emploie réellement le mot « réforme » à la barbe de tous les réformistes.)

« Le mot d’ordre donné par les bolcheviks : prise immédiate et partage de la terre par les paysans devait précisément opérer dans le sens contraire » (page 18).

Très juste ! Mais cela ne dit pas qu’un autre mot d’ordre eût été possible. Les bolcheviks, il est vrai, n’étaient pas obligés de choisir, pour résoudre la question agraire, la méthode de l’anarchie, ce qui créa le chaos, avantagea beaucoup les grands paysans aux dépens des petits et des sans-terre et détruisit un précieux matériel agricole. La chose fut encore empirée plus tard, lorsque les bolcheviks, pour réparer leur première faute, y ajoutèrent la seconde, à savoir de lancer les paysans sans terre contre les nantis, ce qui, à la ruine de la grande industrie rationnelle, ajouta encore la ruine des cultures rationnelles, parachevée ensuite par les réquisitions de tous les excédents agricoles et l’avortement de l’industrie nationalisée.

Mais tout cela, Rosa Luxemburg ou ne l’a pas vu de son vivant, ou ne l’a pas jugé important. Le fait essentiel dont elle se scandalise, c’est que la propriété individuelle paysanne ait été consolidée et rattachée plus fortement à la terre. Pas de doute que cela ait suscité un obstacle puissant pour le progrès du socialisme en Russie. Mais c’est une marche des choses qu’il était impossible d’empêcher : elle aurait seulement pu être mise en train plus rationnellement que cela ne fut fait par les bolcheviks. Preuve justement que la Russie se trouve essentiellement au stade de la révolution bourgeoise. C’est pourquoi la réforme agraire bourgeoise du bolchevisme lui survivra, tandis que ses mesures socialistes ont été déjà reconnues par lui-même incapables de durer et préjudiciables.

La camarade Luxemburg a donc sur ce point tort à l’égard des bolcheviks. Mais seulement parce les mencheviks avaient raison contre eux.

Plus sévère encore est la critique exercée par Rosa Luxemburg sur la politique des nationalités des bolcheviks. Elle dit à ce sujet :

« Ce sont d’ailleurs les bolcheviks qui ont dans une forte mesure accentué les difficultés matérielles que leur présentait la situation (l’effondrement militaire de la Russie) par un mot d’ordre qu’ils ont mis au premier plan de leur politique : à savoir, ce qu’on appelle le droit des nations à disposer d’elles-mêmes ou, pour dire ce qui se cachait en réalité sous cette formule : le morcellement de la Russie comme Etat. Cette formule, toujours de nouveau proclamée avec une obstination doctrinaire, du droit des diverses nationalités qui constituaient l’empire russe à décider par elles-mêmes de leur sort « jusques et y compris leur séparation, comme Etat, de la Russie » était un cri de guerre, particulier de Lénine et ses camarades » (page 21).

Avec une ironie caustique, Rosa Luxemburg raille ensuite ces mêmes bolcheviks qui, n’ayant d’ailleurs pour la démocratie que le plus grand mépris, s’échauffent justement pour le droit de libre disposition des nations, lequel n’est, aux yeux de la camarade Luxemburg qu’ « une phraséologie creuse de petite bourgeoisie et une mystification ». Elle a raison complètement lorsqu’elle montre la criante contradiction qui est ici dans la politique du bolchevisme ; mais elle commet la même contradiction en sens inverse quand, elle, qui se prononce de la façon la plus résolu pour la démocratie, n’en proclame pas moins que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est « une phraséologie creuse de petite bourgeoisie et une mystification ». L’indépendance d’un peuple à l’égard de toute domination étrangère fait partie de la démocratie, en constitue un des éléments plus essentiels.

C’était l’opinion d’ailleurs de Marx et d’Engels. Ce dernier m’écrivait, le 8 février 1882, une lettre sur la question polonaise, où il est dit entre autres :

« Une des fins véritables de la Révolution de 1848 (et les fins véritables, non illusoires, d’une révolution sont toujours réalisés par suite de cette révolution) était la constitution des nationalités opprimées et désagrégées de l’Europe centrale, dans la mesure où elles étaient d’ailleurs capables de vivre et particulièrement mûres pour l’indépendance . . . Or, c’est pour un grand peuple une impossibilité historique de discuter même avec quelque sérieux n’importe quelle question intérieure tant que lui manque l’indépendance nationale . . . Un mouvement international du prolétariat n’est en somme possible qu’entre nations indépendantes. »

C’était une des plus grandes faiblesses politiques de Rosa Luxemburg de n’être accessible à cet ordre d’idées.

L’organisation socialiste particulière de Pologne, à laquelle elle appartenait avec Jogiches et à laquelle elle donna son caractère, la Démocratie socialiste polonaise, a eu le très grand mérite de reconnaître la nécessité, pour le prolétariat polonais, d’agir, tant que subsistait l’Empire russe, en étroite liaison avec le prolétariat russe, comme le firent d’ailleurs les Caucasiens, les Baltes, les hommes de Bund. La politique du P. P. S. (Parti socialiste polonais) était assurément très erronée. Mais Rosa Luxemburg et ses amis exagéraient une idée juste, lorsqu’ils étaient indifférents à l’indépendance de la Pologne et des peuples limitrophes de la Russie en général, ou que même, ainsi que le montrent les citations ci-dessus, il y étaient réfractaires comme à « une phraséologie creuse de petite bourgeoisie et une mystification ».

Le droit de libre disposition des nations n’était pas une revendication spécifiquement bolcheviste. Elle était au programme des Zimmerwaldiens, dont les mencheviks étaient aussi bien que les bolcheviks, ainsi d’ailleurs que les spartakistes, dirigés par Rosa Luxemburg. Le fait que la réalisation de cette revendication a été un problème pratique de la Révolution russe, n’est qu’une preuve de plus que cette révolution avait des fins analogues à celle de 1848, visée par Engels dans la lettre que j’ai citée, et par conséquent elle était une révolution bourgeoise. C’est que sa fin réelle (non illusoire) était, non l’établissement immédiat du socialisme, mais la création de ses conditions, dont l’une des plus importants est la démocratie et l’indépendance des nations.

Au reste, la camarade Rosa Luxemburg exagère l’importance de ce que les bolcheviks ont fait pour l’indépendance des peuples circonvoisins de la Russie. Ces peuples n’étaient tenus dans la dépendance de la Russie que par la force de l’armée. L’effondrement miliaire rendit irrésistibles les mouvements d’indépendance de chacune des nationalités en Russie. Les bolcheviks ne firent que dire oui et amen à une chose qui se serait accomplie sans eux.

Il y a, il est vrai, une chose qu’on peut leur reprocher en ce cas, de même que dans le partage de la terre aux paysans : leur faute est que ce qui devait en tout cas s’accomplir se soit accompli d’une façon des plus irrationnelles.

Libre disposition des nationalités ! Cela ne veut pas nécessairement dire que chacune d’elles constituera un Etat particulier. Il peut se faire que plusieurs se réunissent en confédération d’Etats (Staatenbund) ou même en un Etat fédératif (Bundesstaat). Chez les peuples limitrophes de la Russie, qui, la plupart pendant un siècle, certains plus longtemps encore, avaient formé avec les territoires russes une communauté commerciale, il était indiqué qu’ils la continuassent, ce qui comportait pour tous les intéressés de grands avantages économiques. Le droit de libre disposition des nations n’excluait pas l’union volontaire de diverses nationalités en une fédération des Etats-Unis de Russie.

Mais une pareille union entre nations indépendantes n’est aujourd’hui possible que sur la base de la démocratie. La proclamation de la dictature, l’abolition de la démocratie, la dissolution de la Constituante ont violemment séparé de la Russie les Etats limitrophes. Ce n’est pas le fait de proclamer le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, c’est la violence faite à la démocratie dans la Russie propre qui a rendu inévitable la dislocation de la Russie, laquelle pouvait peut-être être arrêtée.

Du reste, les bolcheviks n’étaient pas fanatiques de ce droit des nations. Il n’y a d’ailleurs point de principe dont ils soient fanatiques. Ils ne le sont que dans des questions touchant à leur pouvoir. Dans toutes les autres, ils sont des opportunistes absolument sans principes, ceux du moins d’entre eux qui sont au pouvoir.

Ils l’ont prouvé encore dans cette question du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Ce n’était nullement une « obstination doctrinaire » qui amenait le bolchevisme à faire cette « formule » un « cri de guerre particulier ». Elle fut pour lui la bienvenue comme moyen d’affaiblir le gouvernement de coalition de 1917 aussi longtemps que, de concert avec l’état-major de colonels allemands, il combattit ce gouvernement. Lorsqu’il fut gouvernement lui-même et que son ex-allié allemand fut changé en un ennemi, ce cri de guerre parut encore être un moyen approprié pour gâter la sauce aux conquérants allemands. Mais une fois ceux-ci effondrés, il n’y avait plus d’affaires politiques à faire avec le « cri de guerre particulier » et alors s’éteignit brusquement l’ « obstination doctrinaire » avec laquelle les bolcheviks l’avaient lancé jusque là. Il y a plus : lorsque les bolcheviks en vinrent à disposer eux-mêmes d’une puissante armée, leur permettant de faire une politique de conquêtes, ils ajoutèrent à la répudiation démocratique à l’intérieur celle de la libre disposition des nationalités, dans laquelle, comme Rosa Luxemburg ils ne virent plus qu’une « phraséologie creuse de petite bourgeoisie et une mystification ». Alors ils soumirent le Turkestan, envahirent les républiques du Caucase, se rendirent maîtres de l’Ukraine et auraient mis de même fin à l’indépendance de la Pologne, si les armes polonaises ne s’étaient pas montrées supérieures.

L’inconséquence que Rosa Luxemburg reprochait en 1918 ne persiste donc plus aujourd’hui. Leur politique actuelle est devenue parfaitement conséquente. Le terrorisme de la Tcheka à l’intérieur a sa digue complémentaire à l’extérieur dans l’asservissement de nations étrangères par l’armée rouge.

Ce genre de conséquence logique ne serait d’ailleurs par du goût de notre camarade Luxemburg. Car elle condamnait déjà de la façon la plus expresse les débuts de la suppression de la démocratie et de son remplacement par le terrorisme. Ce qu’elle dit à ce sujet, notamment sur la dégradation du prolétariat par cette politique, comptera parmi ce qui a été écrit de plus notable et de plus saisissant sur le bolchevisme. Nul de ceux qui s’occupent du bolchevisme, que ce soit pour ou contre lui, ne peut pas passer outre sans prêter attention à ces pages. Elles forment la nature la plus importante de l’étude dont je parle ici. Mais nous n’avons pas besoin de les citer longuement, la presse quotidienne - excepté la presse communiste - en ayant déjà parlé en détail.

Elles sont particulièrement édifiantes pour nous, parce qu’elles contient la meilleure fortification de l’attitude prise par nous depuis toujours à l’égard du bolchevisme.

Malgré cela, sur cette question encore, il y a un désaccord entre Rosa Luxemburg et moi. Elle dit :

« L’erreur fondamentale de la théorie Lénine-Trotsky est que, tout comme Kautsky, ils opposent la dictature à la démocratie. « Dictature ou démocratie », ainsi se pose la question chez les bolcheviks comme chez Kautsky. Celui-ci se décide pour la démocratie, bien entendu, et pour la démocratie bourgeoise, puisque précisément il la pose en alternative par rapport au bouleversement socialiste. Lénine-Trotsky se décident au contraire pour la dictature en opposition à la démocratie, et par conséquent pour la dictature d’une poignée d’hommes, c’est-à-dire pour la dictature selon le modèle bourgeois » (page 42).

Rosa Luxemburg oublie une chose : la question que nous avons à décider là, c’est celle qui est posée par Lénine et Trotsky. Nous avons à décider entre leur dictature et la démocratie. Il s’agit d’une décision à prendre entre deux formes de gouvernement tout à fait déterminées. Cette décision ne peut qu’être obscurcie par cette petite épithète « bourgeoise ». Que veut-on dire quand on donne à la démocratie que je revendique la désignation de « bourgeoise » ? Pourquoi le suffrage universel est-il, quand c’est moi qui le réclame, chose « bourgeoise » et devient-il chose prolétarienne, quand c’est Rosa Luxemburg qui le demande ? Qu’on remplace le terme général de Démocratie par l’énumération de toutes les institutions politiques qui le constituent, et il sautera tout de suite aux yeux que l’adjonction du mot « bourgeois » à chacun d’eux n’a pas de sens.

Quand, jusqu’ici, nous distinguions entre démocratie bourgeoise et démocratie prolétarienne, nous entendions par là deux partis de composition diverse, mais jamais deux formes d’Etat différentes.

Quand Rosa Luxemburg me reproche la démocratie bourgeoise, elle n’entend pas non plus par là d’autres institutions politiques que celles qu’elle réclame, mais une façon particulière de les appliquer. Elle veut la dictature par la démocratie :

« Oui, oui : dictature ! Mais cette dictature consiste dans la manière d’appliquer la démocratie, non dans son abolition » (page 43).

Mais contre cette sorte de dictature, je ne me suis jamais prononcé nulle part. Dans mon livre sur La Dictature du prolétariat, je fais la distinction entre elle, comme état de choses, et la dictature comme forme de gouvernement. Ce n’est qu’à cette dernière que je fais opposition. La seule différence qu’il y ait entre la camarade Luxemburg et moi, c’est que cette même organisation de dictature que j’appelle « forme de gouvernement », elle en fait un produit « selon le modèle bourgeois » et, comme telle, la distingue de la dictature de classe. Cette distinction l’emporte-t-elle en clarté sur la mienne ? Je ne puis encore aujourd’hui m’en convaincre, malgré les longues exégèses talmudistes dont Paul Levi nous régale là-dessus dans sa préface, en se referant à Lénine.

On pourrait donc croire qu’entre la citoyenne Luxemburg et moi, il n’y aurait vraiment sur ce point qu’une querelle de mots. Mais en réalité, c’est justement là qu’apparaît le plus nettement l’opposition fondamentale dont j’ai parlé en commençant.

Selon moi, la démocratie ne rend pas toujours et partout possibles la domination politique du prolétariat et la réalisation du socialisme, mais seulement dans certaines conditions déterminées. Dans la situation actuelle, de la Russie, les conditions nécessaires à une « révolution socialiste » ne sont pas encore données.

C’est cette conception qu’amène Rosa Luxemburg a déclarer : « Kautsky se décide pour la démocratie bourgeoise ».

Comme s’il y avait là quelque chose à décider, comme s’il dépendait de mes décisions qu’un pays soit mûr pour le socialisme ou non !

C’est vrai, je pense que, dans les conditions actuelles de la Russie, la démocratie ne conduirait pas à ce que Rosa Luxemburg demande à la dictature du prolétariat dans la démocratie :

« Se mettre tout de suite aux mesures socialistes de la façon la plus énergiques, la plus inexorable, la plus brutale » (page 42).

Mais le fait que je n’en attende pas, cela n’est pas un argument contre la démocratie. Car il n’y a pas une autre constitution qui permît, dans les circonstances données, l’organisation d’un mode de production socialiste durable en Russie. Les bolcheviks ont vu dans la constitution soviétique le moyen magique de le faire. Ils doivent reconnaître eux-mêmes aujourd’hui que, nonobstant cette constitution, le capitalisme reprend le dessus. La dictature sur la base des soviets ne l’a pas empêché : elle n’a fait, en déployant toute la force de l’Etat en vue d’obtenir l’impossible, que ruiner économiquement la Russie entière, que dégrader et décimer son prolétariat, en sorte qu’aujourd’hui le capitalisme en Russie trouve devant lui un prolétariat beaucoup moins capable de lutte qu’il n’était avant le 18 brumaire bolcheviste et la suppression de la démocratie.

Les lois économiques se rétablissent toujours, quelle que soit l’organisation de l’Etat, absolutisme, démocratie, constitution soviétique. Toute tentative pour violer ces lois, pour substituer à la clairvoyance économique la seule violence et pour établir en ce sens la dictature, sur quelque base constitutionnelle que ce soit, ne peut rien changer au résultat final déterminé d’avance par les conditions économiques. Ce ne peut être qu’une expérience qui finit par échouer, après avoir coûté d’énormes sacrifices. Rien, du point de vue marxiste, ne peut être plus absurde que de chercher une constitution d’Etat garantissant, indépendamment des conditions économiques, la réalisation du socialisme.

Mais d’un autre côté, toute tentative pour amener un nouvel ordre social auquel manquent les conditions économiques doit nécessairement amener une telle misère des masses populaires et provoquer tellement leur opposition croissante, que la continuation d’une expérience pareille n’est possible que là où existent les moyens de réduire les masses au silence par la force. Sans violence contre les masses, sans la terreur, une expérience comme celle du bolchevisme des quatre dernières années ne saurait en aucune manière être poursuivie même transitoirement.

C’est la grande illusion à laquelle s’abandonnait Rosa Luxemburg que de s’enthousiasmer pour la dictature bolcheviste, mais de croire possible de l’édifier sur la démocratie. Si le bolchevisme, tout de suite après sa victoire, a eu recours à la terreur et l’a renforcée de plus en plus, il n’y a là ni méprise malheureuse ni aveuglement doctrinaire, mais nécessité d’airain. La dictature bolcheviste n’est pas compatible avec la démocratie : elle ne peut se maintenir que par la plus terrible et la plus sanglante des contraintes.

Le bolchevisme était par avance, parce que les circonstances n’étaient pas mûres, condamné à l’échec. Son système socialiste a dès à présent échoué, son système politique a échoué de même. Les soviets ne sont plus que « la feuille de vigne de l’absolutisme ». Les bolcheviks sont prêts à lâcher tout ce pour quoi ils ont lutté auparavant et à quoi ils ont voué leur vie ; à une seule chose ils se cramponnent convulsivement : à la terreur.

On peut s’étonner que Rosa Luxemburg, cette marxiste à l’esprit pénétrant, n’ait pas reconnu le fondement économique insuffisant du bolchevisme, que même elle ne se soit séparée de lui qu’en exagérant encore ses illusions, dans la pensée qu’il pourrait s’établir encore mieux par la voie démocratique que par celle de la dictature « sur le modèle bourgeois ». Je crois que son attitude ne peut se comprendre qu’en partant du milieu révolutionnaire où elle avait grandi.

Tout grand peuple a une tendance à voir en lui-même la mesure de l’humanité, à s’en regarder comme le modèle. Au XVIII° siècle, les Français étaient la grande nation de l’Europe : leur aristocratie se considérait comme un modèle pour l’aristocratie du reste du monde et, d’ailleurs, était regardée par celle-ci comme telle. Lorsque l’aristocratie fut renversée par la Révolution, les révolutionnaires se considérèrent comme un modèle pour le reste du monde et ils le furent aussi, dans une grande mesure, par les autres révolutionnaires de l’Europe.

Il en fut de même au XIX° siècle pour la nation allemande. Les grandes choses qu’elle accomplit dans le domaine scientifique, économique, militaire, amenèrent beaucoup d’ Allemands à l’illusion grandiose que c’était de l’Allemagne que viendrait l’ascension du monde à une existence supérieure : c’était de la nation allemande, leur semblait-il, que sortirait le salut du monde. Cette prétention fut toujours moins généralement admise par les autres peuples qu’auparavant celle des Français.

A côté de ces deux grandes nations, qui exerçaient une très grande influence sur le continent européen, il s’en éleva une troisième, la nation russe. La Russie avait préparé à Napoléon, qui paraissait invincible, sa première défaite écrasante, non, il est vrai, par son armée, mais par son hiver. La Russie semblait protégée, par enchantement, contre tous les courants révolutionnaires qui bouleversaient l’Europe, mais aussi contre le capitalisme et les maux sans nombre qu’il comportait. Aussi crut-on souvent que la vocation de la Russie serait, non seulement d’être l’arbitre de l’Europe et le foyer de sa réaction, mais encore de donner l’exemple de conditions matérielles et intellectuelles ayant la force de la jeunesse et faisant sa supériorité sur l’Europe vieillie en décadence.

Les slavophiles inventèrent le mot d’ordre de « l’Occident pourri » et, jusque de nos jours, se maintint la glorification de la Russie rétrograde par elle-même, qui exerça de grands effets même hors de la Russie. Quand Léon Tolstoï voyait dans le paysan russe l’idéal social pour le monde entier, ce n’était encore qu’un reflet de cette manière de voir.

Comme il était arrivé chez les Français, les révolutionnaires parmi les Russes reçurent des réactionnaires cette croyance à l’importance exemplaire de leur nation sur les autres nations. Pas tous, cependant. Tout d’abord, les idées révolutionnaires arrivaient de « l’Occident pourri » et apparaissaient comme une lutte de l’Occident contre la barbarie russe. Mais bientôt, à côté de cette conception, souvent dans un étrange amalgame avec elle, il s’en éleva une autre. Les conditions naturelles de la Russie constituèrent trop longtemps contre tous les progrès un boulevard dont le siège par la propagation d’idées occidentales avançait trop lentement au gré de l’impatience de beaucoup de révolutionnaires. Ils cherchèrent dans leur propre pays des idées populaires auxquelles ils pussent se rattacher, afin de déchaîner plus rapidement un mouvement populaire et ils crurent trouver cette idée révolutionnaire spécifiquement russe dans le mir, dans le communisme du village.

Une fois qu’on l’eut découverte, il était aisé de faire de nécessité vertu et de voir dans ce qui était le reste de temps barbares une institution grâce à laquelle la Russie l’emportait sur l’Occident et se trouvait plus rapprochée que lui de la révolution socialiste.

Lorsque le marxisme vint de l’Occident pourri en Russie, il dut combattre très énergiquement cette illusion et démontrer que la Révolution sociale ne pouvait sortir que d’un capitalisme supérieurement développé. La révolution à laquelle marchait la Russie serait forcément d’abord une révolution bourgeoise sur le modèle de celle qui s’était produite dans l’Occident.

Mais, à la longue, cette conception parut vraiment aux plus impatients des éléments marxistes trop restrictive et trop paralysante. Surtout à partir de 1905, de la première révolution où le prolétariat russe avait combattu si victorieusement, remplissant d’enthousiasme le prolétariat de toute l’Europe.

Chez les plus radicaux des marxistes russes se forma dès lors une nuance particulière de marxisme. La partie de la doctrine qui fait dépendre le socialisme des conditions économiques,du haut développement du capitalisme industriel,alladésormais pâlissant de plus en plus à leurs yeux. En revanche, la théorie de la lutte de classe revêtit des couleurs de plus en plus fortes. Elle fut toujours davantage considérée comme la seule lutte pour le pouvoir politique par tous les moyens, détachée de sa base matérielle. Dans cette manière de concevoir les choses, on arriva finalement à voir dans le prolétariat russe un être extraordinaire, le modèle de tout le prolétariat du monde. Et les prolétaires des autres pays commencèrent à le croire et à saluer dans le prolétariat russe le guide de l’ensemble du prolétariat international vers le socialisme.

Il n’est pas difficile de se l’expliquer. L’Occident avait ses révolutions bourgeoises derrière lui et devant lui les révolutions prolétariennes. Mais celles-ci exigeaient du prolétariat une force qu’il n’avait encore atteinte nulle part. C’est ainsi qu’en Occident, nous nous trouvions dans un stade intermédiaire entre deux époques révolutionnaires, ce qui mettait dans ces pays la patience des éléments avancés à une dure épreuve.

La Russie, elle, était au contraire si en retard qu’elle avait encore devant elle la révolution bourgeoise, la chute de l’absolutisme. Cette besogne n’exigeait pas un prolétariat aussi fort que la conquête de la domination exclusive par la classe ouvrière en Occident. La Révolution russe produisit donc plus tôt que celle de l’Occident. Elle était essentiellement une révolution bourgeoise, mais cela put un certain temps ne pas éclater aux yeux, par le fait que les classes bourgeoises sont aujourd’hui en Russie bien plus faibles encore qu’elles n’étaient en France à la fin du XVIII° siècle. Si l’on négligeait le fondement économique, à ne considérer que la lutte de classe et la force relative du prolétariat, il pouvait durant un temps, réellement sembler que le prolétariat russe fût supérieur au prolétariat de l’Europe occidentale et destiné à lui servir de guide.

C’est dans cette appréciation exagérée du prolétariat russe qu’a grandi Rosa Luxemburg. Elle remplit encore l’ouvrage dont je parle.

C’est ainsi que si elle combat le mot d’ordre de droit des nations de disposer d’elles-mêmes, c’est principalement parce qu’il paralysait le prolétariat dans les Etats de la périphérie en les détachant de la Russie et le livrait dans ces pays à la bourgeoisie nationale. Assurément, c’était une nécessité pour les prolétariats de toutes les nations de la Russie, tant qu’ils étaient réunis dans un corps d’Etat unique, de combattre contre le pouvoir de l’Etat. Mais c’est chose toute différente de dire que les Etats-frontières devraient rester perpétuellement réunis à la Russie, parce que leur prolétariat reçoit sa force exclusivement du prolétariat russe et que, séparé de lui, il se trouve paralysé et perd son indépendance vis-à-vis de sa propre bourgeoisie. D’après Rosa Luxemburg, le prolétariat de Finlande, des Etats baltes, de Pologne, de l’Ukraine, du Caucase perdit sa force et devint en majorité un instrument de la contre-révolution du moment que, pour employer l’expression d’Engels, il ne fut plus « commandé à la russe » !

De cette tendance à mettre le prolétariat russe au dessus des prolétariats des autres pays, Rosa Luxemburg donne encore le preuve par l’assertion souvent réitérée que les prolétaires de Russe auraient fait complètement leur devoir, mais non ceux des autres pays, qui avaient mission de compléter la Révolution russe par la révolution mondiale et de la faire aboutir à la victoire. Par exemple, page 7, elle dit :

« Ce n’est pas la manque de maturité de la Russie, c’est la manque de maturité du prolétariat allemand pour accomplir sa mission historique qu’a démontré le cours de la guerre et de la Révolution russe. »

Qu’est-ce la camarade Luxemburg entend ici par « la mission historique ? » On peut entendre par là le but final de la lutte de classe prolétarienne, l’instauration d’un ordre social où les distinctions de classes soient abolies et le prolétariat ainsi complètement affranchi et satisfait.

Personne ne voudra prétendre que, pour l’accomplissement de cette tâche historique, les conditions soient données plus tôt en Russie qu’en Allemagne, que le prolétariat russe, par son importance économique pour le monde, par son importance numérique, par son organisation, par son éducation, soit supérieur au prolétariat allemand. Ce n’est pas là non plus sans doute le sens de l’assertion de Rosa Luxemburg. Par « mission historique », il ne faut évidemment pas entendre nos buts finaux, mais les fins que les bolcheviks, dans la guerre et dans la Russie, proposaient aux prolétaires du monde. Ces fins, c’étaient une révolution violente immédiate dans tous les Etats capitalistes. Là est censée s’être montrée la grande supériorité du prolétariat russe vis-à-vis du prolétariat allemand. Les Russes ont accompli leur mission, les Allemands y ont manqué.

Nous devons ici nous rappeler ce qu’Engels dit dans la phrase citée plus haut sur les fins de la Révolution. Il distingue entre celles qui sont véritables et celles qui sont illusoires et observe que : « Les fins véritables, et non illusoires, d’une révolution sont toujours réalisées par suite de cette révolution ».

Cela sonne un peu téléologie mystique, mais ce caractère disparaît pour peu qu’on retourne la proposition : Les fins qu’une révolution accomplit sont ses fins véritables. Celles qu’elle ne peut pas réaliser sont démontrées être des fins illusoires. Grâce au marxisme avec son analyse de la société, nous sommes au point de ne devoir plus attendre l’aboutissement d’une révolution avant de savoir distinguer ses fins véritables de ses fins illusoires : notre étude des conditions existantes à un moment donné nous permet, dès le début d’une révolution, de faire dans une forte mesure la distinction entre ses fins véritables, produit des conditions données et ses fins illusoires, qui ont leur source dans les besoins, matériaux et idéaux, des révolutionnaires. Plus nous allons à fond, nous autres, marxistes, dans ce travail de séparation des fins véritables et illusoires, plus nous gardons la révolution de déceptions et de défaites qui retardent le progrès de notre cause pour des dizaines d’années.

En cela consiste la tâche principale des penseurs marxistes dans la Russie, et non pas à pousser les masses à se lancer en avant au plus vite, sans tenir compte de rien, en aiguillonnant les illusions nées chez eux de leurs besoins. A propager des illusions, il se peut qu’un parti devienne le parti le plus fort dans la Révolution, mais il la conduira à un insuccès.

Quand, dans une révolution les révolutionnaires constatent que le prolétariat d’un pays a démontré n’être pas mûr pour accomplir les fins historiques qu’ils lui proposent, c’est simplement une autre manière de dire que les révolutionnaires se sont grandement trompés sur les conditions où se trouvait ce pays, ou même qu’ils les ignoraient complètement. La faute de ce dont on s’indigne ensuite comme d’une « carence » du prolétariat, est en réalité à ces révolutionnaires-là, et non au prolétariat.

Ce qui apparaît à camarade Luxemburg et aussi aux bolcheviks comme un « manque de maturité » du prolétariat allemand, et aussi anglais, américain, bref du prolétariat de l’Occident, en face de la maturité du prolétariat russe, repose simplement sur le fait que les conditions de l’Occident sont à un plus haut degré de développement que celles de la Russie, que les prolétaires de l’Occident ont depuis bien longtemps dépassé le stade économique de la Russie, qu’ils ont de tout autres buts et méthodes de lutte que ceux de Russie, et bien supérieurs, et que c’est dans des conditions tout autres qu’ils mènent leurs batailles. C’est ce qui fait qu’ils ne pouvait adopter simplement les méthodes russes et qu’ils ne pouvaient tous faire coïncider l’heure des luttes décisives pour le pouvoir politique qui s’offrent à eux avec l’heure de la Révolution russe. C’était chose évidente, pour quiconque connaissait un peu les conditions existant en Occident. Il fallait n’avoir aucune compréhension profonde des circonstances pour arriver à l’idée de la révolution mondiale qui devait censément surgir de la Russie. Si cette révolution mondiale n’est pas venue au rendez-vous, cela prouve non pas que la maturité manquait aux prolétaires de l’Occident, par comparaison avec la maturité supérieure des Russes mais que la maturité manquait aux partisans de l’idée de la révolution mondiale.

Ce reproche ne s’adresse pas au prolétariat russe, mais bien à ses chefs. Lui, le prolétariat russe, n’a pas fait défaut, il a accompli sa « mission historique », la véritable mission de la Révolution russe, dans toute sa plénitude. Si la Révolution se termine maintenant par l’effondrement économique complet de la Russie, ce n’est pas la faute du prolétariat russe : c’est celle de ceux parmi ses chefs qui l’ont enflammé pour des fins illusoires, pour lesquelles les conditions n’existaient en aucune manière et qui l’ont trompé sur l’insuffisance évident des conditions préalables d’une « socialisation intégrale immédiate en lui promettant la révolution mondiale inévitable ». Entre les illusions que le bolchevisme a produites et propagées et qui ont mené le prolétariat russe à donner son sang pour des fins impossibles, la plus fatale a été sans doute la révolution mondiale.

Je ne puis absolument pas dire comme la camarade Luxemburg, qui a exprimé ainsi son opinion à ce sujet :

« Le fait que les bolcheviks ont misé toute leur politique sur la révolution mondiale du prolétariat est justement le témoignage le plus éclatant de la portée de leur coup d’œil et de leur fidélité aux principes, du jet hardi de leur politique » (page 7).

Cela pouvait encore paraître tel dans l’été de 1918 alors que la Révolution allemande était encore à venir et que le résultat de toutes les secousses qui suivirent la guerre ne faisait pas encore voir aussi clairement la différence entre les fins véritables et les fins illusoires des mouvements de l’heure. Ainsi, aujourd’hui, l’opuscule de notre camarade Luxemburg prend une signification tout autre que celle qu’il aurait eu il y a trois ans, immédiatement après sa composition. On peut douter qu’il eût amené les bolcheviks à faire personnellement un retour sur eux-mêmes. Ces hommes de violence n’ont pas d’oreilles pour les raisonnements. Quand une méthode leur apporte des avantages momentanés, ils s’y tiennent en dépit de toutes critiques, mêmes celle qui leur vient d’amis bienveillants et considérés, et la maintiennent avec un fanatisme malencontreux jusqu’à ce qu’elle les mène à la complète débâcle. Alors, il est vrai, ils changent de méthode immédiatement ; mais ce changement n’étant pas dû à une compréhension, mais seulement à l’impossibilité de continuer la méthode antérieure, la nouvelle n’est d’ordinaire que le renversement de l’ancienne, et non une amélioration. Ainsi ils s’enfoncent de plus en plus dans le bourbier. Leur « capitalisme d’Etat » actuel est économiquement tout aussi erroné que l’était leur « socialisme » tout d’abord anarchiste, puis bureaucratique, avec travail forcé.

Mais en Occident, l’ouvrage de Rosa Luxemburg aurait pu, il y a trois ans, exercer encore une influence sur des milieux communistes et faire que le communisme, en dehors de la Russie, restât à l’abri de ses plus grandes folies, qu’il y troublât et empoisonnât moins la vie politique du prolétariat que n’a fait le communisme moscovite communiqué à l’Occident par les Radek et les Zinoviev. Aujourd’hui il paraît trop tard pour cela. Tout le mal que le communisme pouvait faire est déjà fait. Que dorénavant il revête encore les formes les plus insensés ou s’efforce de se civiliser quelque peu, cela est devenu une chose très indifférente : il a perdu toute force vitale.

Ce qui reste aujourd’hui comme élément efficace de la brochure de Rosa Luxemburg, ce n’est pas sa tentative pour donner au bolchevisme une organisation rationnelle, et encore moins l’exaltation de ses immortels « mérites » historiques, que l’expérience a suffisamment mis en lumière et qui reçoivent le jour plus cruel du fait que, pour des années à partir de celles-ci, des millions d’hommes en Russie sont condamnés à mourir de faim, parce que la politique destructive des bolcheviks a anéanti à ce point les forces productrices du pays qu’il peut à peine nourrir la moitié de la population qu’il avait jusqu’ici et que l’excédent doit, plus ou moins lentement, selon les caprices du climat, périr par la faim.

Ce que reste efficace, dans l’étude de Rosa Luxemburg, c’est uniquement sa défense passionnée et frappante de la démocratie. Par là, l’ouvrage de l’admiratrice enthousiaste des bolcheviks devient un réquisitoire puissant contre eux. C’est à ce titre qu’il vivra dans la littérature du Parti.

Voilà le résultat qu’à obtenu Paul Levi pour avoir, en vue de ne pas nuire au bolchevisme, attendu trois ans pour publier la brochure.

Notes

[1] Voici qui est plus qu’une inexactitude : la camarade Luxemburg écrit, page 5, que la Révolution russe « ne fut pas due aux baïonnettes allemandes dans les poings allemands, comme la Neue Zeit, sous la direction de Kautsky le promettait dans son article de tête » et, page 26, elle remarque que « sans les fusils allemands dans les poings allemands, comme l’écrivait dans la Neue Zeit de Kautsky, jamais les Lubinsky et les autres canailles de l’Ukraine . . . ne seraient venus à bout des masses prolétariennes de leurs pays. » Elle n’indique pas où l’on peut trouver cette citation dans la Neue Zeit. Elle la donne chaque fois avec une différence de texte, donc de mémoire. Elle-même ne prétend pas que j’aie écrit cette phrase ; mais elle la cite de manière à provoquer l’impression que je l’aurais, pendant la guerre, manifesté de l’enthousiasme pour l’invasion des armées allemandes en Russie et recommandé la guerre contre la Russie comme un moyen d’y porter la révolution. J’ai fait tout le contraire, je n’ai même pas besoin de l’affirmer. La citation de la Neue Zeit, quel qu’en soit en réalité le texte et de qui qu’elle puisse provenir, est donc toute propre à induire en erreur.

Libraire du Peuple, Bruxelles, 1922, traduction de Bracke dans L’Avenir, 1922


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