Les terroristes du capital Après un nouveau suicide à France Télécom (Par Denis Collin, philosophe)

jeudi 17 septembre 2009.
 

Une jeune salariée de France-Télécom s’est défenestrée ce 11 septembre 2009 à la suite d’une réunion qui lui annonçait la énième mutation, la énième réorganisation. Elle est la dernière d’une longue liste – entre 20 et 30 salariés de France-Télécom se suicident chaque année en mettant en cause les conditions de travail qui règnent dans ce fleuron du CAC 40.

Si on cherche sur internet « management par la terreur » – c’est le titre d’un livre écrit par un manager, Sylvain Cascarino, largement diffusé sur le net – on trouve l’essentiel des entrées qui renvoient à France Télécom. L’entreprise s’est taillée dans ce domaine une réputation qui lui avait même valu quelques reportages télévisés peu flatteurs pour ses dirigeants. Depuis sa privatisation en 1997, FT – qui apparaît maintenant le plus souvent sous sigle « Orange » – a divisé ses effectifs pratiquement par deux. Les plus vieux ont été écartés par un plan de préretraites mirobolant[1] pendant qu’on recrutait des jeunes cadres dynamiques formés par les grandes écoles de commerce. Privatisée à prix d’ami, l’entreprise s’est lancée dans la course folle au « ROI » (return on investment), aux acquisitions tous azimuts. Bon, son premier PDG l’a ainsi amenée au bord du gouffre et elle n’a dû sa survie qu’à son actionnaire majoritaire, l’État. Mais pour faire du profit et satisfaire la gloutonnerie insatiable de l’actionnaire, il ne suffit pas de jeter les vieux dehors ou de mener des aventures boursières, il faut d’abord et surtout « faire suer le burnous ». Entreprise civilisée et efficace néanmoins du temps qu’elle était une administration d’État puis un établissement public, France-Télécom est devenue est des exemples de ce qui se fait de pire dans le despotisme capitaliste.

On a d’abord un système pervers de déstabilisation permanente par les réorganisations de services et les mutations internes – parfois loin du domicile – qui se succèdent à un rythme d’enfer. Quand deux salariés de FT se rencontrent, ils se disent à peine bonjour mais « tu es où ? » et l’autre répond invariablement « Pour l’instant, je suis … mais ». Un tel système met le salarié sous pression, dans l’inquiétude permanente et entrave la formation de toute résistance collective. Le deuxième élément, tiré de l’arsenal des meilleurs néolibéraux, est la mise en concurrence systématique des salariés. Le management par les entretiens individuels et la fixation d’objectifs individuels sur lesquels est indexé l’avancement et une partie du salaire ont été mis en place bien avant la privatisation – sous les dernières années des gouvernements Rocard, Cresson et Bérégovoy. Mais il a pris une extension sans précédent, notamment chez les agents des services commerciaux avec la tristement célèbre PVV (une prime basée sur la part variable des vendeurs) qui est soumise à des objectifs constamment réévalués et le plus souvent inatteignables. Enfin, les cadres d’exécution sont soumis à un régime de réunions permanentes digne des sectes ou des organisations staliniennes : il s’agit d’inculquer « l’esprit maison », de culpabiliser tous les cadres intermédiaires de manière à obtenir l’obéissance sans résistance, selon des techniques éprouvées de long temps : le réorganisateur, le tueur, sera tué à son tour.

Comprenons-nous bien. France Télécom n’est cependant pas une exception, mais seulement une entreprise où les traits mortifères du capitalisme sont les plus visibles parce que c’est une très grosse entreprise et une multinationale. Mais le « management par la terreur » est, au fond, l’essence même du capitalisme en tant que système reposant sur l’extorsion du « travail gratis ». Les discours de ceux qui opposent le bon management (avec « gestion du stress ») au mauvais management ne sont que de lamentables tartufferies – parmi ces lamentables tartuffes, il faut évidemment inclure une bonne partie des hiérarques des syndicats de France-Télécom. Dans cette entreprise ce qui fait scandale, c’est que des « cols blancs » sont traités comme on traite les cols bleus sur les chaînes de l’industrie automobile. Mais le sort des « cols blancs » de France Télécom est loin d’être unique. La vague de suicides qui a touché les centres de recherche de Renault il y a quelques années en témoigne.

Le management de France télécom est, chez nous, nettement plus mortel qu’Al Qaïda ! Et la grippe A fait pour l’heure nettement moins de ravages. Il faut cependant rappeler que, si on en est là dans ce qui fut une des réussites du système étatique français d’antan, c’est à cause de la privatisation. Vieille affaire : en 1974, les grévistes des PTT défilaient en scandant : « ITT, Thomson n’auront pas les télécoms ». Giscard avait dans ses bagages un plan de privatisation qui était presque prêt en 1980 … mais Giscard dut partir. Dans ses premières années, la gauche consolida globalement le service public mais très vite les choses commencèrent à se gâter. On baptisa d’abord la direction (la DGT) du ministère des PTT d’un petit nom commercial, « France Télécom ». La deuxième phase fut la transformation statutaire d’une administration en EPIC (établissement public industriel et commercial) autonome par rapport au ministère de tutelle. La troisième fut la réforme des classifications et les bouleversements des vieilles règles de recrutement et de promotion de la fonction. Les fonctionnaires de France-Télécom perdirent leurs grades remplacés par des niveaux. Ces trois phases, toutes conduites sous des gouvernements de gauche, rendaient nettement plus facile la privatisation et la préparaient dans les esprits autant que dans les méthodes de gouvernement de l’entreprise. Tous les syndicats ont couvert l’opération, la CFDT tenant la plume des ministres. Il ne restait plus à la droite qu’à faire voter la loi de privatisation. Celle-ci était prête et adoptée en 1997 quand Chirac, inopinément dissout l’assemblée et amena au pouvoir la « gauche plurielle » dirigée par Jospin. Cette gauche plurielle avait mené campagne contre la privatisation de France Télécom, mais une fois au pouvoir, Jospin, toujours « intègre » et « honnête », prétexta des contraintes européennes et s’empressa de mettre en œuvre la loi de privatisation. À l’automne 1997, Bon, le PDG, de New York annonça la première cotation en bourse…

Les suicides à France Télécom sont inséparables de cette histoire dans laquelle la gauche, convertie aux bienfaits de la concurrence et aux vertus morales du capitalisme, joue un rôle décisif : sans la « trahison » de la gauche, la droite aurait eu les plus grandes difficultés à privatiser l’entreprise. Rappelons d’ailleurs, pour mémoire, que la gauche a plus privatisé que la droite et que c’est à Jospin qu’on doit d’avoir engagé la privatisations des autoroutes, mis en place après les accords de Barcelone, le processus qui conduit à la privatisation d’EDF/GDF et aujourd’hui à celle de la Poste, etc. Le plus étonnant, c’est que, toutes tendances confondues, la gauche, y compris donc la « gauche de gauche », a oublié que les télécommunications sont autant un service public que la Poste ou le chemin de fer et que personne donc ne réclame la renationalisation de FT et de tous les opérateurs du secteur – lesquels ne vivent que la sous-location des réseaux téléphoniques construits par le service public et mis à niveau par un emprunt d’État dans les années 1970. Pourquoi donc cet étonnant silence ?

[1] Le « Congé de fin de carrière » ou CFC – que les mauvaises langues surnommaient « Casse-toi, Fous le Camp ! » – permettait à un salarié de 55 ans de rester chez lui jusqu’à 60 ans avec 87% de son salaire et en continuant d’avoir un avancement de carrière normal.


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