Comment l’Etat protège les patrons voyous ? L’exemple de Molex

vendredi 28 août 2009.
 

1) Molex. « Que font les pouvoirs publics ? »

Confrontés à une entreprise qui ne respecte pas la loi et à un gouvernement qui ne tient pas ses promesses, les salariés oscillent entre rage et tristesse. Reportage.

Devant l’usine Molex, les mâchoires sont toujours aussi serrées et, à présent, les yeux sont parfois embués. Signes de colère et de désarroi, après plus de dix mois d’un conflit qui semble sans issue : même après la rencontre au sommet, hier, entre la direction de l’équipementier et le ministre de l’Industrie, Christian Estrosi, la fermeture de l’entreprise est toujours prévue pour le 31 octobre. À côté de la grille d’entrée, un panneau Veleda annonce « 38 jours de grève et 18e jour » depuis la reprise du travail. Hier, personne n’avait pris la peine de changer le panneau, mais cela faisait, en fait, 19 jours que les 280 employés de l’usine de câblage automobile étaient censés avoir repris le travail, après plus d’un mois de grève. Sauf que les Molex n’ont rien repris du tout, puisque la direction leur refuse toujours l’entrée du site, depuis que des cadres ont essuyé des jets d’oeufs, le 4 août. « Ce jour-là, la direction avait annoncé qu’elle refusait de négocier avec un repreneur, raconte Guy Pavan, délégué CGT. Dès le lendemain, le 5 août, quatre d’entre nous étaient assignés en justice. Et le 6, on passait devant le tribunal. La justice, ça va vite contre les salariés. » « Par contre, la décision de justice demandant la réouverture de l’entreprise n’est toujours pas appliquée ! » lance Georges. Cet employé à la logistique, chez Molex depuis vingt-sept ans, s’interroge : « Que font les pouvoirs publics ? » sur le ton de : « Que fait la police ? »

« L’espoir nous tue »

En attendant une intervention du gouvernement, plusieurs fois promise et jamais réalisée, des salariés se relaient en trois-huit devant l’usine. Car si l’espoir d’une aide de l’État est mince, les Molex n’attendent absolument plus rien de la direction. Sauf le pire. Avec d’autres salariés, Alexis, trente-cinq ans dont onze chez Molex, a fêté Noël dernier devant l’usine, pour s’assurer que les machines ne disparaissent pas, à la faveur de congés inhabituellement longs (deux semaines au lieu d’une). « On avait reniflé un traquenard : les machines sont des modèles standard, mais les outillages qui sont équipés dessus sont uniques, ils ont été conçus par nous », explique Alexis, qui a trouvé un moyen de passer un peu sa colère. Cet ancien régleur devenu responsable d’équipe tient un des deux blogs des Molex. Pas le plus fréquenté, mais le plus virulent. « C’était pour tenir les copains informés et aussi pour me défouler. »

« Tout n’est que sournoiseries »

« Depuis dix mois, on est passé par tous les états d’esprit, raconte Alain, employé depuis trente ans à la maintenance. On a eu le moral dans les chaussettes, puis on a repris espoir quand la justice a invalidé le premier plan social, en avril, puis quand elle a réclamé la réouverture du site, début août. Et quand on a vu que la direction ignorait la loi, notre moral a replongé encore plus bas. » Et le médiateur nommé par l’État ? « C’est juste un truc médiatique », estime Alain. « C’est simple, l’espoir ne nous fait pas vivre, il nous tue », résume José, les yeux noirs d’une rage rentrée. Il en veut à l’entreprise, qui les a trahis, à l’État, qui ne respecte pas ses promesses, et aux journalistes, qui atténuent les propos des ouvriers. « Quand tu respectes la loi, tu te fais niquer. Quand tu restes calme, tu te fais niquer. Et quand tu te retrouves le nez dans la merde, tu dois quand même fermer ta gueule », lance-t-il.

La grande majorité des salariés habitent à 15 kilomètres à la ronde, dans ce bassin d’emplois où il n’y a presque plus rien, à part Molex. Guy Pavan, délégué CGT, montre un bâtiment horizontal, juste derrière l’usine. « J’ai grandi là-dedans. À côté, c’est la Cité verte où il n’y avait quasiment que des retraités de l’entreprise. » Il poursuit, réprimant une montée de larmes : « Ici, c’est notre vie, c’est notre paysage, ça ne peut pas disparaître comme ça. » Comme de nombreux salariés, le cégétiste pense que « l’État n’est pas clair dans cette affaire ». En 2004, c’est la SNECMA, propriété de l’État, qui a vendu le site pour 27 millions d’euros (lire ci-contre). « Ce n’était même pas la moitié du chiffre d’affaires, c’était encore mieux que les soldes », grince Guy Pavan, qui s’interroge : « Pourquoi ont-ils fait cette ristourne ? » De son côté, Philippe, employé depuis 1977, rappelle que, « à l’époque, Christine Lagarde était consultante juridique pour Molex Inc ». Aveuglés par leur colère, les Molex ? Michelle, quarante et un ans, qui travaille ici depuis qu’elle en a dix-huit, rappelle simplement que, de l’annonce de la fermeture en octobre 2008, « après nous avoir fait bosser en heures sup tout l’été pour faire du stock », à la duplication des processus de production aux États-Unis, « tout n’est que sournoiserie dans cette affaire ».

Mehdi Fikri

2) Molex : Cas d’école

C’était il y a dix mois, déjà. Le 29 octobre 2008, Nicolas Sarkozy orchestrait une de ses petites colères. Le doigt pointé, le ton grinçant, le chef de l’État profitait d’une visite dans les Ardennes pour « dire aux entreprises que je n’accepterai pas les stratégies cyniques et opportunistes », notamment celles qui « pourraient utiliser la crise pour justifier des réductions d’activité et d’effectifs ». La crise promettait déjà d’être violente pour l’emploi. Des dizaines d’entreprises profitaient de l’aubaine pour « adapter » leurs effectifs au manque de rentabilité qui n’allait pas manquer d’arriver. Il y a dix mois, déjà, Molex était dans la cible.

Après avoir racheté l’usine de connectique de Villemur-sur-Tarn, engrangé de juteux bénéfices et pillé le savoir-faire des 283 ouvriers, l’actionnaire américain venait d’annoncer la fermeture du site. La méthode était tellement grossière que le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, qualifiait la décision de « cas d’école », et invitait à mener « une action politique concrète pour empêcher cette fermeture ». Depuis, les salariés ont mis au jour tous les coups tordus de leur patron, ont révélé la complicité entre Molex et PSA pour mener à bien la restructuration, ont obtenu le report de la fermeture. Le gouvernement, lui, a tout laissé faire, même après les révélations prouvant qu’il n’y a aucune justification économique au funeste projet de fermer cette usine. En dix mois, il s’est contenté de… nommer un médiateur. Belle leçon d’efficacité pour qui promettait de se montrer « intraitable » envers les entreprises qui profitent de la crise. Les gesticulations de Christian Estrosi, ministre de l’Industrie, n’y ont rien changé. Hier, Molex lui a ri au nez.

Du cynisme, le nº 2 mondial de la connectique en a à revendre. Voilà un groupe qui ferme un site rentable, délocalise une technologie de pointe, méprise le droit le plus élémentaire à l’information des salariés, se rend coupable de délits d’entrave, rompt unilatéralement la discussion avec un éventuel repreneur, s’assoit sur les décisions judiciaires… La multinationale américaine se comporte en maître. Elle dicte sa loi, respecte l’argent et méprise les salariés, les élus. Elle affiche la supériorité du monde des affaires sur celui de la politique. C’est en ce sens qu’elle représente un « cas d’école ».

Qui, du diktat économique ou de la volonté politique, aura le dernier mot ? Le seul intérêt de la rencontre d’hier entre les représentants de la multinationale et le gouvernement aurait été d’afficher ne serait-ce qu’un début de volonté de livrer bataille : exiger le maintien de l’activité, engager l’action pour donner des nouveaux droits aux salariés, celui d’opposer un veto aux projets économiquement infondés par exemple, s’engager à légiférer pour interdire à une entreprise qui fait des bénéfices de licencier, réformer la fiscalité pour encourager l’emploi et l’engagement dans des projets de développements industriels… Les idées ne manquent pas pour mettre l’économie sur d’autres rails. Que la droite les ignore cela fait partie du jeu. La gauche est en revanche attendue dans ce débat, plus intéressant, n’en doutons pas, que celui de savoir s’il faut organiser ou non des primaires en 2012.

3) Molex. La stratégie du citron pressé, puis jeté

Dans une opération de pure prédation, Molex Inc. a racheté le site en 2004 pour récupérer brevets, savoir-faire et parts de marché.

À l’origine, le site de Villemur-sur-Tarn (Haute-Garonne) abritait deux entités. Cinch, qui possédait uniquement le matériel de connectique ainsi que les parts de marché, et Labinal, qui lui louait le personnel. En 2000, la SNECMA rachète cette double structure familiale, installée à Villemur depuis soixante-huit ans, en annonçant la couleur d’entrée : elle compte s’en débarrasser. La SNECMA transfère le personnel de Labinal chez Cinch, qui devient une entreprise à part entière, donc vendable. Dès 2003, le nouvel assemblage s’avère même une bonne affaire : il réalise un chiffre d’affaires de plus de 65 millions d’euros, avec un résultat net de 11 % (7 millions de bénéfice). Au premier trimestre 2004, le résultat net anticipé bondit à 17 %. C’est là qu’intervient Molex Inc, le numéro deux mondial de la connectique, et là que commencent les problèmes.

Le groupe américain Molex Inc., contrôlé à 60 % par des fonds de pension, rachète Cinch pour 27 millions. Dans l’opération, il se retrouve d’emblée gagnant sur tous les tableaux. Tout d’abord, la division automobile européenne de Molex, alors dans le rouge, voit son chiffre d’affaires passer de 4 % à 8 % grâce au rachat, et se retrouve d’un coup bénéficiaire. Du plus, l’entreprise américaine s’implante dans le marché en récupérant les commandes de PSA, principal client du site de Villemur-sur-Tarn. Enfin, Molex accède à une technologie qui lui faisait jusqu’ici défaut.

Dès 2007, le groupe a commencé à transférer aux États-Unis les outillages et savoir-faire, les salariés en ont la preuve (cf. notre édition du 21 avril 2009). Mais deux éléments laissent à penser que la fermeture du site aurait en fait été ourdie dès le rachat en 2004. Premièrement, Molex a négocié avec la SNECMA, au moment du rachat, la fermeture d’une « chaîne de traitement de surface », pourtant très performante. Deuxièmement, le groupe n’a jamais voulu racheter les locaux, qu’il se contente de louer. « Comme par hasard, au moment de l’annonce de la fermeture, la direction a annoncé qu’elle ne gardait que ses sites qui possèdent une chaîne de traitement de surface, et dont elle est propriétaire des murs », raconte Guy Pavan, délégué CGT.

En octobre 2008, le transfert des savoir-faire achevé, Molex passe à la casse. Le groupe annonce la fermeture de l’entreprise, qui avait engrangé 1,2 million de bénéfices pour 2008 et 500 000 euros pour le premier trimestre 2009. La direction se justifie en annonçant que le site ne sera probablement pas rentable à l’exercice 2009. Le groupe parle alors de délocaliser la production en Slovaquie. En janvier, merci la crise, Molex change son fusil d’épaule : les sites slovaque et allemand seront également fermés et toute la production européenne sera délocalisée aux États-Unis et en Chine. Le discours change aussi : cette fois-ci, c’est la faute de la conjoncture.

M. F.


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