Après le capitalisme ? Remarques sur la croissance, la décroissance et quelques questions de bon sens (point de vue de Denis Collin, philosophe)

vendredi 10 juillet 2015.
 

La décroissance est en plein boom. Un bon cinquième des électeurs (Europe écologie et les listes Lalanne Waechter) auxquels on peut ajouter une partie du Parti de gauche, membre de Front De Gauche, ont voté pour la décroissance – soutenable, cela va de soi, comme le développement ne peut être que durable. On n’est pas assuré, il est vrai, que les CSP++ (la petite bourgeoisie salariée aisée et les professions libérales) qui constituent la base sociale de Cohn-Bendit aient véritablement envie de renoncer à leurs voyages en avion, à leurs appartements spacieux et à leur mode de vie extrêmement coûteux en production de gaz à effet de serre. Il n’est pas certain que toutes les revendications contenues dans le programme européen d’Europe-écologie (par exemple) soient véritablement compossibles. Mais, plutôt que me lancer dans l’analyse d’éphémères programmes politiques, je préfère essayer de comprendre les contradictions et apories que recèle le couple croissance/décroissance.

Le capitalisme, c’est la croissance

La croissance est le régime normal du capitalisme. La définition même de la croissance découle de celle du PIB, c’est-à-dire la somme des valeurs ajoutées par toutes les unités productives, y compris les administrations publiques et en y incluant même une estimation des productions des jardins familiaux. Il existe de nombreuses critiques (justifiées) de cet indicateur majeur mais fondamentalement il est le meilleur possible dans le mode de production capitaliste. La production est estimée non en volume mais en valeur monétaire et n’entre dans son calcul que ce qui est marchandisé. D’une manière ou d’une autre la croissance du PIB exprime donc le taux d’accumulation du capital et corrélativement l’expansion de la pénétration dans des pays, des branches, des espaces de la vie qui lui échappaient jusque-là.

On sait que le PIB ne mesure pas la « richesse » réelle des individus. Les critiques sur ce point sont anciennes et très documentées. Mais ce n’est pas son but, bien que cet indicateur soit souvent utilisé, à tort, pour mesurer la « richesse par habitant » : si les accidents de la circulation diminuent, les carrossiers et les entreprises de pompes funèbres verront leur chiffre d’affaires diminuer et ainsi un bien (du point de vue de l’usage) conduit à une baisse de ce prétendu indicateur de la richesse des nations. Ce qui ne peut que satisfaire les partisans de la décroissance ! L’important, c’est que le PIB mesure ce qui importe réellement au capitaliste, à savoir la valeur ajoutée au capital. Mesure imparfaite mais calée sur le fonctionnement même du mode de production capitaliste. Un bon exemple : quand les Israéliens bombardent Gaza, ça fait de la croissance pour leur industrie d’armement et quand l’UE finance la reconstruction de ce que les Israéliens ont détruit, c’est encore de la croissance : destruction et construction s’additionnent miraculeusement.

Y a-t-il pour le mot « croissance » un autre sens que celui qui désigne l’accumulation du capital et sa reproduction élargie ? Si on se place du point de vue de la valeur d’usage, on tombe dans un embrouillamini dont on ne pourra pas se sortir. L’amélioration du rendement des moteurs fait décroître la consommation d’essence : la croissance des rendements entraîne la décroissance des consommations. La croissance de la production de vaccins destinés à protéger les populations pauvres et la croissance de la production des missiles nucléaires ne peuvent guère être comparés du point de vue de leur usage.

La croissance en tant que processus d’accumulation et de reproduction élargie du capital est l’état normal du mode de production capitaliste. C’est quand la croissance s’arrête, quand la production industrielle régresse, quand le commerce se contracte que les choses vont mal. On pourrait imaginer que le capitaliste se contente d’un régime stationnaire. Il investit son capital A (divisé en c, capital constant, et v, capital variable, ou part des salaires) et à la sortie du procès de production il dispose de marchandises d’une valeur c+v+pl (pl étant la plus-value ou travail gratis extorqué dans le procès de production). Ayant vendu ses marchandises, notre capitaliste se retrouve avec une somme A’ dont il retranche A pour réinvestir c+v et recommencer le cycle de production. Que fait-il de la différence A’-A = pl ? Il pourrait, comme Harpagon, l’enterrer dans une cassette au fond du jardin. Mais l’Harpagon de Molière n’est pas un capitaliste, mais, éventuellement, « l’homme aux écus » dont parle Marx, qui ne deviendra capitaliste qu’en lançant son argent dans la fournaise de la production, pas en l’enterrant dans le jardin…

Deuxième hypothèse : notre capitaliste est un jouisseur qui consomme pl. Sans négliger le rôle de la consommation ostentatoire (voir les travaux de Veblen) et sans faire de tous les capitalistes des « père Grandet », ce personnage de Balzac qui se prive pour se dévouer entièrement à l’accumulation de son capital, on doit constater que l’épargne, c’est-à-dire le refus de consommer la plus-value improductivement est bien la vertu première du capitaliste. Si le capitaliste oubliait qu’il est un « fonctionnaire du capital » et que son devoir est de toujours le faire croître, l’aiguillon de la concurrence viendrait bien vite lui rappeler que les délices de Capoue lui seront aussi fatals qu’à l’armée d’Hannibal. Le capital doit toujours produire et produire plus. Le capitaliste n’est pas sur terre pour se comporter en voluptueux, mais il doit toujours se rappeler qu’il est du « capital personnifié » : « Le but déterminant de son activité n’est donc ni la valeur d’usage ni la jouissance mais la valeur d’échange et son accroissement continu. Agent fanatique de l’accumulation, il force les hommes sans merci ni trêve à produire pour produire » (Marx, Capital, livre I, chap. XXIV, « Plus-value et capital »). Marx souligne d’ailleurs la différence et même l’opposition entre la classe capitaliste et la noblesse féodale « impatiente de dévorer plus que son avoir, faisant parade de son luxe, de sa domesticité nombreuse et fainéante ». Cette opposition est cependant toute relative. Marx souligne aussi qu’avec le développement de l’accumulation du capital, le capitaliste va ressentir la tentation de la jouissance. L’avarice et la cupidité cèdent le pas. Avec le développement « un nouveau monde de jouissances » apparaît qui « impose même au malheureux capitaliste une prodigalité toute de convention, à la fois étalage de richesse et moyen de crédit ». Tous ces « frais de représentation » du capitaliste doivent eux aussi entrer dans le cycle de la production et de la reproduction.

Bref un capitalisme à « croissance zéro » (comme celui que proposait le Club de Rome au début des années 70) est tout simplement impossible. Un individu peut supporter d’une année sur l’autre une baisse de ses revenus de quelques pourcents. Pour le capitalisme dans son ensemble une décroissance de quelques pourcents est tout simplement une catastrophe historique. Le capital n’existe par la croissance. Si celle-ci se grippe, le capital est massivement dévalorisé, détruit brutalement et comme le capital n’est une chose mais un rapport social, la destruction du capital est quelque chose de très concret : fermeture des usines, chômage de masse, etc.

De la croissance zéro à la décroissance ?

La critique des ravages que la production industrielle fait subir à la nature et aux hommes est presque aussi vieille que la révolution industrielle elle-même. L’industrialisation du monde et la destruction des communautés traditionnelles sont louées comme des facteurs de progrès – Hegel et Marx sont ici sur la même longueur d’onde.

Mais tous les philosophes ne sont pas emballés de la même manière. Chez Rousseau, le sentiment de la nature se combine à une méfiance à l’égard du « progrès des sciences et des arts », source de corruption morale et politique des principes du « contrat social ». Le romantisme se nourrit souvent (mais pas toujours) de la méfiance ou de la franche hostilité à l’égard de ce monde industriel en train de naître. Il y a également dans la pensée américaine toute une tradition de valorisation de la nature et de la vie au plus près de la nature, une tradition dont Thoreau est le meilleur représentant et le plus connu (voir Walden ou la vie dans les bois).

Les marxistes avaient coutume de considérer ces critiques de l’industrialisation comme des critiques réactionnaires du mode de production capitaliste. Le XXe siècle a fait bouger les lignes traditionnelles. L’idée marxiste traditionnelle était que le capitalisme devenait à un certain stade un obstacle au développement des forces productives. La bombe atomique est plutôt le témoignage que le capitalisme est capable de développer les « forces productives » mais que celles-ci, comme le disait déjà Marx se transforment en formes destructives. On a pu ainsi passer d’une critique révolutionnaire du capitalisme à une critique radicale du « système technique » et du « progrès » qui se distingue de la nostalgie de la nature ou de la critique réactionnaire.

Le courant des partisans de la décroissance radicalise et systématise un genre d’orientation politique qui a maintenant plus de 40 ans. La « galaxie décroissante » pour parler comme Fabrice Flipo est très variée et, comme c’est souvent le cas dans les courants très minoritaires, les querelles de chapelles ne manquent pas. Mais on n’en trahira pas trop l’esprit en résumant ainsi les thèses communes à ces groupes, revues et personnalités :

1) Le capitalisme et le système technique ne font qu’un. La technique a sa propre logique et la question n’est pas celle du double usage des objets techniques, mais celle de la technique en elle-même qui commande des orientations sociales et politiques.

2) Ce système est arrivé à un point où son développement est insupportable et menace les conditions mêmes d’une existence humaine digne de ce nom.

3) Il faut saisir l’opportunité des crises multiples auxquelles nous sommes confrontés pour opérer un demi-tour radical et engager la vie humaine dans une tout autre voie en promouvant la décroissance qui suppose une vie plus simple, débarrassée des gadgets et des techniques inutiles, une vie moins tournée vers la consommation et plus vers les joies de la convivialité.

Les « décroissants » posent incontestablement de bonnes questions et s’appuient sur des faits peu discutables. Le livre de John McNeill, Something new under the Sun. An environmental history of the Twentieth-Century World, paru en 2001, donne un tableau impressionnant (mais nuancé) des transformations que l’homme a produite à la surface de la planète au cours du siècle écoulé (voir la longue recension que fait de cet ouvrage Jean-François Mouhot dans numéro de mai-juin 2009 de la Revue internationale des livres et des idées). Et sans que l’apocalypse soit certaine, nous avons tout de même de bonnes raisons d’être inquiets des conséquences à relativement court terme des modifications de l’environnement induite par le mode de production dominant. Il est tout aussi pertinent de remarquer qu’une vie vouée à la course à la consommation est totalement dénuée de sens et il y a bien des analyses et des orientations qui pourraient nourrir une nouvelle pensée émancipatrice chez des gens comme Paul Ariès.

La pensée de la décroissance est cependant assez problématique. Tout d’abord, on remarquera qu’en prenant le contrepied de la croissance, c’est-à-dire du fétiche des capitalistes et des sociaux-démocrates et assimilés, on se place en fait sur le même terrain. Les uns disent : « vous avez besoin d’un deuxième (ou d’une troisième) poste de télévision chez vous ». À quoi les autres répondent : « débarrassez-vous de la télévision ». J’essaierai de montrer qu’on peut faire un peu mieux en matière de subtilité de la pensée et que le juste milieu n’est pas toujours à rejeter qui permet de déplacer la problématique - au demeurant, Aristote reste toujours de bon conseil qui affirme que la vertu est un juste milieu entre l’excès et le défaut.

Il y a en effet un problème qu’un certain nombre de partisans de la décroissance et non des moindres laissent totalement de côté, c’est celui des rapports de propriété et celui du capitalisme. Quand Cohn-Bendit, défenseur patenté du traité européen de 2005, du traité de Lisbonne, partisan donc sur tous les plans de la concurrence libre et non faussée et de l’économie de marché se fait le porte-parole de la décroissance, il se moque visiblement du monde et se livre à un des innombrables pitreries qui ont fait son succès depuis son apparition voilà plus de 40 ans sur la scène politique… Un capitalisme décroissant est à peu près aussi impossible qu’un cercle carré. En réalité Europe Écologie est un des représentants du « développement durable », c’est-à-dire d’une orientation prônée depuis déjà pas mal de temps par des groupes capitalistes influents qui ne veulent absolument pas la décroissance, mais veulent exterminer le vieux capitalisme ringard et prendre sa place. Il s’agit d’accélérer la destruction de l’industrie traditionnelle et de promouvoir des industries « innovantes » orientées vers le « développement durable ». On a même vu un salon nautique « durable » avec yachts de grand luxe à faible consommation énergétique et « matériaux durables » ! Il s’agit en même temps d’accélérer la restructuration d’ensemble des pays capitalistes d’Europe : liquider l’industrie (sale) qu’on laisse se déplacer vers les pays à bas coûts de main-d’œuvre en vertu des sacro-saintes lois du marché au profit d’une économie duale, d’un côté la RD et toute la « high-tech » et de l’autre le développement des « services à personne », ne nécessitant qu’une main-d’œuvre peu qualifiée (un vieux projet dont Giscard et Stoleru s’étaient fait les porteurs dans les années 70).

Certes beaucoup de partisans de la décroissance critiquent férocement ce « capitalisme vert » et ils affublent volontiers Cohn-Bendit de toutes sortes de noms d’oiseaux. Mais Jean-Paul Besset, un lieutenant de Nicolas Hulot et l’une des têtes pensantes d’Europe Écologie n’est sans doute pas moins « décroissant » que Paul Ariès. Faudra-t-il donc distinguer des décroissants pro-capitalistes et des décroissants anticapitalistes ? des décroissants de gauche et des décroissants de droite ? Ceci ne ferait que confirmer nos soupçons : l’opposition croissance/décroissance n’est pas vraiment l’opposition pertinente.

Une deuxième question, qui est d’ailleurs peut-être la première, s’impose. La décroissance n’est-elle pas une idée d’enfants gâtés du petit coin ultra-riche de la planète ? Comment parler de décroissance quand l’immense majorité de l’humanité manque de tout ? Même si on admet les principes un peu flous de la « simplicité volontaire », ceux qui n’ont pas d’eau, ne mangent pas à leur faim, ne peuvent pas ou à peine se soigner, n’arrivent pas à se loger décemment et ne peuvent envoyer leurs enfants à l’école, ceux-là sont tout prêts à partager la simplicité volontaire des CSP+ en pénitence. Mais pour cela, il faudra encore pas mal de « croissance » en termes de construction de logements, d’hôpitaux, de développement des systèmes d’instruction, etc. Et même dans les pays dits « riches », beaucoup de pauvres (voir 7 millions de travailleurs pauvres de Jacques Cotta) aimeraient tout simplement pouvoir bénéficier d’une vie décente, sans luxe, toute simple mais décente. Le partage et les ponctions sur les plus riches pourraient y pourvoir, mais seulement pour une petite part. Mais la question même de la dynamique d’ensemble de la production – même en supposant qu’elle échappe largement au mode de production capitaliste – reste posée et il faudrait se mettre sérieusement à la construction de modèles qui permettraient de tester au moins théoriquement ce qui est viable et quelles seraient les conséquences globales et au niveau des divers groupes sociaux d’un changement aussi brutal de régime économique – en fait c’est depuis le Moyen Âge et l’affirmation de la bourgeoisie urbaine vers les XIe et XIIe siècle que la « croissance » est le moteur de la vie économique.

En troisième lieu, le modèle décroissant échangeant la course à la consommation contre la convivialité et le renforcement de la vie communautaire est sympathique et attirant – par exemple pour ceux, comme l’auteur de ces lignes, qui tiennent pour toujours vivante l’éthique aristotélicienne. Mais il suppose, si on veut le mettre en pratique, de prendre de plein fouet les conceptions morales des Modernes, et de substituer à la morale publique minimale, propre aux libéraux, un ethos communautaire fort, une conception substantielle du bien partageable. Ce qui demeure très problématique dans un monde où les voyages sont à la portée de presque tous et où chacun peut communiquer avec des inconnus à des milliers de kilomètres de chez lui. L’éthique d’Aristote est comme l’art grec classique, elle garde pour nous toute sa valeur, mais ce qui en faisait une chose vivante a disparu, englouti dans le maelström de la modernité.

Et si on retournait plutôt à Marx ?

Dans un texte placé par Engels en conclusion du « livre III » du Capital, Marx écrivait :

« À la vérité le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de modes de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. »

Il y a dans ce texte matière à discussion ample qui recouvre les principaux aspects des questions abordées ici. Oui, les besoins continueront d’augmenter – ne serait-ce qu’en raison de la prolongation de la durée de la vie. Oui, il faut maîtriser ce processus par la planification (c’est que Marx entend quand il parle de régler rationnellement les rapports avec la nature). Oui, il faut penser une vie consacrée à des activités plus élevées, une vie où l’homme est à lui-même sa propre fin. Mais Marx ne nous a laissé que des formules générales. Elles nous invitent à un travail d’élaboration complexe dont il est à craindre que l’opposition binaire croissance/décroissance ne nous en détourne.


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