7 millions de travailleurs pauvres, la face cachée des temps modernes : l’enjeu de la période électorale qui s’ouvre !

lundi 9 octobre 2006.
 

Par Jacques Cotta, auteur de 7 millions de travailleurs pauvres, la face cachée des temps modernes (Fayard, 2006) Paru dans MARIANNE

Durant plus d’un an, j’ai enquêté pour mettre des visages sur les chiffres parfois arides qui parlent des travailleurs pauvres. Toutes les questions ressortent des tranches de vie racontées dans mon livre : problèmes de salaires, de travail, de logement, de nourriture, d’habillement, de santé, de culture... Autant de domaines qui permettent de poser quelques questions cruciales à ceux qui nous gouvernent ou qui aspirent à nous gouverner... D’autant que leurs déclarations ou discours semblent bien éloignés de ces cruelles réalités.

Le 18 septembre Jacques Chirac effectuait sa rentrée médiatique sur Europe 1. Le soir même, j’étais invité sur un plateau de télévision pour « réagir à la partie sociale » de l’intervention du président de la République en qualité d’auteur de mon livre édité chez Fayard, 7 millions de travailleurs pauvres - la face cachée des temps modernes. Alors que les deux socialistes présents semblaient découvrir à ma grande surprise une réalité sociale pourtant incontournable, mon voisin, le député UMP chiraquien villepiniste George Tron se penchait sur mon épaule pour me glisser fort courtoisement à l’oreille d’un ton soudain rassuré : « dans vos chiffres il y les érémistes, n’est-ce pas ? Je comprends mieux ».

Faudrait-il comprendre que les chiffres seraient gonflés car comprenant les érémistes ? Ceux-ci ne seraient-ils pas aussi des travailleurs pauvres ? Et les chômeurs, les intermittents, les précaires ou les temps partiels, devaient-ils aussi être écartés comme s’ils avaient choisi leur inactivité, leur petite paye, leur pauvreté ?

Par l’enquête de terrain qui aura duré une année, j’ai tenté de restituer fidèlement la réalité en mettant des visages et des tranches de vie sur les chiffres parfois arides. Il apparaît que les travailleurs pauvres sont de toutes conditions, jeunes ou âgés, salariés, ouvriers, fonctionnaires, artisans, précaires, bouche-trous utilisés dans les petits boulots... Ils s’appellent « Violette » l’infirmière précaire embauchée dans l’Yonne en CES avant d’être virée parce que trop qualifiée, « François », l’ancien entrepreneur du bâtiment qui a élu domicile dans des bus qui traverse Paris pour passer la nuit à l’abri, « Faty » la « technicienne de surface » sortie tout droit d’un film de Ken Loach, ou encore « Roland » le manutentionnaire, Jean-François le boucher, « Charly » l’agrégé (et oui !) ou encore « Eric » l’assureur, ou tous les autres...

« 7 millions de travailleurs pauvres », ce sont ceux qui touchent moins de 722 euros par mois, seuil défini au niveau européen pour cerner cette « nouvelle pauvreté ». Ce sont les 12 millions et plus qui en France vivent avec moins de 843 euros. Ce sont donc ceux que l’on n’entend pas, que l’on ne voit pas mais qui souffrent dans leur vie quotidienne pour se loger, se nourrir, s’habiller, se soigner, se cultiver, se divertir ... pour la bonne et seule raison qu’ils n’ont pas de travail, ou pas suffisamment et même lorsqu’ils en ont, leurs revenus sont insuffisants. Vous voulez les voir ? Ouvrez les yeux, à la fin des marchés par exemple lorsque certains se transforment en glaneurs des rues, comme à la campagne mais bien moins bucolique et bien peu poétique. Les sillons des charrues sont remplacés par les gouttières et les caniveaux, les champs par les pavés crasseux, et les fruits frais tombés de l’arbre par quelques déchets. Ces glaneurs sont de petits retraités ou des employés à petits salaires venus faire « leur marché » comme ils le peuvent, pour se nourrir eux, et parfois même leur famille.

Ces travailleurs pauvres sont ceux que j’ai côtoyés aussi dans les foyers ou simplement dans la rue sous les ponts - 1/3 des SDF ont un boulot - dans les bains douches, ou dans les files d’ANPE, ce sont ceux qu’on déverse dans les formations sans avenir, les Karditta, Christophe ou Yacine, « professionnels » malgré eux de formations forcées avant d’être tout simplement radiés des statistiques, de se retrouver en fin de droit, sans plus aucune indemnité...

Dans les dernières années la situation a régressé. Alors que nous n’avons jamais été aussi riches, nous assistons paradoxalement à une remise en question de toutes les dispositions prises lorsque la France était à genoux, au sortir de la seconde guerre mondiale, par le Conseil National de la Résistance. Le droit au travail, la sécurité sociale, l’assurance maladie et les retraites, l’existence des services publics, tout cela est remis en question au risque de mettre en péril le modèle républicain qui constitue le cadre de notre vie commune.

En période électorale, les candidats de tout bord y vont de leur petite phrase compatissante, exprimant les bonnes intentions, dans le droit fil de « la fracture sociale » ou de « la France d’en bas ». Tous se font très diserts sur les thèmes sociétaux qu’ils substituent aux véritables préoccupations sociales de nos compatriotes. En cela Nicolas Sarkozy, le plus américain des candidats français, et Ségolène Royal qui trouve en Tony Blair un modèle intéressant - qu’on n’ose pourtant plus revendiquer outre-manche - ne sont pas très éloignés. Seul, il faut l’admettre, Laurent Fabius fait exception à la règle. Il se distingue en effet en articulant quelques propositions sociales de fond - logement, salaires, emploi - avec une remise en question de la construction européenne qui parmi les « présidentiables » fait son originalité. Il sort ainsi d’une contradiction dans laquelle tous sont totalement englués. Comment en effet peut-on répondre aux exigences des Français souverainement rappelées le 29 mai 2005 à l’occasion du référendum sur la constitution européenne tout en respectant l’édifice qui dicte jour après jour des directives qui vont à l’opposé de la volonté populaire ? L’exemple encore vivant des retraites est là pour illustrer cette contradiction mortelle. Comment réclamer ici le maintien d’un système qu’on déclare obsolète à Bruxelles ou à Strasbourg ? Comment le défendre en France alors qu’on se prononce pour sa suppression dans les sommets européens et qu’on place au dessus de la volonté et de la souveraineté populaire quelques décisions prises à Bruxelles ou à Strasbourg ?

Le débat n’est pas idéologique mais très pratique. Car si, à un bout de la chaîne, il y a à Bruxelles les preneurs de décisions, à l’autre se trouvent un bataillon de petits vieux que j’ai rencontrés dans les hôtels pas chers, miteux souvent, ou dans les bains douches utilisés parce qu’ils occupent des chambres mal équipées, ou tout simplement pour économiser un ballon d’eau chaude qu’ils ne pourraient payer...

Ce qui est vrai des retraites l’est tout autant des questions principales dont souffrent les travailleurs pauvres. La précarité et les salaires sont dictés par la « mondialisation » que la construction européenne accompagne lorsqu’elle ne la devance pas. Dans les dix dernières années par exemple, l’intérim a explosé augmentant de plus de 130%, les contrats à durée déterminée de plus de 60% alors que les contrats à durée indéterminée n’ont progressé que de 2%. Cette précarité tant vantée par la patronne du Medef est dans le droit fil des sommets de Maastricht, de Lisbonne, d’Amsterdam de Nice et de quelques autres... Le salaire comme variable d’ajustement est tiré à la baisse alors que les profits financiers explosent. La pauvreté du grand nombre ne peut ainsi s’analyser sans être mise en relation avec la richesse de quelques-uns. L’exemple des vendeuses de Carrefour qui m’ont accueilli pour me raconter leur histoire, la façon dont elles ont été rabrouées parce qu’elles demandaient 1€50 supplémentaires pour leur ticket restaurant alors que leur PDG quelques mois plus tard empochait quelques 38 millions d’euros d’indemnité vaut bien tous les discours...

Nous assistons en fait à la déconstruction de l’Etat social bâti, parfois non sans heurts, dans les 60 dernières années qui viennent de s’écouler. La sécurité sociale, œuvre s’il en est des lendemains de la Libération, est remise gravement en question. Les remboursements sont diminués. Des franchises, prohibitives pour les millions de personnes qui ont dû apprendre à compter en fin de mois, sont instaurées. Nombreux sont ceux qui ne peuvent plus se soigner. Comme Daniel, cet étudiant incapable de changer quelques verres pourtant nécessaires pour corriger une myopie prononcée ou d’assurer ses soins dentaires. Comme ces quelques précaires qui poireautent des semaines pour se voir appliquer la roulette du « dentiste d’Austerlitz », seul recours contre une carie douloureuse. Comme cette concierge inquiète de ne pouvoir apporter les remèdes nécessaires à l’asthme chronique de son fils...

Dans son intervention de rentrée, le Président de la République s’est félicité des « performances » qui permettent de ne pas dépasser les « 3% de déficit public imposés par le sommet de Maastricht ». Mais 3%, cela signifie tailler toujours plus dans les budgets et les services publics, privatiser ce qui ne l’a encore été, supprimer ce qui bénéficie aux plus nécessiteux en soumettant toutes les sphères de la vie publique à la course aux profits et aux intérêts financiers. Faudrait-il comme l’affirmait Lionel Jospin en 1999 se résigner à une mondialisation qui interdirait toute intervention politique, liquiderait le rôle de l’Etat, ou au contraire affirmer l’importance de la puissance publique pour faire obstacle à cette liquidation généralisée ? Le sort réservé aux services publics ignore la vie de ces millions d’habitants de quartiers de moins en moins bien servis, comme celui habité par cette aide à domicile dans la banlieue parisienne, ou cette caissière des quartiers nord de Marseille pour lesquels ce qui reste de lien social est jour après jour rogné, du bureau de poste au transport en attendant la fermeture de quelques salles de classes...

Il semble impossible de combattre la précarité, le sous-emploi, le chômage, les privatisations, la suppression des services publics et autres mesures d’actualité en défendant et en intégrant le cadre politique européen auquel il faudrait se soumettre, qui décide en lieu et place des peuples de leurs propres intérêts. Le référendum du 29 mai 2005 qui a vu une majorité dire NON lorsque tous les responsables des principaux partis, du PS à gauche à l’UMP à droite, appelaient à dire OUI, est révélateur de la crise politique et du débat de dupe qui se mène en général sur le travail et la pauvreté. Ce résultat révèle l’incapacité des politiques à comprendre ce qui se passe dans les profondeurs de la société. Dans un des premiers foyers dans lequel je me suis immergé, j’ai rencontré Jean, un chef d’étage, jardinier précaire de son état. « Tu verras, le référendum il va passer au non » me disait l’homme alors que toutes les oligarchies, politiques, économiques ou médiatiques promettaient un résultat favorable à la constitution. L’histoire a donné raison à Jean qui contre vents et marées expliquait alors les raisons de son choix : « ce coup-ci, les gens comme nous on va aller voter, car vraiment on en peut plus de notre vie ... ».

Dans ce contexte le spectre du 21 avril 2002 rôde. A juste titre. Car hors d’une réponse conforme aux intérêts du peuple, attaquant à la racine les causes qui produisent la pauvreté dans le travail et qui touchent des millions et des millions d’individus, hors d’un véritable plan Marchal du logement, imposant une application sans dérogation de la loi SRU, engageant une politique de grands travaux dans la construction, hors d’une politique réhabilitant le travail et revalorisant le salaire, hors d’une volonté qui s’opposerait avec détermination aux délocalisations ou fermetures d’entreprises rentables, quitte à réutiliser l’arme de la nationalisation, hors d’une politique revigorant les services publics, revenant donc sur une série de privatisations, hors d’une réhabilitation du droit à la retraite et d’une véritable revalorisation des pensions, hors de quelques priorités revendiquées dont la santé, l’éducation et la recherche, hors d’une volonté ferme de redonner sens à l’idéal républicain d’égalité sociale et de laïcité, hors donc d’une détermination à remettre en cause la construction européenne telle qu’elle est engagée depuis Maastricht, le pire risque fort de se produire.

L’enquête que j’ai menée au sein des travailleurs pauvres veut contribuer à poser en débat durant la période électorale ces quelques questions simples. De ce débat qui se mènera ou qui sera évité, des réponses qui seront ou pas apportées, découlent deux directions possibles.

D’un côté l’agonie certaine de la République, des valeurs qui fondent et permettent la vie commune, le glissement vers le néant, des soubresauts, parfois violents, qui nous plongeraient collectivement dans les bas-fonds, la décadence et la barbarie.

De l’autre, l’émergence d’une autre république, sociale dans son principe, basée sur le respect de la souveraineté populaire, la sauvegarde de l’intérêt général, qui permette à chacun de construire sa vie, du travail au logement, de l’éducation à la santé, et de s’épanouir. Pour reprendre la conclusion de 7 millions de travailleurs pauvres - La face cachée des temps modernes : « L’alternative politique que révèle l’existence des travailleurs pauvres est donc aujourd’hui celle qui oppose à la disparition de la République - présentée parfois comme inéluctable - l’émergence et le développement de la République sociale ! A la chronique d’une mort annoncée la force de la vie et de l’espoir ! »

Mercredi 04 Octobre 2006 Jacques Cotta


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