Dans une semaine débute le Tour de France. Armstrong... encore un champion ? Pas si sûr (par Gérard Mordillat, écrivain, réalisateur)

samedi 27 juin 2009.
 

Rédacteur en chef de l’Humanité et fidèle suiveur du Tour de France depuis 1989, Jean-Emmanuel Ducoin publie un violent pamphlet contre le cycliste américain Lance Armstrong.

Paraphrasant Alain Badiou, Jean-Emmanuel Ducoin met d’emblée les pieds dans le plat ou plus précisément Armstrong en question, s’interrogeant de quoi le cycliste américain est-il le nom ? l’origine ? le diagnostic ? l’accusation ? le programme ? le produit ? le signe ? Si Armstrong a plus d’un Tour à son palmarès, Ducoin a plus d’une dent sur son grand plateau de pamphlétaire. Car, pour lui, il y a urgence. Urgence à briser la loi du silence qu’imposent Armstrong et ses avocats autour de ce qui semble n’être qu’un secret de polichinelle pour les instances sportives, la presse et le peloton : il y a un Armstrong avant sa maladie et un Armstrong après. Un Armstrong qui finit ses premiers Tours dans les etc. (avant) et un qui écrase les suivants d’une incroyable supériorité (après). Un Armstrong qui « d’un bon coureur (incontestable) » devient « un coureur hors normes (très contestable) ».

La maladie d’Armstrong (cancer des testicules) ayant nécessité un puissant traitement médicamenteux, tel Obélix, Lance serait tombé dans la marmite de potion magique et devenu imbattable. Après son cancer, alors qu’il était donné comme perdu, Armstrong revient non seulement guéri, mais littéralement transformé. C’est un autre homme : perte de poids, développement extraordinaire de sa puissance musculaire, moral en acier trempé. Un mutant qui ne transpire ni ne souffre jamais. Un homme insensible à la fatigue, qui grimpe plus vite que son ombre et bat tous les records contre la montre. L’histoire est belle, encourageante pour les malades, édifiante pour les enfants des écoles. Trop belle pour être vraie en somme.

Jean-Emmanuel Ducoin, qui participera en juillet 2009 à son vingtième Tour de France, reprend point par point toutes les étapes de cette mutation qui, si elle se vérifiait, marquerait une avancée considérable de la science puisque, désormais, non seulement le malade échapperait à la maladie mais renaîtrait au monde plus beau, plus grand, plus fort qu’avant ! C’est, hélas, pas tout à fait le cas. Lazare n’est pas plus sorti du tombeau qu’Armstrong est devenu miraculeusement autre. Les bons docteurs du vélo ont vite pris le relais des cancérologues et, d’EPO en corticoïdes et autres molécules de la gagne, ont « inventé » le nouvel Armstrong. Appuyant son enquête sur les témoignages des anciens équipiers, soigneurs, managers ayant approché le Texan miraculeux, Ducoin donne tous les noms (quasiment toutes les adresses !) de ces bonnes fées du vélo, attaque la forteresse de mensonges qui les protège, dénonce l’omerta et les pratiques mafieuses du monde cycliste. Ce qui ne va pas de soi.

Quand l’Équipe publie une incontestable enquête prouvant qu’Armstrong marchait à l’EPO lors de sa première victoire, ses avocats se chargent aussitôt de plaider la prescription, tandis que notre héros conteste la qualité des laboratoires d’analyse, conchie ceux qui osent confirmer les travaux médicaux alors que le journal (dont la propriétaire est aussi celle du Tour) s’empresse de faire taire ses journalistes pour ne pas gâcher le commerce. Quant à Armstrong, sa réponse à la question du dopage est d’une simplicité biblique : « Tout le monde le fait. » Rideau, circulez, il n’y a rien à voir, rien à dire. Mais, au fond, cette question du dopage n’est pas celle qui travaille le plus Jean-Emmanuel Ducoin. Armstrong se dope, très bien, il n’est pas le premier ni le dernier et, cyniquement, on peut penser qu’il n’est qu’un professionnel se donnant les moyens de bien faire son boulot pour satisfaire son employeur. Avec la même précision documentaire, Jean-Emmanuel Ducoin aurait pu mener ses investigations sur l’athlétisme, le football, le rugby, la natation, le tennis, tous les sports où désormais prime l’idée d’assurer le spectacle pour satisfaire les sponsors. Armstrong n’est qu’un parmi les acteurs de ces « spectacles sportifs » que l’on qualifie encore - à tort - de sport.

Armstrong est un symptôme de la perversion des valeurs sportives, le produit d’une société capitaliste qui ne vit que pour vendre. Avec Armstrong, elle vend de la performance et du produit pharmaceutique comme d’autres vendent des idées, des disques ou de la crème à raser. La critique de cette société du spectacle a déjà été faite et bien faite par Debord. N’y revenons pas. Ce qui compte pour Jean-Emmanuel Ducoin, c’est qu’Armstrong (qui ne court plus qu’une course par an !) « n’a pas écrit une seule ligne de la légende du cyclisme ». Il est « le Néant de la route ». Quand on pense à Anquetil (à la mémoire de qui le livre est dédié), à Coppi, à Merckx, à Hinault, à Fignon, à Bahamontès et à tant d’autres, mille images viennent à l’esprit, mille exploits où le panache, la fantaisie, l’audace et la démesure font, des années après, encore vibrer ceux qui aiment le vélo. Avec Armstrong : rien. Armstrong n’a pas de visage, pas de corps. Il n’est qu’une machine anonyme lancée à toute allure, un homme obscur dont l’obscurité ne masque qu’un misérable petit tas de secrets à jeter aux ordures comme ce sac-poubelle plein de seringues qu’Emma O’Reilly (soigneuse en chef de l’équipe US Postal et masseuse personnelle du Texan de 1998 à 2000) fut chargée de faire disparaître après le tour des Pays-Bas.

Pour Jean-Emmanuel Ducoin, c’est ce « rien » qui tue le cyclisme et qui détruit cette grande fête populaire qu’est le Tour de France. Armstrong est au cyclisme ce que Richard III est au théâtre shakespearien, l’image du mal absolu, du plus méchant, du plus malin, du plus disgracié qui, pour se venger, tue ceux qui l’ont fait roi, les trahit pour assurer sa gloire, élimine tous ses rivaux, les piétine, les méprise autant qu’il méprise le peuple et finira seul au milieu d’un champ de ruines hurlant : « Mon royaume pour un vélo ! » C’est cette figure haïssable qu’interroge Jean-Emmanuel Ducoin, encore et encore. Une figure du mal qui ne finit pas de nous interroger tant elle dépasse la question sportive.

Gérard Mordillat, écrivain, réalisateur

Jean-Emmanuel Ducoin a déjà publié chez Michel de Maule un recueil de chroniques, Notes d’Humanité(s), Journal d’un effronté (2007) et Tour de France, une belle histoire ? (2008)et le 11 juin dernier, Nous étions jeunes et insouciants, avec Laurent Fignon, aux Éditions Grasset (400 pages).


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