Une jeunesse déchirée ou le « divorce à l’iranienne »

mardi 16 juin 2009.
 

A la suite de l’élection d’Ahmadinejad, des milliers de partisans de son rival sont descendus dans les rues pour protester. Farad Khosrokavar, chercheur à l’EHESS, raconte pour Bakchich la jeunesse iranienne.

Interview de Farad Khosrokavar.

Deux tiers de la population iranienne a aujourd’hui moins de 30 ans. Appelée aux urnes pour élire un nouveau président, la jeunesse de ce pays a été présentée ces derniers jours comme une génération virevoltante, prête à tout pour le changement. Mais au quotidien, l’histoire est moins romantique.

Le sociologue franco-iranien Farad Khosrokavar, directeur de recherche à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), décrit une jeunesse « divisée », « apathique », qui manque cruellement de relais dans la société. Il est le co-auteur du livre Avoir 20 ans au pays des ayatollahs (Robert Laffont, 2009).

Bakchich : On parle souvent d’un « Iran des villes », qui aspire à plus de libertés, et d’un « Iran des champs », plus conservateur. Observe-t-on le même phénomène chez les jeunes ?

Farad Khosrokavar : Pour moi, la jeunesse est très, très déchirée. Au moins deux tiers voudraient beaucoup plus de libertés sur le plan sexuel, des moeurs, de l’expression politique, mais tout le monde ne partage pas cette opinion. Et même ceux qui souhaitent ces changements ne sont pas toujours conscients des implications.

Ce qui se passe dans les grandes villes, comme Téhéran, ne doit pas être généralisé aux petites villes de provinces, souvent traditionnelles. La jeunesse traditionaliste de Qom, ou de Mashad (villes saintes chiites, ndlr) pense par exemple que la modernisation a entraîné beaucoup plus de destructions, de déstructuration, et qu’elle s’est accompagnée d’une économie débridée, inflationniste.

Certains sont politiquement réformistes, mais culturellement conservateurs. Ils sont politiquement pour l’ouverture, et culturellement pour un système aussi conservateur, sinon davantage que celui qui existe. On peut être anti-clérical et conservateur, ce qui n’est pas contradictoire. On peut être anticlérical dans le sens où on est anti-théocratique, c’est-à-dire contre le fait que les mollahs soient au sommet de l’Etat.

Bakchich : Ce déchirement se retrouve aussi dans leur mode de vie. Les jeunes de Téhéran transgressent beaucoup d’interdits…

Farad Khosrokavar : L’Iran est une théocratie politique qui peut devenir très répressive si elle se sent menacée. Mais elle lâche du lest. Au niveau de la vie quotidienne, dans les grandes villes, les jeunes ont un niveau de liberté qui n’a rien à voir avec les restrictions d’ordre légal. Si vous allez par exemple à Téhéran, vous pouvez voir que les jeunes transgressent dans les parcs, sous les arbres, à la tombée de la nuit, dans la montagne, au cinéma. (Légalement, une fille et un garçon ne peuvent pas s’afficher en public s’ils ne sont pas mariés, sous peine d’être arrêtés, ndlr). Il y a une sorte de modus vivendi entre les jeunes et le pouvoir : « Ne touchez pas à notre vie quotidienne et nous on ne conteste pas politiquement ». C’est une forme d’individualisme. J’ai appelé cela « le divorce à l’iranienne » : c’est à dire que les jeunes détestent cet Etat, alors ils se défoulent dans l’espace privé. Et cet Etat n’arrive pas à les maîtriser, à leur interdire cet espace privé.

Bakchich : La contestation commence donc à l’échelle de l’individu. Mais existe-t-il des mouvements de protestation collectifs ?

Farad Khosrokavar : L’écrasante majorité des jeunes est aujourd’hui apathique, et peu engagée. La raison est simple : il y a eu deux échecs successifs, celui de la Révolution islamique (1979, ndlr), où la mobilisation des jeunes avait été importante, et l’échec de l’époque réformiste avec Khatami (1997-2005, ndlr), car là encore les jeunes s’étaient mobilisés et les résultats n’avaient pas été à la hauteur. Ils ont fait beaucoup de choses pour lui et le résultat a été une ouverture culturelle provisoire, pas une véritable ouverture politique. Cet échec, qui a beaucoup marqué la jeunesse iranienne, peut être comparé à celui de Mai 68 en France.

Parallèlement, il y a une absence de relais dans la société. Et c’est précisément parce qu’il n’y a aucune structure politique, aucune organisation syndicale ou autre, que les Iraniens se trouvent dans une certaine apathie. Alors, il y a des jeunes qui manifestent leur réprobation en quittant le pays et d’autres qui trouvent un moyen d’aménager un espace privé, où ils se donnent toutes les libertés qu’on leur dénie dans l’espace public.

Bakchich : Mais si les jeunes partent, c’est surtout en raison des difficultés économiques, non ?

Farad Khosrokavar : En Iran, les chiffres du chômage ne reflètent que partiellement la réalité, mais on dit qu’ils se situent entre 23 et 25%. Pour les jeunes, il n’existe pas de statistiques mais à mon sens, cela tourne autour de 40%. Les jeunes qui font des études brillantes, l’élite, partent beaucoup à l’étranger, aux Etats-Unis, au Canada et en Australie. Le marché du travail est dans un très mauvais état. Les entreprises privées ferment, le prix du pétrole n’arrange pas les choses, le taux d’inflation est très élevé. Enormément de jeunes ne trouvent pas du travail, alors ils font avec et se reposent sur leur famille. Ils habitent très tardivement chez eux, y mangent souvent et vivent à leurs crochets. Dans ces conditions, les jeunes ne soutiennent pas le pouvoir en place.

Bakchich : Concrètement, existe-t-il des mouvements de résistance ?

Farad Khosrokavar : Il y a eu plusieurs tentatives mais à chaque fois les mouvements ont été réprimés. Une grande partie de la jeunesse iranienne n’est pas acquise à l’islam radical, comme on peut le voir en Algérie, ou en Egypte. Le fait de porter le voile ne signifie pas qu’on est partisan d’un islam fondamentaliste.

Il y a la subversion du voile, le surmaquillage, l’affirmation de soi. L’identité se construit par le corps.

L’Iran n’est pas la Syrie, ou l’Irak à l’époque de Saddam Hussein. En Iran, les gens parlent. Il n’y a pas une sorte d’organisation qui étouffe l’expression des gens. Mais, leurs modes d’actions sont limités car ils manquent cruellement d’argent. Ils utilisent alors des moyens modernes comme internet. C’est plus pratique, pour toucher beaucoup de gens et cela reste moins dangereux. Il y a par exemple le mouvement féministe en ligne « Campain », qui se bat pour obtenir l’égalité des sexes. Et ce qui est intéressant c’est que beaucoup de jeunes garçons y participent. La nouvelle génération qui arrive sur la scène publique n’accepte pas les restrictions qu’on lui impose au nom de la religion, de la foi. Il existe donc un risque que se creuse un fossé entre la réalité sociologique de l’Iran, et ce qu’on pourrait appeler le système théocratique.


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