Philippe Val, un humoriste devenu moraliste, qui assume ses reniements

vendredi 29 mai 2009.
 

« Je ne sais pas pourquoi on dit autant de conneries sur moi. » Dans son pavillon de banlieue parisienne, petit salon, piano, bibliothèque, l’homme, silhouette mince et barbe de deux jours, s’interroge. Demain, l’ex-patron de Charlie Hebdo annoncera officiellement son départ à la rédaction qu’il dirige depuis dix-sept ans. Il va à Radio France, rejoindre son ami Jean-Luc Hees, pour diriger France Inter ou autre chose, il dit ne pas savoir. Cela fait des semaines que la rumeur court. Et rarement nomination aura provoqué un tel déferlement. Notamment sur le Net. « On m’insulte dans tous les coins, ironise l’éditorialiste sans sourire et d’une voix douce, en caressant ses chats. Je n’ai pourtant pas vendu de beurre aux Allemands ! Tout ça, ce sont des malentendus. » Des « malentendus » que l’ex-chanteur anar, devenu éditorialiste à abattre, n’a cessé de nourrir.

Philippe Val n’a pas toujours écrit des éditos. Il a commencé par des chansons. Début des années 70, l’ado aux cheveux longs et pull troué s’échappe le soir de chez son père, directeur des abattoirs du 15e arrondissement de Paris, pour chanter sa révolte au cabaret. Disciple de Brassens et de Léo Ferré, il dénonce la pollution, la peine de mort, l’armée. Genre « crime, trahison, misère [...] tout pouvoir politique exhale la même odeur d’horreur banale [...] le vrai programme commun c’est s’enrichir sur l’égalité/ tuer pour la fraternité/ enfermer pour la liberté ». Philippe Val aurait pu finir chanteur engagé, comme son copain Renaud, mais il rencontre l’humoriste Patrick Font. Pendant vingt ans, le duo alterne sketchs et chansons mi-franchouil­lardes, mi-anar, dont on peut encore apprécier la légèreté sur Internet aujourd’hui : Connard land, Ils finiront à l’échafaud, ou encore le fort élégant Ça va chier, dont la pochette montre le duo sodomisant un Philippe Léotard déguisé en moine. Dessin de Cabu, déjà. Dédaigné par la presse « sérieuse » mais soutenu par le Charlie Hebdo de Cavanna et Delfeil de Ton, le duo connaît un certain succès populaire dans les années 80... Mais « Val lisait cinq journaux au petit dej’, ça le démangeait d’écrire autre chose que des chan­sons », se souvient Patrick Font.

En 1992, après un passage raté à l’hebdomadaire satirique La Grosse Bertha, il relance Charlie Hebdo ­(arrêté depuis 1981) avec la bande de dessinateurs Gébé, Cabu, Wolin­ski, Cavanna... Une aventure collective, lancée en quelques jours : « On a choisi un panel représentatif de 1 000 cons pour solliciter leur avis, et on a fait le contraire », annonce Philippe Val dans le premier numéro, rigolard. Il n’a pas ri longtemps. Premier « malentendu ». « Notre joyeux compagnon s’est transformé en chef sans qu’on se rende compte des étapes. Il s’est servi de nous comme d’un marchepied ! », souffle, perplexe, ­Cavanna derrière sa mous­tache blanche. Le rédac chef est deve­nu directeur de la publication ; la feuille de chou, un journal hiérarchisé, structuré. Et rentable : Phi­lippe Val, propriétaire de 80 % des parts avec Cabu, a touché environ 300 000 euros rien qu’en 2007. « Et cet argent n’a jamais été redistribué ! » s’étranglent les anciens de la rédaction.

“Philippe Val adore le débat d’idées, polémique et même radical, y compris avec ses amis.”

Philippe Val, de l’avis général, n’a jamais été totalement chez lui dans ce journal satirique à grosses blagues et dessins égrillards. Autodidacte cultivé, boulimique de livres, philo et musique, auditeur assidu de France Culture, « fasciné par les universitaires à diplômes qui écrivent des ­livres », comme l’explique un de ses anciens alliés (lui-même universitaire à diplômes qui écrit des livres), il n’a de cesse, avec son édito, d’être pris au sérieux. Au fil des mois, sa plume, à l’origine talentueuse - images incisives, raccourcis fulgurants - prend la pose, s’alourdit de citations lettrées. « L’accusateur public », comme l’appelle Delfeil de Ton, brocarde « les cons » et « les crétins », soutient Attac, les altermondialistes, Le Monde diplomatique, approche Bourdieu, loue Serge Halimi et ses « chiens de garde ». « De l’antiracisme à la lutte contre la peine de mort, le Front national et l’extrême droite catholique, j’étais en phase avec les positions, minoritaires, des intellectuels de gauche alors unanimes » (1).

Sporadiquement, il se fâche. C’est sa nature. « Il adore le débat d’idées, polémique et même radical, y compris avec ses amis », reconnaît en souriant le réalisateur Daniel Leconte : « J’ai fait une émission avec Lustiger. Il m’a traité de bigot dans son édito. Je lui ai répondu que le danger aujourd’hui c’était plus le terrorisme islamiste que les grenouilles de bénitier. On ne s’est plus parlé pendant deux ans ! Mais comme il est très intelligent, ses positions évoluent. »

Avec le temps, Philippe Val prend de plus en plus de libertés avec son camp. En 1999, dans un Charlie Hebdo forcément antiaméricain et pacifiste, il soutient les bombardements de l’Otan au Kosovo. En 2005, il prône le « oui » au référendum européen. « Il s’est obstiné pendant des années à écrire l’inverse de ce que ses lecteurs attendaient, résume, admiratif, son (actuel) ami, le philosophe Raphaël Enthoven. Il a trahi son ­code génétique d’extrême gauche. »

“On me prend pour un sioniste, un philosémite, ce que je ne suis pas. On m’accuse de confondre islam et intégrisme, ce que je ne fais pas.”

La lecture de ses éditos révèle quelques obsessions : Val dénonce périodiquement l’antisémitisme caché de la gauche propalestinienne, ou encore, après le 11 Septembre, la lâcheté des démocraties face aux islamistes : « Munich en 1938 » (2). Le site d’info Bakchich l’égratigne ? Il le compare au Je suis partout d’avant-guerre. L’intellectuel américain Noam Chomsky défend la liber­té d’expression à l’extrême, y compris des négationnistes ? Il devient sa bête noire. Le très provoc dessinateur Siné se moque du mariage du fils Sarkozy avec une jeune femme de confession juive ? Il le vire pour antisémitisme. Pourquoi cette obsession ? La question reste en suspens, même pour ses proches. Il laisse vaguement quelques pistes : « J’ai été en internat, j’ai su ce qu’était, toutes proportions gardées, un univers totalitaire, sans vie privée, sans liberté » ; ou encore : « J’ai été passionné par l’affaire Dreyfus à l’adolescence. On me prend pour un sioniste, un philosémite, ce que je ne suis pas. On m’accuse de confondre islam et intégrisme, ce que je ne fais pas. Je suis juste un patriote de la démocratie. »

Philippe Val ne s’y attendait pas : le licenciement de Siné l’été dernier soulève un tollé. Des lecteurs se désabonnent. Dans L’Express, Plantu le caricature avec un brassard nazi. « Il a été atterré », commente son avocat et ami Richard Malka. Sur la toile, les vieilles haines resurgissent. Philippe Val a raison de ne pas aimer « l’égout » Internet (3), c’est là qu’il est le plus attaqué : sur le site Acrimed, ses anciens potes altermondialistes détaillent les moindres recoins de ses volte-face idéologiques. Sur Facebook, plus de 600 personnes adhèrent au groupe « Val au placard sans indemnités ». Sur Dailymotion, 25 000 personnes ont visionné la vidéo de Pierre Carles le débusquant, ô scandale, à une tribune du Medef. Sur d’autres sites, on lui reproche d’avoir lâché son ami Patrick Font en 1996, lorsque celui-ci a été condamné pour pédophilie. Charlie a payé l’avocat, raconte Patrick Font, tandis que Val expliquait à la presse : « Je sais très peu de choses sur lui » (4). Encore un « malentendu » que les gens ne lui pardonnent pas. Ailleurs, on l’attaque parce que lui, défenseur de la liberté de la presse, a le même avocat, Richard Malka, que la banque Clearstream, laquelle submerge de procès le journaliste Denis Robert... « Je suis cerné », commente Philippe Val en haussant les épaules. Cerné d’un côté mais soutenu de l’autre. Car dans les médias « officiels », les ennemis d’hier sont devenus des alliés. Bernard-Henri Lévy, qu’il surnommait, paraît-il, l’« Aimé Jacquet de la pensée », est aujour­d’hui un « homme loyal, cohérent dans ses combats ». Les plateaux de télévision, qu’il conspuait, sont devenus fréquentables...

L’affaire des caricatures, en 2007, marque un tournant dans cette ­« notabilisation » : en publiant les dessins de Mahomet, Philippe Val acquiert une nouvelle notoriété. Aux yeux du grand public, il est le patron de presse qui défend courageusement la liberté d’expression face à l’intégrisme. Pour ses ex-amis de la gauche radicale, il est plus que jamais le néoréac qui profite de l’occasion pour stigmatiser les musulmans... Pour le Tout-Paris, il entre dans le très fermé (et si français) cercle d’éditorialistes pouvant s’exprimer partout, sur tout : « Les portes du cercle germanopratin se sont ouvertes, il était en voie de BHLisation », raconte son ex-attachée de presse Liliane Roudière (qui a suivi Siné après son éviction). Philippe Val se retrouve ainsi au festival de Cannes pour présenter le film de son ami Daniel Leconte sur son épopée. Dans les journaux, des plumes connues disent du bien de ses livres. Et aujourd’hui, à 56 ans, Nicolas Sarkozy l’adoube à Radio France. « J’aime son parcours, proteste Jean-Luc Hees. Nous avons été deux gamins radicaux, devenus des adultes, des "honnêtes hommes". »

“Je ne suis pas sarkozyste, et je ne vais pas faire le ménage ! J’ai toujours laissé toute liberté aux gens avec lesquels je travaillais.”

Après Kouchner, Val sera-t-il la nouvelle caution de gauche du président de la République ? Ça l’énerve : « Je ne suis pas sarkozyste, et je ne vais pas faire le ménage ! J’ai toujours laissé toute liberté aux gens avec lesquels je travaillais. » C’est vrai... en partie. Val est un patron assez absent, qui délègue, mais rappelle quand même à ceux qui vont trop à la télé : « Le journal, c’est moi ! » Dans Charlie, il a toujours laissé publier des avis contraires aux siens : « Au moment du Kosovo, on ne se parlait plus, mais j’écrivais ce que je voulais », confirme le dessinateur Charb. D’autres, plus jeunes, n’ont pas eu cette chance. « Pendant les conférences de rédaction, Val monologue, a un avis sur tout, raconte une ancienne journaliste qui, comme quelques autres, est partie. Il est susceptible, péremptoire. Il casse, il castre. Si on n’est pas d’accord avec lui, on est contre lui. Soit on part, soit on s’autocensure. » Dans son édito d’adieu à Val dans Charlie Hebdo, Cavanna lâchait un très explicite « Vive la liberté ! » Et à Radio France ? Tandis qu’il se repose d’une opération dans sa maison avec piscine, dans la Drôme, en attendant son arrivée, on s’interroge, on tremble. Ou l’on s’étrangle, comme Delfeil de Ton, de cette ultime trahison : « Je trouve lamentable qu’il préfère Radio France à Charlie, journal indépendant. Socialement, il monte. Mais humainement et professionnellement, il plonge ! » Encore un « malentendu » ?

. Emmanuelle Anizon


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