Les élites, la crise et le macaroni de Mauss

jeudi 11 septembre 2008.
 

Un an après son déclenchement, la crise des crédits immobiliers américains a dégénéré en un séisme financier mondial amplifié par la hausse des prix de l’énergie et des matières premières. Premières victimes, les populations protestent. La croyance dans les vertus du capitalisme global s’évapore. Mais, cette fois, les mises en cause du « fondamentalisme libéral » émanent aussi de patrons, de banquiers, de responsables politiques. Paniqués, tous réclament des aménagements susceptibles de rétablir l’ordre.

PAR PIERRE RIMBERT

S’interrogeant un jour sur le moyen de rendre compte des crises, l’ethnologue Marcel Mauss a sursauté : « La façon dont j’ai vu ma charcutière passer de la gelée de viande à ma bouchère m’a illuminé sur la situation. » La société, explique Mauss, « c’est quelque chose qui “tient”. (...) C’est un “gel” comme la gelée de viande ». La crise, « c’est le moment où “ça ne colle plus”. (...) C’est le “dégel”, c’est le départ des molécules de la gelée de viande sur le macaroni ». Mais c’est aussi « un état dans lequel les choses irrégulières sont la règle, et les choses régulières impossibles (1) ».

Un état dans lequel la finance vacillante, les prix de l’énergie et la défiance populaire provoquent une série de dérèglements : à Wall Street, la Réserve fédérale (Fed) place des banques sous tutelle ; aux Pays-Bas, on légifère sur le salaire des patrons ; à Wellington, le gouvernement néo-zélandais renationalise ses chemins de fer. Et à Londres, le liseron du doute envahit les colonnes de la presse d’affaires.

« Craintes », « récession », « sauvetage » : les mots alarmistes se succèdent à la « une » du Financial Times, vitrine européenne du libre-échange (2). « Retenez la date du vendredi14 mars 2008, écrit le chroniqueur vedette, Martin Wolf : ce jour-là, le rêve d’un capitalisme global de libre entreprise est mort. » Ce vendredi noir, la Fed décidait du sauvetage de la banque Bear Stearns, asphyxiée par ses crédits immobiliers toxiques. « La dérégulation a atteint ses limites », poursuit Wolf (26 mars 2008). Inutile de réunir les suspects habituels — Etats bloqués, bureaucraties tatillonnes, travailleurs archaïques. John Thornhill, responsable de l’édition européenne du quotidien financier, désigne les coupables : « Beaucoup de banques ont fait preuve d’une irresponsabilité monstrueuse, si ce n’est criminelle » (17-18 mai).

A mesure que s’intensifie le triple séisme, financier, énergétique et monétaire, qui secoue l’économie mondiale, la panique gagne les élites. Comme la gelée de viande sur le macaroni de Mauss, leur credo se délite. « Le marché n’est plus la réponse à tout », ose Michael Skapinker, autre éditorialiste du Financial Times (25 mars). Signe d’une débâcle avancée, le Handelsblatt allemand, proche des milieux d’affaires, applaudit l’intervention de la puissance publique, quitte à « jeter nos principes par-dessus bord (3) ». Le Wall Street Journal et The Economist s’y refusent. « Pour que le système fonctionne, rappelle ce dernier, il faut parfois que les banquiers perdent leur emploi et les investisseurs leur chemise » (19 juillet).

De leur côté, les responsables politiques et économiques brisent leurs idoles. Hier louée pour sa rigueur, la Banque centrale européenne reçoit pour le même motif les piques du chef du gouvernement espagnol, M. José Luis Zapatero, et du ministre allemand des finances, M. Peer Steinbrück, après celles de la France et de l’Italie.

Il y a pis. M. Josef Ackermann, président-directeur général (PDG) de la Deutsche Bank et figure emblématique du capitalisme européen, perd confiance : « Je ne crois plus au pouvoir d’autocorrection des marchés » (Bloomberg, 17 mars). Son collègue Horst Köhler, ancien directeur général du Fonds monétaire international et président de la République fédérale d’Allemagne, perd patience : « Les marchés internationaux se sont métamorphosés en un monstre qui doit être repoussé dans sa tanière » (Stern, 15 mai).

Ces criailleries évoquent celles d’un enfant à qui le diablotin sorti d’une boîte à malice, saute au nez. La première fois, on rit ; mais la dixième ? Dans les années qui suivirent le krach d’octobre 1987, les flibustiers de Wall Street avaient éprouvé un brusque besoin de « moralisation des affaires », parfois stimulé par un séjour derrière les barreaux. En 1997-1998, la crise monétaire asiatique remettait en question les institutions financières internationales et inspirait au spéculateur George Soros un livre contre l’« intégrisme des marchés ». Après le long feu de la bulle Internet en 2001-2003 et les scandales Enron, Vivendi et WorldCom, il ne fut plus question que d’éthique des affaires et de neutralisation des « armes financières de destruction massive » dénoncées en mars 2003 par le milliardaire Warren Buffett. Une rafale d’ouvrages d’économistes et de patrons pointa les travers du capitalisme, afin de l’optimiser (4). Puis on effaça l’ardoise. Pendant qu’une nouvelle bulle gonflait, cette fois dans l’immobilier. Excès de liquidités, spéculation, krach, contrition : ces quatre saisons rythment l’histoire de la finance depuis le XVIIIe siècle (5) !

La perturbation du discours libéral ne découle pas seulement de la crise économique. Elle accompagne une succession de scandales. Outre-Rhin, l’évasion fiscale de gros contribuables au Liechtenstein et les affaires de corruption à Deutsche Telekom, Siemens, etc., coïncident avec l’exposition publique d’inégalités records. D’un côté, « l’Allemagne se découvre 22 % de travailleurs pauvres », comme titrent Les Echos (21 avril) ; de l’autre, note le correspondant berlinois du Figaro (3 juin), « la rémunération moyenne des patrons des trente sociétés cotées au DAX a augmenté de 62 % en cinq ans, contre 2,8 % pour le salaire de l’employé lambda ». Consterné, le président allemand admet qu’il coulera de l’eau sous les ponts avant que ne soit « restaurée la confiance publique dans l’élite économique mise à mal par le comportement incorrect de certains dirigeants d’entreprises allemandes » (18 juin).

Manque de tact dans la prédation

Secrétaire général du Congrès des syndicats du Royaume-Uni, M. Brendan Barber sent monter la température. « Les travailleurs ordinaires, déclare-t-il le 21 mai, ont le sentiment de ne disposer d’aucun jeton dans le casino capitaliste. Ils sont en colère car ils peinent à régler leurs factures pendant qu’une minorité de super-riches flotte en apesanteur sociale. » Trois semaines auparavant, on apprenait que la fortune des mille Britanniques les plus cossus avait quadruplé depuis l’arrivée au pouvoir des travaillistes en 1997.

En France aussi, les esclandres s’enchaînent. Déroute de la Société générale, délit d’initié au sein des équipes dirigeantes d’European Aeronautic Defence and Space (EADS), carambouille à l’Union des industries et métiers de la métallurgie : leur répétition sape la légitimité des dirigeants et discrédite les règles du jeu économique. Réagissant aux indemnités de l’ex-PDG de Vinci, M. Antoine Zacharias, l’essayiste Max Gallo avait résumé la problématique dès 2006 : « Je suis pour l’économie de marché. Mais il y a des seuils d’inégalité tels qu’ils mettent profondément en cause le principe même du système qui accepte de telles inégalités. » Philippe Meyer lui répliqua alors, facétieux : « Vous voulez dire qu’il y a des seuils d’inégalité qui mettent en danger l’inégalité elle-même ? »(France Culture, 18 juin 2006).

C’est le sens des remontrances adressées par l’élite occidentale à ses enfants terribles. A Bruxelles, M. Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe (qui rassemble les ministres des finances de la zone euro), juge « parfaitement scandaleux » les « dérapages excessifs [sic] de rémunération des dirigeants d’entreprise » (Le Figaro, 14 mai). Quand huit dirigeants de Converteam se partagent 700 millions d’euros à l’issue de la revente de la société en juin 2008, quand le PDG de Porsche gagne 60 millions d’euros en 2007, ou que son homologue néerlandais du groupe Numico encaisse un bonus de 66,8 millions d’euros, le manque de tact dans la prédation embarrasse jusqu’aux patrons eux-mêmes. Le Mouvement des entreprises de France et la Fédération allemande des industries ont ainsi condamné les brebis galeuses. « Si cela continue, l’opinion lâchera les entrepreneurs (6) », a expliqué M. Wouter Bos, ministre néerlandais des finances, pour justifier une loi surtaxant les parachutes dorés trop soyeux.

A la vérité, ce ne sont pas les inégalités entre pauvres et riches qui voilent la roue capitaliste, mais celles entre patrons et actionnaires. Les traitements exorbitants des premiers rogneraient les profits des seconds. « L’année dernière, par exemple, le revenu médian d’un patron du S&P 500 [équivalent américain de l’indice CAC 40] a pratiquement doublé alors que le profit moyen de leurs entreprises n’a augmenté que de 12 % », s’indigne le supplément Corporate Finance du Financial Times (26 mars). Invitée à témoigner le 7 mars devant une commission de la Chambre des représentants, Mme Nell Minow, conseillère américaine en gouvernance, n’a pas mâché ses mots : « La rémunération indue accordée aux PDG qui échouent devrait être restituée aux actionnaires (7). »

Plumées par la crise financière, vilipendées pour leur ostentation, les classes dirigeantes occidentales redoutent aussi l’instabilité sociale.

L’inflation des matières premières, de la nourriture et de l’énergie pèse sur les populations. Du défilé de syndicalistes européens à Ljubljana le 5 avril, des cortèges égyptiens mobilisant en mars ouvriers, médecins et professeurs, des rangs des émeutiers qui, au même moment, pillent et incendient le siège de leur entreprise (américaine) aux Emirats arabes unis s’élève une seule et même revendication : hausse des salaires !

Pourtant, derrière l’action d’une poignée d’ouvriers journaliers nippons qui, en juin dernier, attaquent la police à coups de pierres, Michiyo Nakamoto discerne une contestation plus profonde. « Dans un laps de temps assez court, explique la correspondante du Financial Times au Japon, la société cohésive et égalitaire de la deuxième économie du monde a été gagnée par les maux du modèle libéral : prolétariat grandissant, désocialisation, écarts croissants de revenus et mécontentement larvé » (10 juillet). Entre 2000 et 2007, les économies des pays dits « les plus avancés » (zone euro, Japon, Etats-Unis, Royaume-Uni et Canada) ont tourné à sens unique : la part des salaires dans le revenu national y est passée de 56 % à 53,5 % tandis que la part des profits des entreprises bondissait de 10 % à 16 % (8). Lawrence Summers, ancien chief economist à la Banque mondiale puis ministre des finances de l’administration Clinton, a clarifié l’enjeu de la bataille : « L’opposition aux accords de libre-échange et plus généralement à la globalisation reflétait la prise de conscience par les travailleurs que ce qui est bon pour l’économie globale et pour les champions des affaires ne l’était pas nécessairement pour eux » (5 mai).

La mise en question de la mondialisation par ses architectes mêmes doit sans doute beaucoup à leur conviction que la direction des opérations leur échappe désormais. Le pouvoir économique glisserait vers l’Asie. Dans ces moments de perte de contrôle, on admet ce qu’on avait nié pour conjurer ce qu’on a provoqué. « Les paramètres de la globalisation étaient fixés à l’ouest, reconnaît Philip Stephens, éditorialiste du Financial Times. La libéralisation du commerce et des flux de capitaux était un projet essentiellement américain. Ce n’était pas tout à fait une entreprise impérialiste. Mais, alors que tout le monde était supposé tirer profit de l’intégration économique, un principe implicite posait que les principaux bénéfices iraient aux plus riches. » A présent, l’Occident « ne peut plus espérer dicter la règle du jeu » (30 mai).

Pour les opérateurs financiers comme pour les responsables politiques, l’heure a sonné de concéder l’accessoire afin de conserver l’essentiel : le libre-échange et l’autorégulation. Un débat s’ouvre ainsi dans les colonnes du Financial Times sur l’opportunité d’imposer plus vigoureusement les riches, de réduire le dumping fiscal et d’octroyer aux travailleurs américains une plus grande sécurité économique. Summers et Wolf y voient un moyen de désamorcer la menace protectionniste (5, 20 et 21 mai).

Une chose paraît d’ores et déjà acquise : les politiques choisies éviteront les réglementations trop contraignantes. « Les banquiers doivent comprendre que, s’ils ne font rien pour réfréner eux-mêmes leurs pires excès, les régulateurs seront probablement soumis à une forte pression pour agir à leur place », éditorialise le Financial Times (8 mars). La météo économique annonce une nouvelle averse de codes de bonne conduite, de vertu et d’éthique. Et, qui sait, une légère décrue des hauts salaires. A qui savourerait le contraste entre la sévérité du diagnostic et la légèreté du remède, il faut signaler le dernier livre de Patrick Artus et Marie-Paule Virard (9). Ce « cri d’alarme » dénonce, lui aussi, « inégalités croissantes, gaspillage des ressources, spéculation financière, course absurde aux profits et implosion de l’Europe ». Avant de conclure à l’urgence de... « donner un nouveau cours à notre vivre ensemble » (p. 154). Le dialogue entre Mme Ségolène Royal et Alain Touraine (10) prend langue dans le même bois. D’un côté, la dirigeante socialiste estime que « la mondialisation a échoué » (p. 98) ; de l’autre, elle ne fixe à son parti d’autre objectif que celui de « maîtriser la mondialisation pour l’orienter dans le bon sens » (p. 108). D’où l’impression tenace que la social-démocratie pose à l’économie en crise les mêmes questions que le Financial Times — et qu’elle y apporte les mêmes réponses.

PIERRE RIMBERT.

(1) Marcel Mauss, Ecrits politiques, Fayard, Paris, 1997, p. 772.

(2) Sauf mention contraire, les citations qui suivent en sont extraites.

(3) Cité par Le Monde, 20 mars 2008.

(4) Lire François Chesnais, « Quand le patronat accuse le capitalisme », Le Monde diplomatique, mars 2006.

(5) Charles Kindleberger, Histoire mondiale de la spéculation financière (1978), Valor, Hendaye, 2004.

(6) Cité par The Independent, Londres, 19 mai 2008.

(7) Cité par Les Echos, Paris, 12 mars 2008.

(8) Selon le Financial Times, Londres, 9 juin 2008.

(9) Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Globalisation, le pire est à venir, La Découverte, Paris, 2008.

(10) Ségolène Royal et Alain Touraine, Si la gauche veut des idées, Grasset, Paris, 2008.


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