La laïcité : partir de zéro (Par Catherine Kintzler ; 2e Rencontres Laïques Internationales)

lundi 11 mai 2009.
 

J’avais préparé une conférence de 25 minutes. Puis j’ai appris, il y a quelques jours, qu’il fallait se limiter à 12 minutes. J’ai passé 2 jours à tenter de rogner la moitié et là j’ai réussi à faire un texte totalement inintelligible… Alors j’ai envoyé promener ma belle conférence, me disant que j’ai écrit pas mal de textes que tout le monde peut lire en ligne, plus un livre, et je me suis souvenue de mon séjour cet automne à l’Université de Princeton, où j’avais présenté une conférence sur la laïcité. Philip Pettit, l’un des collègues qui me recevaient, a trouvé un raccourci. Pour résumer les différences entre le modèle de tolérance à l’anglo-saxonne et le modèle laïque, il a dit : Nous on commence par 1, eux ils commencent par zéro. Cela tient en quelques secondes !

Et la question de la laïcité peut très bien être posée en réfléchissant sur ce raccourci. Car aujourd’hui on a le choix entre deux modèles pour assurer la liberté de conscience. Le modèle de la tolérance s’interroge à partir de l’existant : il y a différentes religions, différentes communautés et il faut les faire exister ensemble, les fédérer. Et la plupart du temps cette fédération s’appuie sur ce qu’il y a de commun : c’est l’idée que tous croient à quelque chose, ou du moins à des valeurs et que sans ces valeurs, le lien politique ne peut pas être construit valablement. C’est le « 1 » de Philip Pettit. Le modèle de la laïcité commence par zéro, cela consiste à dire « toutes les croyances, incroyances et positions vont s’inscrire dans un espace qui les rend possibles, y compris celles qui n’existent pas ici et maintenant ». Et pour construire cet espace, il faut supposer que le lien politique est totalement étranger à tout autre lien, qu’il n’a pas besoin d’un modèle préalable de type religieux.

Cependant, cette question n’a pas été inventée par les Français au début du XXe siècle. Ce n’est pas une question franco-française. Car John Locke, le grand théoricien du régime de la tolérance, l’avait vu dès 1689. Il dit en effet : on ne peut pas admettre les incroyants et les athées dans une association politique, parce qu’ils ne peuvent pas former de lien, ils ne sont pas fiables.

A partir de là, la question fondamentale peut être formulée : le lien politique a-t-il besoin du modèle de la croyance ? Le lien religieux est-il le seul modèle pour construire la cité ? Faut-il partir du « 1 » de la croyance ? Locke répond oui : il n’est pas laïque, mais il a vu la question sans laquelle le concept de laïcité ne peut pas être pensé.

Il faut retourner la réponse pour obtenir la laïcité : non il n’est pas nécessaire de croire à quoi que ce soit pour construire l’association politique. La loi n’a pas besoin du modèle de la foi, elle n’a même pas à lorgner sur une forme de croyance : on commence par zéro. C’est un courant de la Révolution française qui a opéré ce retournement, alors même que le mot laïcité n’existait pas encore. Ce retournement est très riche, on peut en tirer la plupart des propriétés du concept de laïcité.

Je ne vous infligerai pas la déduction de toutes les conséquences, je m’en tiendrai à quelques rappels sommaires.

D’abord la laïcité est un minimalisme. On part de zéro et celui qui veut en rester à ce zéro le peut. Pas besoin de croire, pas besoin non plus de proclamer des valeurs : on peut faire la loi sans cela. On n’a pas besoin d’écrire In God We Trust sur les billets de banque.

La puissance publique ne dit rien sur les croyances et les incroyances. Elle s’abstient, aussi bien dans la loi que dans les discours qui sont tenus en son nom. Cette abstention s’applique partout où la constitution des droits est engagée – assemblées nationales et locales, tribunaux, école publique… C’est ce qu’on appelle à strictement parler le principe de laïcité.

Mais ce principe de laïcité rend possible, dans la société civile – partout ailleurs, dans la rue, dans les lieux publics, les transports, les commerces, etc. – l’application du principe de tolérance. Cela veut dire qu’on peut avoir la croyance ou l’incroyance qu’on veut et la manifester publiquement, pourvu que l’on respecte le droit commun. Par exemple, on a le droit d’organiser une procession religieuse, on a le droit aussi de critiquer toute croyance ou toute incroyance sans s’attirer les foudres d’une législation sur le blasphème : la loi est aveugle sur cela.

Ainsi le régime de laïcité combine les deux principes, mais il fait du principe de tolérance un principe subordonné au principe de laïcité : on commence par zéro, par se mettre un bandeau sur les yeux du côté de la puissance publique, pour rendre possible le déploiement (1, 2, 3, 4...) du côté de la société civile.

Alors, la laïcité n’est absolument pas contraire aux religions ni aux relations communautaires : elle s’oppose seulement aux religions et aux communautés lorsqu’elles veulent faire la loi. Une autre manière de le dire : en régime laïque, il n’y a pas d’obligation d’appartenance. On peut adhérer à une communauté, on peut en changer, on peut se soustraire à toute communauté pour n’être qu’un citoyen.

La laïcité n’est pas un courant de pensée au sens ordinaire du terme. On peut être à la fois laïque et catholique, laïque et musulman, laïque et athée.

En revanche il y a une forme de religion à laquelle la laïcité est contraire, c’est la religion civile. La foi n’a pas à faire la loi, mais la loi n’a pas à se transformer en article de foi.

On peut même déduire de ce point de départ les deux principales déformations de la laïcité : vouloir étendre le principe de tolérance partout ; vouloir inversement appliquer le principe d’abstention partout.

J’en viens pour terminer à la question de la laïcité au XXIe siècle. Vous allez me dire que j’ai parlé du XVIIe et du XVIIIe siècle. J’ai essayé de montrer pourquoi on a intérêt à y remonter aujourd’hui pour repenser la laïcité. Du point de vue des concepts philosophiques, la mise en place de la laïcité il y a un siècle en France n’en a pas produit de nouveaux :comme j’ai essayé de le montrer, on peut trouver les fondements philosophiques de la laïcité avant cette période. En revanche elle propose une immense expérience historique et politique qu’on doit méditer. Car la France de la fin du XIXe et du début du XXe siècle a dû installer la laïcité face, non pas à fort un pluralisme religieux, mais face à une religion hégémonique qui faisait la loi et qui ne supportait aucune exception. Autrement dit, les Français ont une riche expérience, depuis la Révocation de l’Edit de Nantes, de ce qu’on appellerait aujourd’hui un intégrisme religieux – qui refait surface aujourd’hui. Mais il faut tout de même se demander pourquoi, aujourd’hui, le régime de laïcité est préférable au régime de la tolérance.

Le cœur politique de la différence entre le régime de la tolérance et le régime de laïcité est l’accès des communautés en tant que telles à l’autorité politique. Le régime de laïcité accorde des droits étendus à toutes les communautés, pourvu que cela ne contrarie pas le droit commun. Mais ces droits sont civils : aucune communauté en tant que telle ne peut se voir reconnaître un statut politique. La souveraineté réside dans les citoyens et leurs représentants élus, et les droits sont les mêmes pour tous. On ne peut pas imaginer par ex. que le pouvoir législatif ou exécutif soit distribué selon un quota communautaire. On ne peut pas imaginer que des représentants ès qualités des communautés siègent dans des instances législatives ou exécutives – ce qui ne les empêche nullement d’entrer dans le débat politique pour faire valoir leur point de vue. On ne peut pas imaginer que des citoyens doivent passer par des porte-parole d’une communauté pour faire valoir leurs droits, ou que d’autres soient renvoyés à un « droit personnel ». Aucune communauté en tant que telle n’est admise à faire sa loi sur aucune portion du territoire, sur aucune portion des personnes qui y vivent.

On pourra m’objecter que, en régime de tolérance, le droit de l’individu est préservé, même si les communautés jouissent d’une reconnaissance politique. Or c’est justement là que le bât blesse aujourd’hui.

Il se trouve que cela a fonctionné, et que cela ne fonctionne plus. Cela ne fonctionne en effet qu’à la condition qu’existe un consensus dans lequel les communautés acceptent de ne pas imposer leur loi comme exclusive et acceptent de laisser leurs prétendus membres libres de dire et de faire ce qui est réprouvé par la communauté mais permis par la loi – par exemple d’épouser qui ils veulent, ou dire que dieu n’existe pas, ou que dieu est idiot. Cela ne fonctionne que si elles acceptent que la critique puisse se déployer.

Mais un dogmatisme intégriste n’est pas soluble dans la tolérance. De ce point de vue, le régime de laïcité est mieux armé parce qu’il monte la défense d’un cran plus haut : il ne propose à aucun groupe un accès à l’autorité politique, il n’en sacralise aucun ; il impose d’emblée cette amputation à toutes les communautés. Face à une religion hégémonique, disons que l’expérience historique française a acquis un certain savoir-faire qui mérite attention et qui peut toujours servir. En régime laïque, une législation sur le blasphème ou qui placerait les religions au-dessus de toute critique est impensable. En outre, ce régime rend les citoyens très sensibles à la question de l’accès des communautés à l’autorité politique : leur seuil de réaction à cette question est très bas. Or ce seuil très bas n’est pas du tout un signe d’intolérance, mais au contraire le signe d’un profond attachement à la liberté et à la souveraineté des individus.

J’ai commencé mon exposé par Princeton, j’y retournerai pour finir, en évoquant cette fois, non plus mon collègue professeur, mais les étudiants présents à la conférence, issus de nombreux pays - c’était une conférence internationale. Au cours du débat qui a suivi, ils sont convenus que la laïcité n’est pas une spécialité exotique, mais un véritable outil politique de liberté à la disposition de tous.

Intervention aux Rencontres laïques internationales, Saint-Denis, 4 avril 2009

par Catherine Kintzler

Auteur de "Qu’est-ce que la laïcité ?", publié chez Vrin, 2007.

blog : www.mezetulle.net


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