La naissance du premier Soviet (texte de Voline, anarchiste, sur la Révolution russe)

samedi 6 octobre 2018.
 

La naissance du premier Soviet.

Le lecteur m’excusera d’avoir à parler, dans ce premier chapitre, de ma propre personne. Involontairement, je fus mêlé de près à la naissance du premier “ Soviet des délégués ouvriers ” russe, celui de Saint-Pétersbourg, en janvier -février 1905. Aujourd’hui, je dois être à peu près le seul qui puisse relater et fixer cet épisode historique (à moins que l’un, des ouvriers qui prirent alors part à l’action soit encore en vie et le fasse un jour). Plusieurs fois déjà, le désir m’a pris de raconter les faits. En parcourant la presse - même russe, et a fortiori étrangère - avant trait aux événements de 1905 ou aux Soviets, j’y constatais toujours la même lacune, notamment : aucun auteur n’était à même de dire exactement où, quand et comment surgit le premier Soviet ouvrier en Russie. Tout ce qu’on savait, tout ce qu’on jusqu’à présent, c’est que ce Soviet naquit à Saint Pétersbourg, en 1905, et que son premier président fut un avocat pétersbourgeois, Nossar, sous le nom d’emprunt de Khroustaleff. Mais d’où et comment vint l’idée de ce Soviet, par qui fut-elle lancée, dans quelles circonstances fut-elle adoptée et réalisée, comment et pourquoi Nossar devint président, d’où venait-il, quelle a été la composition et aussi la première fonction du premier Soviet ? Toutes ces questions, historiquement assez intéressantes, restent encore :sans réponse. Cette lacune est compréhensible. La naissance du premier Soviet fut un événement d’ordre tout à fait privé. Elle eut lieu dans une ambiance très intime, à l’abri de toute publicité, en dehors de toute campagne ou action électorale d’envergure.

Ce qui m’empêcha, jusqu’à présent, de raconter les faits, ce fut, avant tout, un sentiment de gêne d’avoir à parler, inévitablement, de moi-même. Ensuite, je n’ai jamais encore eu l’occasion de toucher spécialement aux Soviets dans la presse libertaire. Et quant à la bourgeoise, - j’entends par “ bourgeoise ” aussi la presse “ socialiste“ et “ communiste ”, - je n’ai aucune envie d’y collaborer, à quelque titre que ce soit. Le temps passait ainsi sans que je me décidasse à rompre le silence sur l’origine des Soviets. Une fois, pourtant, vivement impressionné par la même lacune dans une publication assez importante et, d’autre part, par des allusions prétentieuses et mensongères dans quelques articles de journaux, je suis allé voir l’éditeur d’une revue historique russe à Paris. Je lui, ai proposé de faire, dans sa revue, à titre purement documentaire le récit exact de la naissance du premier Soviet ouvrier à Saint-Pétersbourg, en 1905. La proposition n’eut pas de suite : d’abord, parce que l’éditeur n’a pas voulu accepter, a priori, ma condition de ne rien changer dans la copie ; et, ensuite, parce que j’ai compris dès les premiers mots, que sa revue était loin d’être une publication impartialement historique et documentaire.

Aujourd’hui, obligé de parler des Soviets - ici et aussi dans mon article précédent sur la Révolution russe — je révèle les faits tels qu’ils ont eu lieu. Et si la presse bourgeoise - historique ou autre - s’y intéresse, elle n’a qu’à puiser la vérité chez nous.

Je ne vais pas repeindre ici l’ambiance générale de l’époque de 1900-1905 : je renvoie le lecteur à la Révolution Russe. Allons droit aux faits immédiats.

L’année 1904 me trouva absorbé par un intense travail de culture et d’enseignement parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Je poursuivais ma tâche tout seul et d’une façon strictement privée, absolument personnelle. J’avais établi moi-même la méthode de mon travail. Je n’appartenais à aucun parti politique, tout en étant intuitivement révolutionnaire. (Je n’avais, d’ailleurs, que 22 ans, et je venais de quitter l’Université.) Vers la fin de l’année, le nombre d’ouvriers en train de se perfectionner intellectuellement sous ma conduite, dépassa la centaine.

Parmi mes élèves, se trouvait une jeune femme qui, de même que son mari, adhérait à l’une des “ Sections ouvrières ”, créées par Gapone (voir Révolution Russe). Un soir, elle m’emmena à la Section de notre arrondissement, voulant m’intéresser à cette oeuvre et, surtout, à la personne de son animateur lequel, ce soir-là, devait justement, y assister à une réunion. Fin 1904, on n’était pas encore fixé sur le véritable rôle de Gapone. Les ouvriers avancés, tout en se méfiant parfois de son oeuvre, - vu qu’elle était légale et qu’elle émanait du gouvernement, - cherchaient à la comprendre à leur façon. La conduite assez mystérieuse de Gapone paraissait confirmer leur version. Ils étaient d’avis, notamment, que, sous la cuirasse protectrice de la légalité, Gapone préparait en réalité un vaste mouvement révolutionnaire. (Là est une des raisons pour lesquels les ouvriers se refusèrent longtemps à croire au rôle policier de Gapone. On sait que, ce rôle étant définitivement dévoilé, quelques ouvriers, amis intimes de Gapone, se suicidèrent, ne pouvant pas survivre à leurs illusions brisées.)

Au dit soir, je fis, en effet, connaissance avec Gapone. Sa personnalité m’intéressa vivement. De son côté, il parut - ou, plutôt, voulut paraître - s’intéresser à mon oeuvre d’éducation. Il a été entendu que nous allions nous revoir prochainement pour en reparler d’une façon plus approfondie, et, dans ce but, Gapone me remit sa carte de visite avec son adresse.

A peine quelques jours plus tard, commença la fameuse grève des usines Poutiloff. Et, après quelques jours encore, exactement le 6 janvier 1905 au soir, mon élève vint me voir tout émue pour me dire que les événements allaient prendre une tournure exceptionnellement grave ; que Gapone venait de déclencher un mouvement formidable des masses ouvrières de la capitale et de sa banlieue ; qu’il parcourait toutes les Sections en haranguant la foule, en l’appelant à se rendre le 9 janvier, dimanche, au matin, devant le Palais d’Hiver, pour remettre une pétition au tsar ; qu’il avait déjà rédigé le texte de la pétition, et qu’enfin, il allait lire et commenter celle-ci dans notre Section le lendemain, 7 janvier, au soir. La nouvelle me parut à peine vraisemblable. Les autres élèves, n’appartenant pas aux Sections gaponistes, ne m’en avaient pas encore parlé. Je décidai de me rendre, le lendemain soir, à la Section afin de me rendre compte, moi-même, de la véritable situation.

Le lendemain, 7 janvier, j’ai entendu Gapone lire et commenter sa pétition. C’était déjà la pétition définitive, travaillée par quelques membres des partis politiques, d’allure nettement révolutionnaire. (Voir, pour les détails du mouvement de Gapone, Révolution Russe.) Je compris tout de suite que mon élève disait vrai : un mouvement des masses formidable, d’une gravité exceptionnelle, était imminent. Le jour suivant, 8 janvier, au soir, je me suis rendu de nouveau à la Section. Je voulais voir ce qui s’y passait. Et, surtout, je cherchais à prendre contact avec les masses, à me mêler de leur action, à déterminer nia conduite personnelle. Plusieurs de mes élèves m’accompagnèrent. Ce que je trouvai à la Section me dicta vite mon devoir. La nouvelle des événements s’étant répandue en traînée de poudre parmi la population de la capitale, je vis, avant tout, une foule énorme et grave stationner aux abords de la Section, malgré le froid intense de cette soirée d’hiver. J’appris qu’à l’intérieur un membre de la Section était en train de lire et de commenter la pétition de Gapone à ceux qui purent y pénétrer. Les autres attendaient leur tour. En effet, quelques instants après, la porte s’ouvrit bruyamment. Un millier de personnes sortit dans la rue. Un autre millier se précipita à l’intérieur. Je réussis à y pénétrer aussi. La porte claqua derrière nous. Aussitôt, un ouvrier gaponiste, assis sur l’estrade, commença à donner connaissance de la pétition. Hélas ! C’était lamentable. D’une voix faible et monotone, sans entrain, sans précision, l’homme lisait le document (une copie, bien entendu), devant une masse attentive et anxieuse. Dix minutes lui suffirent pour terminer la lecture, sans commentaires explicites, sans conclusions concrètes. Ensuite, la salle fut vidée pour recevoir un nouveau millier d’hommes. Rapidement, je consultai mes amis. Notre décision fut prise. Je me précipitai vers l’estrade. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais encore parlé devant les masses. Mais je n’hésitai pas. Je sentis en moi une force irrésistible qui me poussait. Il fallait à tout prix changer la façon de renseigner et de soulever le peuple.

Je m’approchai de l’ouvrier qui s’apprêtait à reprendre sa lecture endormante. “ Vous devez être joliment fatigué, - lui dis-je : Laissez-moi lire la pétition... ” L’homme me regarda surpris, interloqué. Il me voyait pour la première fois. “ N’ayez pas peur, - continuai-je : Je suis un ami de Gapone. En voici la preuve... ” Et je lui tendis la carte de visite de ce dernier. Quelques élèves qui se trouvaient à mes côtés, appuyèrent mon offre. L’homme finit par acquiescer. Il se leva, me remit la pétition et se retira. Aussitôt, je commençai la lecture et l’interprétation du document, en soulignant surtout les passages d’allure révolutionnaire, en insistant tout particulièrement sur la certitude d’un refus de la part du tzar. J’ai lu ainsi la pétition six ou sept fois, toujours à une nouvelle foule qu’on laissait entrer, après avoir vidé la salle, jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Et je restai coucher à la Section, avec des amis, sur des tables rapprochées les unes des autres.

Le lendemain matin - le fameux 9 janvier - j’ai dû lire la pétition une ou deux fois encore. Ensuite, nous sortîmes dans la rue. Une foule immense nous y attendait. Vers 9 heures, mes amis et moi, ayant formé - bras dessus, bras dessous - les premiers trois rangs, nous invitâmes la foule à nous suivre et nous nous dirigeâmes vers le Palais d’Hiver. Toute la foule - jusqu’à 12.000 personnes - s’ébranla et nous suivit en rangs serrés. Inutile de dire que nous ne parvînmes pas à la place du Palais. Aux abords du pont dit “Troïtzky ”, sur la Néva, nous nous heurtâmes contre un barrage de troupes, lesquelles, après les sommations d’usage restées sans effets, nous accueillirent par des salves nourries. A la deuxième salve, la foule s’arrêta et se dispersa, laissant sur place une trentaine de morts et une soixantaine de blessés. Il faut dire, cependant, que beaucoup de soldats tirèrent en l’air : pas mal de vitres aux étages supérieurs des maisons avoisinantes volèrent en éclats, sous le choc des balles. Par miracle, je ne fus pas touché. (Mon voisin de gauche, un forgeron de l’usine Langensippen, grand et beau gaillard, fut tué net par une balle en plein front.)

Quelques jours passèrent. La grève des usines de la capitale était générale. La misère se faisait déjà sentir dans les rangs des grévistes. Tous les jours, des réunions d’urne trentaine ou quarantaine d’ouvriers de mon quartier avaient lieu chez moi. La police, momentanément, nous laissait tranquilles. Depuis les derniers événements, elle gardait une neutralité mystérieuse. Nous mettions cette neutralité à profit. Nous cherchions des moyens d’agir. Nous étions à la veille de prendre certaines décisions. Mes élèves décidèrent, d’accord avec moi, de liquider notre organisation d’études, d’adhérer, individuellement, à des partis révolutionnaires, de passer à l’action. Car tous, nous considérions les événements comme les prémisses d’une révolution décisive.

Un soir, - une huitaine de jours après le 9 janvier, - on frappa à la porte de ma chambre. J’étais seu. Un homme entra, de grande taille, d’allure franche et sympathique.

Vous êtes un tel ?... Je vous cherche depuis quelque temps déjà. Enfin, hier, j’ai appris votre adresse... Moi, je suis Georges Nossar, avocat. Voici de quoi il s’agit J’ai assisté, le 8 janvier, à votre lecture de la pétition. J’ai vu que vous aviez beaucoup d’amis, beaucoup de relations dans les milieux ouvriers... Et il me semble que vous n’appartenez à aucun parti politique... C’est exact... Alors, voici. Je n’adhère, moi non plus, à aucun parti politique, car je me méfie... Mais, personnellement, je sympathise au mouvement ouvrier révolutionnaire... Or, jusqu’à présent, je n’ai pas une seule connaissance parmi les ouvriers. Par contre, j’ai de très vastes relations dans les milieux bourgeois libéraux. Alors, j’ai une idée... Je sais que des milliers d’ouvriers, avec leurs femmes et enfants, subissent déjà de privations terribles par suite de la grève. Et, d’autre part, je connais de riches bourgeois qui ne demanderaient pas mieux que de porter secours à ces malheureux. Bref, je pourrais ramasser, pour les grévistes des fonds considérables. Il s’agit de les distribuer d’une façon organisée, juste, utile. Pour cela, il faut avoir des relations dans la masse ouvrière... J’ai pensé à vous... Ne pourriez-vous pas, d’accord avec moi et avec vos meilleurs amis ouvriers, vous charger de recevoir de moi et de distribuer ensuite, parmi les gréviste, les sommes importantes que je pourrais vous procurer !

J’ai accepté. Parmi mes amis, se trouvait un ouvreir qui pouvait disposer d’une camionnette automobile de son patron pour visiter les grévistes et distribuer les secours. Le lendemain soir, j’ai réuni mes amis. Nossar était là. Il nous apporta déjà quelques milliers de roubles. Notre action commença tout de suite.

Pendant quelque temps, nos journées furent entièrement absorbées par cette besogne. Le soir, je recevais des mains de Nossar, contre un reçu, les fonds nécessaires. Et, le lendemain, aidé par mes amis ouvriers, je les distribuais, contre des reçus également, à des grévistes. Je remettais ensuite les reçus à Nossar.

Naturellement, ce dernier lia amitié avec les ouvriers qui venaient me voir. Cependant, la grève tirait à fin. En même temps, les fonds s’épuisaient. Alors surgit de nouveau la grave question : Que faire ? Comment poursuivre l’action ? La perspective de nous séparer à jamais, sans tenter de continuer une activité commune nous paraissait absurde. C’est alors qu’un soir, quelques ouvriers réunis ma chambre - Nossar était des nôtres - exprimèrent l’idée de créer un organisme permanent : une sorte comité ou, plutôt, de conseil (le mot Soviet fut prononcé pour la première fois dans ce sens spécifique) qui veillerait sur la suite des événements et pourraient le cas échéant, rallier autour de lui les forces ou révolutionnaires. En somme, il s’agissait dans cette première ébauche, d’une sorte de permanence ouvrière sociale.

L’idée fut adoptée. Séance tenante, on essaya de fixer les bases d’organisation et les perspectives de fonctionnement de ce soviet. On décida de mettre les ouvriers de toutes les grandes usines au courant de la nouvelle création et de procéder, dans l’intimité, à des élections des membres de cet organisme qu’on appela déjà - pour la première fois - Conseil (soviet) des délégués ouvriers. En même temps, on posa une autre question : Qui dirigera les travaux du Soviet ? Qui sera placé à sa tête pour le guider ? Les ouvriers présents, sans hésitation, m’offrirent ce poste. Très touché par leur confiance, j’ai, néanmoins, décliné catégoriquement l’offre. Je dis à mes amis : “ Vous êtes des ouvriers. Vous voulez créer un organisme qui devra s’occuper de vos intérêts ouvriers. Apprenez donc, dès le début, à mener vos affaires vous-mêmes. Ne confiez pas vos destins à ceux qui ne sont pas des vôtres. Ne vous imposez pas de nouveaux maîtres : ils finiront par vous dominer. Je suis persuadé qu’en matière de vos luttes et de votre émancipation, personne, en dehors de vous-mêmes, ne pourra jamais aboutir à un vrai résultat... Pour vous, au-dessus de vous, à la place de vous-mêmes, personne ne fera jamais rien... Vous devez trouver votre secrétaire, votre président, ou les membres de votre commission administrative, dans vos propres rangs... Si vous avez besoin de renseignements, d’éclaircissements, de certaines connaissances spéciales, de conseils, bref, d’une aide intellectuelle et morale qui relève d’une instruction approfondie, vous pouvez vous adresser à des intellectuels, à des gens instruits qui devront être heureux, non pas de vous mener en maîtres, mais de vous apporter leur concours sans se mêler de vos organisations. Il est de leur devoir de vous prêter ce concours, car ce n’est pas de votre faute si l’instruction indispensable vous fait défaut... Ces amis intellectuels pourront même assister à vos réunions, avec voix consultative, mais pas plus... Et puis, comment voulez-vous que je sois membre de votre organisation, puisque je ne suis pas ouvrier ? De quelle façon pourrais-je y pénétrer ?... ”

A cette dernière question, les ouvriers me répondirent que rien ne serait plus facile : on me procurerait la carte d’un ouvrier quelconque et je ferais partie de l’organisation sous son nom. Inutile de dire que j’ai décliné l’emploi d’un tel procédé de truquage et de tromperie. Je l’ai jugé non seulement indigne, aussi bien de moi-même que des ouvriers, mais surtout malfaisant, dangereux, néfaste. “ Dans le mouvement ouvrier, disais-je, tout doit être franc, droit, sincère... ”

Malgré mes suggestions, les ouvriers ne se sentirent pas assez forts pour pouvoir se passer d’un “ guide ”. Ils offrirent donc ce poste à Nossar. Celui-ci, n’ayant pas les mêmes scrupules que moi, accepta. Quelques jours plus tard, on lui procura une carte ouvrière au nom de Khroustaleff, délégué d’une usine quelconque. Et, après quelques jours encore, les délégués ouvriers de plusieurs usines de Saint-Pétersbourg tinrent leur première réunion. Nossar-Khroustaleff en fut nommé président, poste qu’il conserva par la suite, jusqu’à son arrestation.

Le premier Soviet était né.

La vie, la maladie et la mort des Soviets.

J’ai raconté la naissance du premier Soviet avec force détails, car cet épisode historique était resté, jusqu’à maintenant, complètement dans l’ombre. Quant au sort ultérieur des Soviets en Russie, il peut être conté en peu de mots.

L’exemple donné par les ouvriers de Saint-Péterstourg fut suivi par plusieurs autres villes. Des Soviets ouvriers y surgirent, à l’instar de celui de la capitale. Toutefois, leur existence - à l’époque dont nous parlons - fut éphémère. Ils furent vite repérés et supprimés par les autorités locales. Par contre, le Soviet de Saint-Pétersbourg se maintint pendant quelques semaines, le gouvernement central, en très mauvaise posture à la suite des revers dans la guerre avec le Japon, n’osant pas y toucher. Obligé, par la suite, de réduire son activité, ce Soviet ressuscita - toujours sous la présidence de Nossar-Khroustaleff - en octobre de la même année (1905), aux jours de la grève générale. II continua, ensuite, à fonctionner jusqu’à la fin de l’année, malgré l’arrestation de Nossar, aussitôt remplacé par Trotzky. (Ce dernier pénétra d’abord au Soviet comme membre du parti social-démocrate. Il y remplit par la suite, avant de remplacer Nossar à la présidence, les fonctions de secrétaire.) Supprimé définitivement à la fin de l’année (à ce moment, le gouvernement tsariste reprit pied, “ liquida ” les derniers vestiges de la révolution de 1905, arrêta Trotzky ainsi que des centaines de révolutionnaires et brisa toutes les organisations politiques de gauche), le Soviet de Saint-Pétersbourg réapparut lors de la révolution de février 1917, en même temps que se créèrent les Soviets dans toutes les villes et localités importantes du pays.

Le Soviet ouvrier de 1905, à Saint-Pétersbourg, s’occupa du sort des travailleurs de la capitale et, surtout, s’employa à la propagande révolutionnaire. Il siégeait assez régulièrement. Il défendait les intérêts des masses ouvrières. Il coordonnait leur action. Il discutait les problèmes qui les passionnaient. Il restait en contact étroit avec elles. Il leur transmettait ses décisions et ses instructions par l’intermédiaire des délégués d’usines. De plus, il publiait un journal d’information et de propagande : les “ Izvestia (Nouvelles) du Soviet des délégués ouvriers ”, qui, naturellement, exerçait une grande influence sur les masses.

Cependant, à cette époque déjà, le Soviet souffrait de quelques tares organiques très graves qui déterminèrent, plus tard, la “ maladie ” et la “ mort ” des Soviets en général.

Le défaut organique fondamental des Soviets fut leur soumission - finalement complète - aux partis politiques. Dès le début, ces derniers cherchèrent et réussirent à pénétrer dans le Soviet, à s’en emparer. D’ailleurs, - nous l’avons vu. - à la naissance même du premier Soviet, le manque d’assurance, le doute, la peur d’une vraie indépendance, l’empressement d’être guidés par des éléments prétendus plus “ calés ” quoique étrangers à la classe ouvrière, poussèrent les travailleurs à introduire ces éléments dans leurs organismes de classe.

Le recours à Nossar - épisode paraissant sans grande importance - eut, en réalité, une signification de principe très grave. A ce moment déjà, c’en était fait de l’indépendance des Soviets : le germe de la maladie future fut inoculé à l’organisme créé. Car ce fut un précédent lourd de conséquences.

Une fois le principe d’intervention dirigeante des éléments non-ouvriers admis, les partis politiques ne devaient plus tarder à l’exploiter dans leurs intérêts. L’ambiance favorable à l’ingérence des politiciens dans l’oeuvre d’émancipation ouvrière fut ainsi créée. L’avenir immédiat accentua l’évolution du germe morbide et affirma son rôle néfaste. L’hégémonie des partis politiques, le renoncement à une activité vraiment indépendante, ouvrière et sociale des travailleurs, tels furent bientôt les résultats logiques de l’erreur initiale.

Déjà, en 1905, le parti social-démocrate réussit à imposer au Soviet de Saint-Pétersbourg son hégémonie politique. Trotzky mena le Soviet à sa guise. Toutefois, le champ d’action de ce premier Soviet étant très restreint, son oeuvre ne put encore en souffrir beaucoup. Et, d’ailleurs, le temps lui manqua aussi bien de souffrir que d’agir. Mais, en 1917, l’état des choses fut tout autre.

Les Soviets de 1917 furent immédiatement appelés à remplir une importante tâche révolutionnaire et sociale, à déployer une grande activité réelle.

Les Soviets de 1917 durent s’occuper de tout. Chaque Soviet local se divisait en “ sections ”, et chaque section avait son champ d’activité. Ainsi, par exemple, tout Soviet possédait une “ section financière ”, une “ section agraire ”, une “ section ouvrière ”, une “ section d’approvisionnements ”, une “ section des transports ”, une “ section de l’instruction publique ”, d’hygiène, etc., etc. Dirigés, dominés, menés par des partis politiques (au lieu d’être guidés par les besoins réels de la population travailleuse et. par des hommes simples, mais capables d’y faire face), les Soviets, au lieu de se consacrer à une oeuvre vraiment ouvrière et sociale, durent justement “ faire de la politique ”, en perdant ainsi leur temps et leurs forces en des discussions et des luttes intestinales interminables, pour arriver finalement à une impuissance totale. Le parti bolcheviste en profita, en fin de compte, pour soumettre les Soviets entièrement à sa terrible dictature, pour en faire des instruments absolument dociles, pour mettre décidément fin à toute ombre de leur indépendance.

Depuis 1919, les Soviets “ ouvriers ” russes devinrent définitivement de simples filiales du parti bolcheviste, simples organes administratifs du gouvernement. Ils perdirent toute initiative, toute faculté d’agir librement, toute allure sociale et révolutionnaire. Les Soviets comme tels étaient morts.

D’aucuns se demanderont comment une telle imposture est possible, du moment que le Soviet est une institution locale qui s’occupe des intérêts de la localité donnée ; du moment que les Soviets sont, au moins théoriquement, souverains, et qu’enfin, leurs membres sont élus par les travailleurs. Pour bien comprendre la vraie situation, il faut tâcher de se représenter le plus exactement possible cet Etat omnipotent, maître unique et absolu qui tient tout, qui fait tout, qui est tout. Ce ne sont nullement les Soviets qui sont souverains, mais le parti au pouvoir, donc le gouvernement composé uniquement de membres de ce parti et soutenu : 1° par une force armée et policière formidable ; 2° par une classe bureaucratique et privilégiée nombreuse. Ce gouvernement surveille, contrôle, organise et dirige absolument tout dans le pays. Rien ne peut se faire contre lui ou en dehors de lui. Théoriquement, - c’est-à-dire, d’après la constitution “ soviétique ” écrite, - le pouvoir suprême appartient au Congrès Panrusse des Soviets, convoqué périodiquement, et ayant, en principe, le droit de renverser et de remplacer le gouvernement. Mais tout cela n’est que pure apparence. En réalité, c’est le gouvernement - le Conseil des Commissaires du Peuples - qui tient la force et le pouvoir suprême ; c’est le gouvernement qui peut écraser le Congrès des Soviets aussi bien que tout Soviet pris séparément ou tout membre d’un Soviet, en cas d’opposition ou de non-obéissance. Mieux encore : Le véritable gouvernement du pays, ce n’est pas même le Conseil des Commissaires r c’est le soi-disant Politbureau (Comité politique), qui comprend quelques sommités du Parti, ou - plutôt - son chef : Staline, le dictateur. C’est Staline en personne qui est soutenu par l’Aréopage (le “. Politbureau ”),- par le Conseil des Commissaires, par les couches privilégiées, la bureaucratie, l’ "appareil ”, l’armée, la police. Par conséquent, c’est Staline qui a le pouvoir réel et suprême. C’est lui et, partant, le Politbureau et le Conseil des Commissaires du Peuple qui imposent leur volonté aux Soviets et non inversement. Et voici pourquoi les Soviets ne sont, en réalité, que des filiales politiques du gouvernement.

D’autre part, depuis 1917, le mécanisme électoral des Soviets s’est joliment modifié. Si, au début, les élections aux Soviets étaient libres et plus ou moins discrètes, de nos jours - et depuis assez longtemps déjà - ni cette liberté, ni cette discrétion n’existent plus. Petit à petit, tous ces “ préjugés bourgeois“, furent extirpés.

Aujourd’hui, les élections sont organisées, menées et surveillées de près par les agents du même gouvernement omnipotent. Les “ cellules ” et les organisations bolchevistes sur place suggèrent aux électeurs leurs “ idées ” et leur imposent leurs candidats. Dans les conditions présentes, personne n’ose, personne songe même à s’y opposer. Les candidats sont acceptés automatiquement, et les “ élections ” ne sont qu’une formalité de décor. De cette façon, la composition voulue des Soviets ainsi que leur soumission complète au gouvernement sont garanties d’avance. A part la maladie mortelle des Soviets que je viens de mettre en lumière, ces institutions souffraient de deux autres défauts, de moindre portée, certes, qui ne doivent pas pour cela être passés sous silence.

Le premier de ces défauts fut l’envergure et l’importance exagérée des Soviets. En effet, appelés à s’occuper de tout, ils finirent par ne plus pouvoir s’occuper de quoi que ce soit. Leurs fonctions furent - je parle de l’époque 1917 à 1919 - trop vastes et partant vagues. La répartition des fonctions entre les Soviets et les autres organismes ouvriers (syndicats, coopératives, comités d’usines) n’a jamais été dûment établie. Les anarchistes, dans leur presse, et aussi dans leur propagande verbale, se préoccupaient beaucoup de ce problème. Ils n’eurent pas le temps de poursuivre cette tâche jusqu’au bout : d’une part, ils furent attaqués et écrasés par le gouvernement bolchéviste ; et, d’autre part, ce dernier trancha la question à sa façon en accaparant toutes les organisations ouvrières quelles qu’elles fussent, en les soumettant à sa dictature et en “ répartissant ” leurs fonctions selon ses desseins politiques. Il est certain que le “ vague” des organisations ouvrières - des Soviets surtout - fit parfaitement le jeu des bolcheviks.

Le second défaut des Soviets ne fut pas que leur défaut à eux : il est inhérent à toutes les organisations ouvrières bien assises, permanentes, solides. C’est une certaine lourdeur, une immobilité, une tendance au fonctionnarisme, au bureaucratisme, et aussi à une idée exagérée de leur importance, de leur puissance, de leur éminence. Ironie cruelle : c’est précisément cet ensemble de qualités qui les rend, finalement, presque impuissantes.

Pour parer à ce vice assez important, j’ai préconisé, au cours de la révolution russe, la création, par les masses agissantes, des organismes ouvriers spontanés, vivants, “ mobiles ”, formés ad hoc pour résoudre tel ou tel autre “ problème du jour ”, telle ou telle autre “tâche de l’heure ”, et disparaître une fois la tâche accomplie. De tels organismes pourraient, à mon avis, apporter un correctif sérieux à l’attitude figée des organisations “ permanentes ” (Soviets ou autres). Ces dernières conserveraient alors, finalement, juste les fonctions qui exigeraient une action lente, solide, permanente.

Il me semble que seul ce principe : de multiples organisations ouvrières “ mobiles, constamment créées ou liquidées selon les besoins, permettrait aux masses travailleuses tout entières d’agir, de créer, de “ vivre ”, de participer de fait à l’œuvre de la construction. Et, d’autre part, cette situation déplorable où les travailleurs se voient obligés de faire à leurs propres organisations le reproche - combien mérité ! - de s’être “ détachées ” des masses, cette situation anormale et pénible prendrait fin. (Une résolution dans ce sens fut adoptée unanimement par le premier congrès de la Confédération des organisations anarchistes de l’Ukraine “ Nabat ”, à Elisabethgrad, en avril 1919.)

L’attitude des anarchistes. Tout ce qui précède explique suffisamment l’attitude des anarchistes russes vis-à-vis des Soviets, lors de la révolution de 1917 (voir aussi Révolution Russe). Favorable au début où les Soviets avaient encore l’allure d’organismes ouvriers, et où l’on pouvait voir dans la révolution elle-même un facteur puissant qui allait les rendre tels définitivement, bons à remplir certaines fonctions utiles, cette attitude se modifia, par la suite, en sceptique et, enfin, nettement négative, au fur et à mesure que les Soviets devenaient des organismes purement politiques, maniés par le gouvernement.

Les anarchistes, dans leur majorité, accomplirent donc, face aux soviets, toute une évolution qui suivit celle des soviets eux-mêmes : ils commencèrent par ne pas s’opposer à ce que des camarades se laissassent élire membres de ces institutions ; ils passèrent ensuite à la critique et à l’abstention ; et ils finirent par se prononcer “catégoriquement et définitivement contre toute participation aux Soviets devenus des organismes purement politiques érigés sur une base autoritaire, centraliste et étatiste “ (Résolution du Congrès d’Elisabethgrad.) Sans doute, cette attitude des anarchistes vis-à-vis des Soviets fut pleinement justifiée par la marche des événements. Je voudrais pouvoir étudier, ici-même, l’important problème du rôle éventuel des organisations ouvrières du genre “Soviets ” dans les révolutions à venir.

Mais, ce sujet m’entraînerait trop loin, car il suppose une analyse concrète, très détaillée et très complète, aussi bien de la Révolution Sociale en son entier, que des tâches et des rôles combinés et synthétisés de tout un ensemble d’organismes ouvriers lors de cette révolution. Un tel sujet exigerait, évidemment, un ouvrage spécial et volumineux. Et, d’ailleurs, le problème pourrait être résolu d’une façon assez différente pour divers pays. Dans un ouvrage général, on ne pourrait que tâcher d’en tracer les grandes lignes.

Ici, je me bornerai à dire qu’à mon avis, l’enthousiasme actuel pour les “ Soviets ”, comme formes d’organisation de la classe ouvrière en train d’accomplir la Révolution Sociale et de créer la société nouvelle, est très exagéré.

J’estime que le rôle principal, fondamental dans cette œuvre future incombera à d’autres formes d’organisation ouvrière, et que, dans tout l’ensemble de cette nouvelle charpente sociale, la tâche des institutions du genre “ Soviets ” sera assez restreinte, limitée, modeste. Je pense, notamment, que ces institutions ne pourront accomplir utilement que quelques besognes de second plan et d’ordre auxiliaire : administratif. régulateur, calculateur.

Voline


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