Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. La révolution assassinée

vendredi 17 avril 2009.
 

«  Est-il vrai que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg soient morts  ? Est-il vrai qu’ils aient été tous deux abominablement assassinés  ? Nous voudrions pouvoir douter de l’authenticité de l’atroce nouvelle. Hélas  ! Il semble bien qu’aucun doute n’est permis.  » Le 18 janvier 1919, l’Humanité exprime sa stupéfaction et sa tristesse. «  Par quelle fatale loi faut-il que le sang des martyrs soit nécessairement la semence d’où sortiront les temps nouveaux  ?  » observe Amédée Dunois. Une communauté de destin liait Jean Jaurès, tué par un nationaliste le 31 juillet 1914 au café du Croissant, et les deux dirigeants spartakistes abattus par des membres des Freikorps, à Berlin, ce 15 janvier 1919. Entre ces deux crimes, la Première Guerre mondiale, qu’ensemble ils avaient voulu empêcher, avait décimé toute une génération de jeunes Français et Allemands.

Autant de conditions pour réussir une révolution socialiste

Cette exécution sommaire va frapper à mort la révolution de novembre, qui avait suscité tant d’espoirs dans le mouvement ouvrier, chez les penseurs marxistes. Un haut niveau de développement, une classe ouvrière nombreuse et organisée, un Parti social-démocrate le plus ancien et le plus puissant d’Europe étaient autant de conditions pour réussir une révolution socialiste. Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg n’ont pas été assassinés par des ennemis de classe traditionnels, monarchistes ou nationalistes, leur mort a été commanditée par des dirigeants sociaux-démocrates, des hommes qui peu de temps auparavant siégeaient au Reichstag dans le même groupe parlementaire que Karl Liebknecht.

Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, tous deux nés en 1871, appartenaient à l’aile gauche du SPD, le mouvement spartakiste qui en avril 1917 s’est constitué en une structure autonome, l’USPD («  unabhängig  »  : indépendant). Karl est le fils de Wilhelm Liebknecht, qui fut un dirigeant de la Ligue des communistes aux côtés de Karl Marx et Friedrich Engels à partir de 1847, puis cofondateur du SPD. Avocat, Karl Liebknecht est député au Reichstag. Rosa Luxemburg est née dans une famille juive à Zamosc, en Pologne, à l’époque intégrée à l’Empire russe. Son père est marchand de bois. Brillante élève, elle s’engage en politique dès l’adolescence en intégrant un groupe socialiste clandestin. Après le lycée à Varsovie, Rosa s’installe en Suisse pour échapper aux discriminations antisémites et y poursuivre des études de philosophie et d’économie. Ayant obtenu la nationalité du Reich, elle adhère au SPD, où elle travaille comme journaliste pour la presse socialiste et comme enseignante à l’école du parti.

En août 1914, Karl Liebknecht est le seul député qui se prononce contre la guerre. À la mi-juillet, quelques jours avant l’assassinat de Jean Jaurès, il avait participé à un meeting franco-allemand à Condé-sur-l’Escaut (Nord). Le groupe l’Internationale, du nom de la revue dirigée par Rosa Luxemburg, à l’origine du mouvement spartakiste, mène clandestinement une propagande pacifiste. En mai 1915, un tract popularise un texte de Liebknecht  : «  L’ennemi principal du peuple allemand est en Allemagne  : l’impérialisme allemand, le parti de la guerre allemand, la diplomatie secrète allemande. C’est cet ennemi qu’il s’agit pour le peuple allemand de combattre dans une lutte politique, en collaboration avec le prolétariat des autres pays, dont la lutte est dirigée contre ses propres impérialistes.  » Le 1er mai 1916, les spartakistes réussissent à organiser un rassemblement, le député y prononce un discours antiguerre qui lui vaut la prison jusqu’en 1918. Embastillée à Breslau (aujourd’hui Wroclaw) depuis 1915, Rosa Luxemburg ne retrouvera Berlin que le 10 novembre 1918, au lendemain de l’abdication de Guillaume II et à la veille de l’armistice. Berlin est alors en pleine révolution.

De port en port, la révolte se propage

1918, qui s’achève, a été marquée par une montée de la contestation. Sur le front et dans toutes les contrées sous domination germanique, l’opposition à la guerre est renforcée par la perspective d’une possible défaite. De plus, la révolution russe d’octobre 1917 a un grand écho dans les couches populaires. Depuis Brest-Litovsk, les combats ont cessé à l’Est, des scènes de fraternisation entre soldats allemands et russes inquiètent l’état-major. La chute du tsar affaiblit la position du Kaiser. Pour pouvoir présenter un visage plus avenant aux puissances de l’Entente en vue des négociations de fin de conflit, un nouveau gouvernement présidé par le prince de Bade est constitué avec la participation du SPD.

Mais dans les tranchées, les usines, les quartiers ouvriers aux Mietskasernen surpeuplées et insalubres, la colère monte contre la monarchie, les capitalistes, l’armée et les junkers, l’aristocratie foncière qui domine la vie politique. Un simple ravalement de façade institutionnel suffira-t-il à calmer les attentes  ? Faut-il au contraire un changement révolutionnaire  ? Sur ce débat qui traverse le mouvement ouvrier dans tous les pays, le socialisme allemand va se fracasser au cours d’une confrontation sanglante.

Fin octobre. Les marins de Kiel se mutinent contre l’ordre qui leur a été donné d’entreprendre une sortie contre la flotte anglaise. De port en port, la révolte se propage. Les régions du Sud lui embrayent le pas. Dans de nombreuses villes jusqu’en Bavière, on proclame la République. Sur le modèle des soviets, se sont constitués des conseils d’ouvriers et de soldats (Arbeiter und Soldatenräte) qui se manifestent au grand jour comme des structures délibératives, alternatives au pouvoir qui s’effondre.

Berlin, capitale d’un empire en perdition, vit une situation chaotique. Les tensions politiques tournent à l’affrontement. Défilés d’ouvriers drapeaux rouges déployés soutenant les spartakistes et réclamant le pouvoir des conseils ouvriers, automobiles armées de mitrailleuses en patrouille, soldats en déshérence prêts à se vendre comme mercenaires pour rétablir l’ordre dans les quartiers rouges et qui seront plus tard les premières recrues du parti nazi. On chante l’Internationale et l’hymne socialiste «  frères en avant vers le soleil et la liberté  », mais on ne fait pas que chanter, on se bat aussi, ouvriers contre membres des corps francs mais aussi entre sociaux-démocrates et spartakistes.

Face à l’armée, le courage des révolutionnaires ne suffira pas

Signe de cette division, le 9 novembre, la République est proclamée deux fois  : le social-démocrate Philipp Scheidemann, au Reichstag, annonce la «  République allemande  », prenant de vitesse Karl Liebknecht, qui du balcon du château de Hohenzollern lance devant la foule enthousiaste «  Vive la République socialiste et libre  !  ». Deux options vont s’avérer inconciliables. Le pouvoir aux conseils et le socialisme défendu par le Parti communiste allemand (KPD), qui naît le 1er janvier 1919, les spartakistes en formant la composante essentielle. En face, la social-démocratie choisit l’alliance avec l’armée pour réprimer l’aile révolutionnaire. Dans un télégramme aux troupes, le maréchal Hindenburg annonce que le haut commandement est disposé à agir avec Ebert pour empêcher l’extension du bolchevisme en Allemagne. Le 10 novembre, une assemblée des conseils ouvriers et soldats n’apporte pas au camp de la révolution le soutien attendu. La majorité souhaite la fin de la guerre fratricide dans le camp ouvrier.

Début janvier, la destitution du préfet de police Emil Eichhorn, membre de l’USPD, va être l’occasion saisie par le gouvernement pour écraser la révolution. 150 000 manifestants défilent en soutien à Eichhorn à l’appel du Parti communiste et de l’USPD. Face à l’armée, le courage des révolutionnaires ne suffira pas. Du 6 au 15 janvier, la troupe sous les ordres de Gustav Noske se livre à un massacre, les révolutionnaires arrêtés sont abattus sur place. Noske, ministre de la Guerre et dirigeant du SPD, avait déclaré  : «  Il faut que quelqu’un fasse le chien sanguinaire  : je n’ai pas peur des responsabilités.  »

Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht refusent d’abandonner les ouvriers berlinois. Arrêtés, emmenés à l’hôtel Eden, ils sont mis à mort par les nervis des corps francs, dirigés par le commandant Waldemar Pabst aux ordres de Noske. Assommée à coups de crosse, Rosa Luxemburg est jetée dans le Landwehrkanal, Karl Liebknecht est abattu dans le Tiergarten.

La semaine sanglante frappe le monde ouvrier de stupeur. Mais la révolution continue dans les régions. À Brême, déclarée «  république socialiste  », les affrontements avec l’armée font une centaine de morts. Dans la Ruhr, les ouvriers veulent socialiser les charbonnages et occupent le siège du patronat à Essen. Et partout, le ministre SPD réplique par la terreur (tirs sur la foule, exécutions sommaires…).

Les spartakistes ont mal apprécié le rapport de forces et commis des erreurs tactiques. Dans les deux articles publiés par Die Rote Fahne la veille et le jour même de leur disparition, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg analysent lucidement leur échec. Mais c’est bien le SPD qui porte devant l’Histoire l’immense responsabilité d’avoir creusé dans la gauche allemande une fracture irrémédiable qui contribuera quelques années plus tard à son incapacité à faire front contre la montée du nazisme. Et avec quelles conséquences  !

Poursuivre la lecture avec  : - Histoire de l’Allemagne contemporaine, de Gilbert Badia, deux volumes. Éditions sociales, 1987. - Lettres et textes choisis, de Rosa Luxemburg. Le Temps des cerises, 2014. - Rosa Luxemburg, l’étincelle incendiaire, de Michael Löwy. Le Temps des cerises, 2018. - Alfred Döblin, Novembre 1918, Agone, 2010. Jean-Paul Piérot


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message