ÉTATS-UNIS Le labyrinthe de l’injustice : les femmes autochtones sans protection face aux violences sexuelles (rapport d’Amnesty International)

jeudi 9 août 2007.
 

Mettre fin aux injustices –

Faire entendre la voix des femmes autochtones

AMNESTY INTERNATIONAL

Document public

Index AI : AMR 51/059/2007

Avril 2007

ÉFAI

« Le droit de vivre dans un monde sans violence est au cœur des principes régissant nombre de gouvernements et de cultures autochtones. La prolifération des violences sexuelles contre les femmes amérindiennes aux États-Unis est le reflet d’une rupture fondamentale avec les normes culturelles et juridiques qui ont garanti la protection des Amérindiennes depuis des temps immémoriaux. »

Sarah Deer (Mvskoke), Tribal Law Journal volume 4.

« Une nation n’est pas conquise tant que le cœur de ses femmes n’est pas à terre. »

Proverbe Cheyenne.

En 2003, deux hommes blancs ont violé, battu et jeté du haut d’un pont une femme amérindienne. Elle a subi de graves blessures mais a survécu. L’instigateur de ces actes et son complice ont été respectivement condamnés à soixante et à dix ans d’emprisonnement. Cependant, lorsque cette affaire avait été jugée une première fois devant une cour d’État, les jurés n’avaient pas réussi à se mettre d’accord sur la décision à rendre. Lorsqu’il leur a été demandé pourquoi, l’un d’eux a déclaré : « C’était juste une Indienne alcoolique de plus. »

Aux États-Unis, les violences sexuelles contre les femmes autochtones sont très répandues. D’après les statistiques du gouvernement, les femmes amérindiennes et autochtones de l’Alaska courent 2,5 fois plus de risques d’être violées ou victimes d’une autre forme d’agression sexuelle que les femmes américaines en général. Cette violence est généralement passée sous silence, et lorsqu’elle est reconnue, la responsabilité en est souvent rejetée sur la victime ou sur la société autochtone dans son ensemble.

Les autorités américaines n’ont pas pris les mesures nécessaires face aux menaces qui pèsent sur les femmes autochtones. D’autre part, ainsi que l’ont souligné certaines organisations, les politiques et les pratiques fédérales empêchent les Amérindiennes ou autochtones de l’Alaska de bénéficier des systèmes de protection mis à la disposition des autres femmes aux États-Unis.

Ainsi, le gouvernement fédéral a largement sous-financé les forces de police, les tribunaux et les services médicaux autochtones, auprès de qui les femmes de centaines de communautés amérindiennes et autochtones de l’Alaska viennent en premier lieu chercher de l’aide. Les cours fédérales et des États n’ont pas engagé de poursuites contre des violeurs de femmes autochtones, alors que la loi interdit aux cours tribales de prononcer des peines supérieures à un an d’emprisonnement, quelle que soit la gravité du crime commis, et de poursuivre des suspects non autochtones.

Le gouvernement fédéral n’a pas apporté un soutien et un financement adéquats aux services d’assistance. Les femmes amérindiennes et autochtones d’Alaska victimes de violences sexuelles doivent avoir accès à des services d’assistance adaptés à leur culture, conçus et supervisés par des femmes autochtones.

Des mesures doivent être prises d’urgence pour mettre fin aux violences sexuelles commises contre les femmes autochtones aux États-Unis. Mais ces mesures doivent être élaborées en se basant sur l’analyse et sur les faits, et non sur des préjugés et des suppositions. Des organisations de femmes autochtones et des autorités tribales ont fait des propositions concrètes pour contribuer à mettre un terme à ces atteintes aux droits humains, mais le gouvernement fédéral n’a pris aucune mesure.

Des crimes cachés

« Jeunes ou âgées, les femmes amérindiennes sont traitées sans aucun respect, de la façon la plus humiliante qui soit. Elles vivent et meurent sans obtenir justice, en redoutant que leurs petites-filles ne connaissent à leur tour la violence dont elles ont été victimes. »

Sacred Circle (cercle sacré), témoignage concernant la Loi relative à la violence

contre les femmes.

Bien que les statistiques disponibles soient déjà consternantes, elles ne représentent qu’une partie des violences sexuelles subies par les femmes autochtones de l’Amérique et de l’Alaska. Les victimes hésitent généralement à se manifester car elles craignent des atteintes à leur vie privée, une vengeance de leur agresseur, ou encore un déni de justice. Pour les Amérindiennes et les autochtones de l’Alaska, les abus passés des organismes gouvernementaux, au niveau fédéral comme au niveau des États, ainsi que les dysfonctionnements notoires de la justice, peuvent être d’autres raisons de ne pas signaler des actes de violence sexuelle. Une travailleuse sociale a déclaré à Amnesty International : « Les femmes ne signalent pas les agressions parce que cela ne change rien. »

Les données recueillies au sujet de la violence contre les femmes autochtones aux États-Unis sont très disparates. Par exemple, il n’existe aucune comparaison entre le nombre d’agressions commises sur des terres tribales et celles commises ailleurs. Toutefois, les éléments d’information disponibles semblent indiquer que la situation des femmes autochtones diffère sensiblement de celles des autres femmes. Ces différences doivent être mieux comprises et faire l’objet de mesures adéquates. Ainsi, les statistiques tendent à indiquer que les victimes de viol amérindiennes et autochtones de l’Alaska présentent souvent plus de blessures que d’autres victimes de viol. Selon le département de la Justice des États-Unis, dans 86 p. cent des cas signalés de viol ou d’agression sexuelle visant des femmes amérindiennes ou des femmes autochtones de l’Alaska, la victime indique que l’acte a été commis par un homme non autochtone. En revanche, pour ce qui est des femmes non autochtones, les statistiques indiquent que les violences sexuelles sont commises en majorité par des agresseurs ayant des origines identiques à celles de la victime.

Les séquelles de l’histoire

« Les agressions sexuelles et la violence contre les femmes amérindiennes ne sont pas fortuites. C’est dans le passé qu’il faut en rechercher les causes. »

Jacqueline Agtuca, lors de la Conférence des femmes autochtones de l’Alaska

(Anchorage, Alaska, 24 mai 2005).

Les spécialistes contemporains s’accordent généralement à dire qu’avant la colonisation, les femmes occupaient des positions élevées au sein des sociétés autochtones d’Amérique du Nord. Les violences contre les femmes étaient rares. Lorsqu’elles survenaient, les responsables étaient sévèrement punis. Après la colonisation, ce schéma a été bouleversé.

« Les écrits du début de l’ère coloniale portant sur les Cherokees ont mis en évidence deux caractéristiques mal perçues par les Européens de l’époque : l’équité sociale des femmes et la propriété commune. »

Steve Russell (Cherokee), "The Cherokee Nation", Eating Fire, Tasting Blood, 2006.

Lorsque les peuples autochtones ont été expulsés de leurs terres, les femmes autochtones ont subi des viols et d’autres formes de violences sexuelles de la part des forces gouvernementales et des colons. Les programmes d’assimilation forcée, et le renversement d’un grand nombre d’institutions et de traditions autochtones ont porté atteinte au statut de la femme autochtone au sein de son propre peuple.

« Tout au long de leur éducation, il était inculqué aux Wincincala ki (filles) qu’elles étaient sacrées. Par conséquent, elles intégraient cette croyance, qui influait sur la manière dont elles se comportaient. Adultes, elles devenaient des femmes fortes et confiantes au sein de la tribu. Le monde a changé et les femmes Lakota aussi. »

Mary Black Bonnet (Sicangu Lakota), "Winyan Wakan", Eating Fire, Tasting Blood, 2006

« … il faut admettre que la propagation délibérée de maladies, la décimation des troupeaux de bisons énormes, l’usage de l’alcool, ce poison qui détruit l’esprit et le corps, et les homicides lâches de femmes et d’enfants ont représenté une tragédie tellement horrible qu’il serait simpliste de la justifier uniquement comme la conséquence inévitable de différents modes de vie en confrontation…

De même, les conséquences de la guerre ne devaient pas nécessairement inclure les actes vains et destructeurs visant à anéantir les cultures indiennes... Pour apaiser la situation, ces erreurs doivent être reconnues. »

Kevin Gover, alors secrétaire adjoint chargé des affaires indiennes au département américain de l’Intérieur. Cérémonie du 175e anniversaire du Conseil des affaires indiennes, 8 septembre 2000.

Les violations commises contre les femmes autochtones n’ont pas eu lieu uniquement au début de la colonisation des États-Unis. Dans les années 1970, des milliers de femmes autochtones ont été stérilisées sans raison médicale légitime et sans leur consentement libre et éclairé. Certains stéréotypes déshumanisants sur les femmes autochtones existent toujours dans la culture populaire des États-Unis d’aujourd’hui.

La persistance de tels stéréotypes influe également sur les comportements et les réactions des policiers vis-à-vis des femmes autochtones qui viennent signaler des violences sexuelles. Le manque de formation des policiers sur les normes et les pratiques culturelles peut constituer un obstacle à la bonne communication entre les agents de la force publique et les personnes autochtones. De surcroît, les policiers sont souvent insuffisamment formés aux questions relatives à la juridiction et à la manière efficace de répondre aux victimes et d’enquêter sur les viols et les autres formes de violences sexuelles. Les agents de la force publique doivent recevoir une formation afin de réagir correctement, en tenant compte des différences existant entre les tribus, et notamment des barrières de langage potentielles.

« Il serait bon que les policiers américains ne faisant pas partie de la population autochtone reçoivent une formation sur la manière de travailler avec les personnes amérindiennes pour comprendre les normes culturelles, comme le fait qu’il convient de ne pas regarder des personnes plus âgées directement dans les yeux. Les policiers trouvent suspect que les Amérindiens ne les regardent pas dans les yeux, car ils ne comprennent pas ce comportement. Le Bureau des affaires indiennes pourrait demander l’application de normes en matière de formation au respect des spécificités culturelles. »

Juskwa Burnett, travailleuse sociale œuvrant auprès de victimes amérindiennes

de la violence sexuelle, mai 2005.

Les populations autochtones aux États-Unis

« Il semble que la population américaine connaisse très mal les Amérindiens d’aujourd’hui. La plupart des gens n’ont encore à l’esprit que des stéréotypes. »

Louise Erdrich (Anishinaabe)

http://www.english.uiuc.edu/maps/po....

« Beaucoup de jeunes Indiens ont certaines notions concernant leur identité tribale, mais la vision que les personnes non autochtones ont d’eux les renvoie à une identité différente. Combien de fois avons-nous entendu des remarques telles que "Tu ne ressembles pas à un Indien", "Comment se fait-il que tu n’aies pas les cheveux noirs ?", "Est-ce que tu as un tipi dans ton jardin ?" ou encore "J’ai tout de suite deviné que tu étais indien parce que tu es d’une grande spiritualité". Nous sommes mitraillés de représentations hollywoodiennes et de clichés sur les Indiens. Si nous ne portons pas de perles, de plumes et d’ornements en turquoise, les non-autochtones ne nous perçoivent pas comme de véritables Indiens. »

Carolyn Dunn et Cindi Alvitre "Performing Nation, Performing Identity",

Eating Fire, Tasting Blood, 2006.

Il existe plus de 550 tribus amérindiennes et autochtones de l’Alaska reconnues par le gouvernement fédéral aux États-Unis. Aux termes du droit américain, ces tribus sont souveraines. Elles sont responsables de leurs administrés et de leurs terres, et entretiennent des relations de gouvernement à gouvernement entre elles et avec le gouvernement fédéral des États-Unis.

Toutefois, certains peuples autochtones des États-Unis et de ses territoires d’outre-mer n’ont pas obtenu ce statut, à commencer par les peuples autochtones d’Hawaii.

Selon le recensement américain de 2000, on estime à 4,1 millions les personnes amérindiennes et autochtones de l’Alaska qui vivent actuellement aux États-Unis, ce qui représente environ 1,5 p. cent de l’ensemble de la population. Plus de 250 langues autochtones sont parlées dans le pays.

Une responsabilité légale unique

« Le gouvernement fédéral a une responsabilité importante dans l’application des lois sur la plupart des terres indiennes, mais les systèmes de justice tribale constituent fondamentalement les institutions les mieux adaptées pour le maintien de l’ordre dans les communautés tribales. En effet, il s’agit d’institutions locales, proches de la population. Si ces institutions bénéficient de ressources et de formation adaptées, elles sont les plus à même de prévenir les crimes et de maintenir l’ordre public. Dans le cadre de sa responsabilité de tutelle des nations indiennes, le gouvernement fédéral ne doit pas seulement déployer des agents de la force publique sur les terres indiennes, mais aussi améliorer les systèmes judiciaires tribaux. »

Janet Reno, ancienne ministre de la Justice américaine.

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Compte tenu des liens juridiques qui existent entre le gouvernement fédéral des États-Unis et les nations tribales (trust responsibility, responsabilité de tutelle), le gouvernement américain se trouve dans l’obligation légale de garantir la protection des droits et du bien-être des populations amérindiennes et autochtones de l’Alaska. Cette responsabilité fédérale est définie dans des traités signés par les nations tribales et par le gouvernement fédéral, et reprise dans la loi fédérale, les décisions de justice et les politiques fédérales. Elle inclut la garantie de la souveraineté de chaque gouvernement tribal.

Le gouvernement fédéral doit respecter cette responsabilité en simplifiant le système juridique, dont la complexité fait entrave à la justice, et doit empêcher l’affaiblissement de l’autorité tribale et le sous-financement des organes d’application des lois et des systèmes judiciaires tribaux.

Un engagement à respecter

« Notez également que j’ai insisté sur le fait que nous possédons des solutions au niveau de la communauté autochtone. Les valeurs des Cherokees, notamment l’entraide et le rapport à la terre, peuvent servir à la résolution des problèmes actuels. »

Wilma Mankiller (Cherokee)

http://www.alumni.utah.edu/continuu....

En 2005, la Loi relative à la violence contre les femmes a été modifiée afin d’y intégrer pour la première fois des mesures spécifiques visant la protection des femmes amérindiennes et autochtones de l’Alaska. Ces changements historiques ont été le fruit d’un combat mené de longue date par les gouvernements tribaux et les organisations de femmes autochtones.

« Le Congrès établit que :

• les tribus indiennes requièrent des ressources supplémentaires en matière de justice pénale et de services aux victimes afin de lutter contre les agressions violentes dont sont victimes les femmes, et

• le lien juridique particulier qui existe entre les États-Unis et les tribus indiennes suppose une responsabilité de tutelle fédérale visant à aider les gouvernements tribaux à préserver les vies des femmes indiennes. »

Loi relative à la violence contre les femmes (2005), Section 901, Conclusions.

Les nouvelles dispositions de la Loi relative à la violence contre les femmes prévoient de consacrer des fonds à des programmes de lutte contre la violence et à des services aux victimes dans les terres tribales. La Loi charge le ministre de la Justice de mener une étude nationale sur la violence contre les femmes amérindiennes et autochtones de l’Alaska, et d’évaluer l’efficacité des mesures prises au niveau tribal, fédéral, local et au niveau de l’État. En outre, la Loi exige qu’une autre étude soit réalisée sur l’incidence des blessures et des homicides de femmes amérindiennes liés aux violences sexuelles et domestiques, et sur les coûts des services de santé qui en résultent.

La mise en œuvre de la Loi relative à la violence contre les femmes permettra d’évaluer comment le gouvernement américain respecte son engagement d’aider les autorités et institutions tribales en vue de mettre un terme aux violences contre les femmes amérindiennes et autochtones de l’Alaska. Toutefois, en février 2007, les fonds nécessaires à la mise œuvre de ces dispositions n’étaient toujours pas disponibles. Il ne faut pas laisser le gouvernement fédéral manquer une fois de plus à ses promesses vis-à-vis des populations amérindiennes et autochtones de l’Alaska.

Recommandations clés

Le gouvernement fédéral et les gouvernements des États doivent travailler en consultation et en coopération avec les nations tribales, et en particulier avec les femmes autochtones, pour mettre en place des plans d’action de lutte contre les violences dont ces femmes sont victimes.

Les autorités fédérales, des États et des tribus doivent, en consultation avec les populations autochtones, recueillir et publier des données détaillées et exhaustives sur les viols et les autres formes de violences sexuelles, en précisant notamment l’origine des victimes, celle des auteurs des violences, et les endroits où les faits ont eu lieu. Ces données devront également indiquer le nombre d’affaires ayant fait l’objet de poursuites judiciaires, le nombre d’affaires n’ayant pas donné lieu à des poursuites et les motifs pour lesquels le procureur n’a pas engagé de poursuites.


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