Souveraineté populaire : de quoi parle-t-on ? Notions

jeudi 9 avril 2009.
 

Par Florence Gauthier, ICT-Université Paris 7-Denis Diderot

Ce qui concerne tout le monde doit être approuvé par tous.

En France aujourd’hui, du fait de notre constitution politique, nous sommes soumis à un despotisme que le président de la République est en train de transformer en tyrannie, en restant sourd aux cris du peuple comme à ses manifestations diverses de résistance, manifestations qui montent en puissance depuis maintenant trois mois. Ces tendances despotiques et tyranniques sont relayées et renforcées par le système européen, qui opère par diktats pour imposer la « globalisation », qui n’est autre que la soumission volontaire à l’impérialisme des multinationales, façonnées sur le modèle des Etats-Unis. Le système européen qui sert de relais à cette « mondialisation », refuse lui aussi d’entendre le Non ! des peuples, qui se sont exprimés contre le projet de constitution. Résultat, ce système est en état de violation de la souveraineté populaire et donc en état d’illégitimité et d’illégalité depuis 2005. La crise financière, économique, sociale est utilisée comme prétexte pour mettre la politique au service des banques et accélérer, ce qu’en France, notre chef de gouvernement appelle les « réformes pour lesquelles j’ai été élu », réformes qui ne sont autres que la continuation de l’entreprise de démolition, qui a débuté il y a plus de 30 ans, des protections sociales mises en place à partir de 1946, sous les formes principales d’une désindustrialisation du pays et de la casse des services publics. Les coups portés, que l’on peut mesurer à la montée spectaculaire de la misère, de la pauvreté, du chômage, et la perspective de leur accroissement quasi quotidien, ont fait réapparaître à grande échelle peur et démoralisation, qui nourrissent ce que La Boëtie a appelé la Servitude volontaire, texte qu’il a écrit contre les tyrannies de son époque (1).

Les formes actuelles de la servitude volontaire

C’est la servilité des peuples qui est responsable de la servitude volontaire, écrit La Boëtie, et c’est encore leur lâcheté qui donne sa force au tyran. La Boëtie cherche à comprendre les moyens par lesquels les tyrans entretiennent les peuples dans cette servilité –cette aliénation choisira-t-on de dire plus tard- et les trouve principalement dans l’ignorance et la corruption des mœurs. Ces moyens n’ont malheureusement rien perdu de leur actualité et notre président de la République s’est aussi fait remarquer, en étalant son mépris pour la culture et l’Ecole, de la maternelle à l’enseignement supérieur. Quant à la corruption des mœurs, elle a déjà pris depuis longtemps la forme principale suivante : pour être considéré comme un bon élément digne de susciter l’intérêt des « supérieurs », il faut avoir fait la preuve que l’on était capable de se comporter comme un « salaud », au sens sartrien du terme. C’est, par exemple, ce que la loi LRU prévoit dans la « gouvernance » -selon la langue despotique de nos tyrans- des universités pour y provoquer « la guerre de tous contre tous », selon la formule hobbesienne (2) remise à la mode depuis les années 1940.

Reprenons La Boëtie qui poursuit sur les moyens de recouvrer la liberté : on peut surmonter cette servitude volontaire par la résistance, on a le pouvoir de se réapproprier le droit de résistance à l’oppression, ce droit qui a permis de penser la souveraineté populaire et d’en faire le principe constituant des théories démocratiques modernes, que l’on est en train, aujourd’hui, de piétiner.

A quoi peut servir le rappel historique que je vais tenter de vous présenter ? à satisfaire un goût exotique pour les antiquités ? Non, par contre, je pense que l’histoire a partie liée avec la politique, à condition qu’elle reste indépendante, s’appuie sur une méthode scientifique et refuse d’être « la servante du présent ». L’histoire peut nous aider à penser ou repenser des questions qui se sont posées dans le passé, qui se reposent dans le présent de façon nouvelle, et nous aider à les mieux comprendre par comparaison et à les actualiser.

De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque les termes de « souveraineté populaire » comme droit des peuples et principe premier de la liberté politique ?

On parle d’une perspective historique qui met en scène les luttes contre l’esclavage, le servage, le salariat et son cortège de misère et de chômage. Et ces luttes ont duré plusieurs siècles avant que l’on ait pu rendre cette idée de souveraineté populaire claire.

J’évoquerai deux moments de cet accouchement difficile. Le premier moment s’est approché de cette notion en la concevant comme simple participation. Le second en a fait le fondement d’une théorie politique bien précise, mais qui est noyée aujourd’hui sous le terme vague de « républicanisme », comme s’il n’y en avait qu’un seul.

I- La liberté civile et politique contre l’esclavage et le servage ou de Spartacus à Marcile de Padoue

L’empire romain fondé sur l’esclavage a été renversé et détruit par les invasions barbares sur une longue période. La lutte n’avait pas été facile. Les Barbares ont introduit des cultures et des mœurs très différentes de celles des Romains, et en particulier une conception de la participation des soldats à l’élection des chefs militaires et d’un peuple à celle des rois. Ce furent les premières expressions de cette affirmation des droits d’un peuple au contrôle du pouvoir politique, sous forme du choix d’un chef qui prend ensuite les décisions.

À partir du XI e siècle, il se produisit une transformation essentielle dans la forme de la société féodale, lorsque les paysans asservis se révoltèrent, pour se libérer du servage cette fois, et négocièrent avec les seigneurs et les rois les termes de leur nouveau contrat.

Du XIe au XIVe siècle, la libération du servage multiplia les exigences populaires en termes de droit. Un exemple : les communautés villageoises et urbaines, comme les corps de métiers, obtinrent la personnalité juridique et la prise en compte, dans les procès, de leur conception particulière du droit. Ces groupes furent institutionnalisés avec le droit pour chaque membre de participer aux délibérations et aux décisions du corps ou de la communauté. On notera que la conception du droit est ici à la fois individuelle pour chaque membre et collective pour le corps, de la même manière que les pratiques paysannes sur les biens communaux comme bois, rivières, pâturages et autres, étaient possédés en commun et distribués sous forme de droits d’usage individuels, à chaque habitant (3).

Je me permets de souligner que des thèses mises à la mode, de nos jours, opposent « holisme » et « individualisme » (4), c’est-à-dire un collectivisme niant l’individualisme et qualifié d’arriéré contre un individualisme paré de toutes les vertus : ces thèses se présentent elles-mêmes comme les nouvelles clefs de l’histoire des sociétés, mais sont, en réalité, fantaisistes par simplification outrée. Dans les exemples plurimillénaires que je viens de rappeler, les droits individuels et collectifs fonctionnent ensemble et se complètent. La part du « holisme » et celle de « l’individualisme », loin de se faire la guerre, vivent ensemble et de façon harmonieuse.

Le surgissement du droit naturel au XIIe siècle

Reprenons notre propos. Ce fut au XIIe siècle encore que des juristes ont inventé le concept de droit naturel (5). Cette notion de droit naturel fut une invention géniale parce que ses inventeurs cherchaient un mode de penser qui leur permettrait d’échapper aux deux formes de despotismes de leur époque : le droit divin, celui de l’Eglise et de son dogmatisme doctrinal, et le droit humain, celui des rois, ou si l’on préfère le droit positif de l’époque. Ce champ nouveau du droit naturel était celui du sentiment de justice, de réparation et de protection que tout individu ressent dès lors qu’il est victime d’une injustice. C’était un choix qui relevait du sens commun de tout un chacun. C’était aussi un champ sensible et éthique au départ qui se rationalisa ensuite en termes de droit, c’est-à-dire en théorie pour l’action politique.

Le droit à la vie, à l’existence et aux moyens de les conserver

Voici un exemple d’injustice qui a provoqué un débat de fond qui dure encore, celui de la misère et de la pauvreté. Ce débat s’est développé en direction du droit à la vie, du droit à l’existence et aux moyens de la conserver et a rouvert le débat sur le droit de propriété. Au fond, la question est celle de l’exclusion, dans des formes renouvelées, des classes opprimées de la société et de ses lois. Les travailleurs et les chômeurs ne peuvent travailler ou vivre qu’avec la permission de ceux qui possèdent les moyens de travail et les richesses (6).

Le débat porte sur ce point : la vie d’un être humain dépend-elle de la permission d’un autre ? La réponse faite au XIIe siècle fut la suivante : la liberté selon le droit naturel est le propre de l’humain et consiste, précisément, à ne pas dépendre d’un autre homme. Le débat sur le droit de propriété va se lier à la question de la laïcité. Voyons de plus près. Au XIVe siècle, le pape Jean XXII prit le parti de la défense exclusive du droit de propriété privée contre les ordres mendiants, qui étaient alors parvenus à contraindre, par la loi, les riches à donner une part de leur superflu aux pauvres. Le pape voulait remplacer cette loi par la charité. Grand débat. Le pape avance la thèse selon laquelle Dieu, lorsqu’il a chassé Adam et Eve du Paradis, a donné la propriété du monde et le pouvoir de l’administrer en propriété privée à Adam qui les a transmis à son fils, ce qui justifie ainsi l’existence d’une classe de propriétaires exclusifs des biens et du pouvoir politique. Voici comment le péché originel est devenu l’origine mythique de l’existence de cette classe dominante.

Droit divin et histoire divine ou droit humain et histoire humaine ?

Les défenseurs des droits des exclus sont allés très loin pour répondre au pape : ils en vinrent à rompre avec cette histoire sacrée du péché originel qu’ils remplacèrent par une histoire des débuts des sociétés humaines. Ils inventèrent un nouveau mythe, un nouveau récit qui racontait qu’avant le péché originel, le monde existait et que tout y était commun et donc partageable. Ils allèrent jusqu’à opposer, en la renouvelant, la notion de « nature » au « Dieu de la Bible » et affirmèrent que la « nature » existait avant « la chute » et qu’elle continuerait d’exister, « même si Dieu n’existait pas » (7).

Nous avons ici un exemple remarquable de gens qui, prenant la défense concrète des misérables, en sont venus à initier une pensée qui échappait à une théologie précise, refusaient le dogmatisme doctrinal, ont trouvé une réponse cohérente et préparé ce qui deviendra la laïcité. Le courant de pensée du droit naturel nous intéresse parce qu’il a réussi à choisir son champ d’intervention et à forger des mots, des notions, des idées, des argumentations qui réfutent ceux de l’adversaire, en construisant une avancée pour l’humanité dans le champ de la théorie de l’action.

Et nous aujourd’hui : dogmatisme doctrinal de Bruxelles ou reprise des droits des peuples à leur souveraineté ?

Nous avons à faire le même travail pour déstabiliser la langue, aujourd’hui toute puissante qu’utilisent nos tyrans aux niveaux national, européen et mondial. Ce langage despotique de la mondialisation se retrouve dans toutes les langues et dans tous les médias, sauf exception trop rares, et nous en sommes victimes en l’employant : par exemple « économie de marché » pour dire « capitalisme », « mondialisation » au lieu « d’impérialisme », « Etat » -avec une majuscule de majesté, s’il vous plaît !- à la place de « gouvernement », « Etat de droit » au lieu de « république démocratique », « réformes-pour-lesquelles-j’ai-été-élu » pour dire destruction des protections sociales, etc. Il est pourtant indispensable de ne plus parler ce langage et d’en créer un autre qui déstabilise l’adversaire, le délégitime et l’oblige à se mettre sur la défensive (8).

Pendant toute la période du Moyen-âge, la monarchie reconnaissait que le peuple avait son mot à dire, mais au niveau limité du conseil du roi, car, seul le roi avait le pouvoir de convoquer ce conseil. Par ailleurs, le roi régnait sur une mosaïque de corps et communautés qui vivaient enfermés sur eux-mêmes et pouvaient même avoir des pratiques démocratiques, mais ni la souveraineté populaire ni ces pratiques démocratiques n’étaient reconnues comme des principes constituant la société politique. C’était bien le roi qui exerçait, seul, le pouvoir politique par excellence, le pouvoir souverain de décision (9).

Ces formes de la société médiévale ont des traits communs à nos formes de tyrannies actuelles. La Commission de Bruxelles, qui n’est pas élue, prend les décisions, tandis que le Parlement européen, qui est élu en faisant référence à un « peuple européen » qui, lui, n’existe pas, n’a qu’un rôle secondaire de conseil. La politique de communautarisme tant vantée par les Etats-Unis, l’Europe, les nouveaux philosophes et les médias, ressemble beaucoup au corporatisme médiéval. La division en ghettos, selon l’appartenance religieuse, la couleur de l’épiderme, le sexe et autre…, a pour effet d’anéantir l’existence d’un peuple et de sa souveraineté. C’est une méthode qui a également été utilisée par tous les colonialismes européens depuis le XVIe siècle, en dressant des ethnies, quitte à les inventer, les unes contre les autres.

II- La liberté civile, politique et cosmopolitique contre l’impérialisme ou de Vitoria à Kant

Voyons maintenant le second moment qui a permis de concevoir la souveraineté populaire comme le fondement d’une république démocratique. Cela s’est produit à l’occasion d’un événement historique considérable : la découverte de l’Amérique suivie de son pillage et de la destruction des Sociétés dites indiennes. Tous ces crimes contre l’humanité ont provoqué une réaction d’indignation qui a pris la forme de l’invention des droits de l’humanité, accompagnée du devoir de les défendre à travers une théorie politique et cosmopolitique à la fois. Ces crimes ayant été commis avec la complicité du droit divin de l’Eglise et du droit humain des rois, cette théorie a repris le champ libre du droit naturel. Elle redéfinit pour la première fois l’humanité, non plus comme un privilège réservé à un groupe lié par un trait culturel donné (langue, territoire, histoire ou autre), mais par le fait de son existence en tant que genre humain tout entier.

La doctrine des droits de l’humanité

La mise en esclavage des Indiens fit naître la doctrine des droits de l’humanité sous la forme suivante : l’être humain est fait pour vivre libre ; il naît libre et non esclave et doit être protégé par la puissance publique. La liberté ici est conçue par opposition à l’esclavage, ou à d’autres formes de domination de l’homme par l’homme : c’est le droit naturel de tout être humain. Ce droit de liberté est donc universel, ce qui veut dire tout simplement qu’il est réciproque. Cette réciprocité du droit impose donc des limites : si j’ai des droits, je dois respecter ces mêmes droits chez les autres. Ces droits individuels doivent être protégés par la puissance publique, ce qui débouche sur une théorie politique nouvelle qui impose des principes de nature constituante, limitant l’exercice des pouvoirs publics, ce qui deviendra ultérieurement la fonction même de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en tête de la constitution (10).

La destruction des sociétés indiennes a suscité une conscience critique de la conquête et du colonialisme, dès son apparition, sur cet immense continent qui allait être livré aux appétits impérialistes d’une poignée d’Européens. L’École de Salamanque a élaboré les principes de base d’une théorie de la souveraineté des peuples dont voici les traits principaux (11). En application de la nouvelle définition de l’humanité une -et non hiérarchisée en maîtres et en esclaves-, les droits des peuples à leur territoire à leur droit de souveraineté et aux formes diverses de leurs cultures et de leurs droits civil et public sont affirmés, afin de délégitimer les crimes des conquistadors.

L’École de Salamanque et les droits des peuples

L’École de Salamanque a ainsi jeté les fondements d’une théorie des droits des peuples à l’échelle mondiale, afin de les protéger de ce qu’elle a appelé « la barbarie européenne », c’est-à-dire la conquête impérialiste de l’Amérique. Cette théorie a repris l’expression « droit des gens » , héritée des Romains, mais l’a complètement transformée en introduisant la notion de droit naturel des peuples à résister à l’oppression colonialiste. À la lumière de cette conscience critique de la barbarie européenne, deux conceptions antagonistes de l’anthropologie se sont précisées, une qui oppose « civilisation et barbarie », celle des impérialistes, et une autre issue de l’École de Salamanque qui oppose « liberté à esclavage » et cherche à unir la conscience critique européenne à la défense des droits des peuples à leur souveraineté, dans une alliance anti-conquérante, anti-colonialiste et anti-impérialiste (12).

Aujourd’hui, on peut entendre que l’idée des droits de l’humanité ne serait qu’une élucubration fabriquée par des Occidentaux afin de justifier leurs exactions conquérantes. Cette affirmation est mensongère ou fantaisiste et, en tout cas, ignorante de cette histoire qui nous montre, au contraire, comment une théorie de la souveraineté des peuples à l’échelle mondiale a pu apparaître au XVIe siècle, dans un contexte historique précis.

Les Révolutions d’Angleterre au XVIIe siècle

Cette théorie d’un droit cosmopolitique des peuples à leur indépendance s’est développée ultérieurement, au XVII e siècle, à l’occasion de la Révolution hollandaise, qui a duré plus de cent ans, pour se libérer de l’occupation espagnole. Elle a été redéployée par Grotius dans son œuvre théorique de juriste. Et puis encore, en Angleterre, à l’occasion de la Première Révolution de 1640-1660, où elle connut un renouveau significatif lorsqu’un courant démocratique mena campagne en faveur d’une constitution démocratique, fondée sur le principe de la souveraineté populaire et précédée d’une déclaration des droits naturels de l’humanité. Ces démocrates anglais furent combattus par Cromwell et la gentry puritaine qui refusaient les droits du peuple. Cromwell les insulta en les nommant Niveleurs : ceux qui veulent niveler, insulte qui court encore contre le principe de l’égalité en droits. On oppose ainsi de façon fallacieuse la liberté à l’égalité, en reprenant l’insulte cromwellienne et en affectant d’ignorer que le terme égalité signifie réciprocité du droit.

Cromwell n’a pas seulement insulté les démocrates anglais, mais leur a fait la guerre et les a jetés en prison. Cette révolution démocratique anglaise échoua, mais laissa sa trace dans la théorie politique anglaise du XVIIe siècle qui fut capable de résoudre le problème que posait le rapport public entre le peuple et le gouvernement et de donner une assise claire au principe constituant de souveraineté populaire (13). Ce fut Locke qui opéra cette synthèse, voici comment.

Les membres d’une société politique, ou république, sont entre eux dans un rapport d’égalité en droits. Les pouvoirs publics doivent être séparés et hiérarchisés, le législatif étant supérieur à l’exécutif, car en effet, le législatif est formé de députés élus par les citoyens, ce qui représente le pouvoir suprême, parce qu’il est l’expression même du niveau de la conscience de la société, tandis que l’exécutif n’est qu’un agent chargé d’exécuter les lois, et doit être contrôlé pour ne pas les modifier au passage. On touche du doigt ce qui fait la dangerosité spécifique de l’exécutif : sa prétention à prendre la place du législatif soit indirectement en modifiant la loi lorsqu’elle est exécutée ou bien en ne l’appliquant pas, soit directement comme dans notre constitution actuelle où le pouvoir exécutif supplante institutionnellement le législatif.

Quel est le rapport entre les citoyens et les députés ? la réponse des Niveleurs, reprise par Locke, a été de proposer une solution concrète à l’exercice effectif de la souveraineté populaire : les citoyens n’élisent pas un délégué indépendant qui peut agir comme il l’entend, sans rendre de comptes à ses électeurs, mais un « commis », à qui ses commettants font confiance. Mais si ce commis a perdu la confiance de ses commettants, alors les commettants la lui retirent, parce qu’ils sont le souverain et que ce sont eux qui détiennent, collectivement, le pouvoir suprême.

Locke pose la question centrale de la politique : « Qui va juger si le pouvoir exécutif ou le pouvoir législatif agissent à l’encontre de leur mission ? … À cela, je réponds : le juge, ce sera le peuple.(14) » La réponse est celle d’un défenseur de la souveraineté populaire, et donc de la démocratie, qui ne peuvent que marcher ensemble. Le droit de résistance à l’oppression, jusqu’à l’insurrection si nécessaire, s’inscrit dans cette conception d’une politique fondée sur la souveraineté populaire. Cette conception du « commis » est-elle nouvelle ? Non, certainement pas, mais ce qui l’est dans la théorie politique anglaise, c’est de l’avoir mise au service de la souveraineté populaire.

Par ailleurs, dans cette théorie, les rapports entre la loi et le droit sont complémentaires dans le sens où la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui est constitutionnelle, sert de boussole au pouvoir législatif, en lui imposant une orientation et des limites à respecter sous peine de devenir oppressif et de provoquer des résistances. La loi est pensée comme un développement pratique des droits déclarés, comme une norme positive instaurant la liberté juridique. Précisons que Marx -à la différence de ceux qui, nombreux se réclamèrent de son nom au XXe siècle, mais construisirent des systèmes politiques de parti unique au pouvoir, au mépris de la souveraineté des peuples et de la démocratie- connaissait très bien cette théorie démocratique et s’en réclamait. Voici ce qu’il a écrit sur les rapports entre souveraineté populaire, pouvoir législatif suprême et démocratie : « Le pouvoir législatif a fait la Révolution française ; de façon générale, là où il entre en scène comme le souverain, il a fait les grandes révolutions universelles (…) parce que le pouvoir législatif est le représentant du peuple, de la volonté générale. Le pouvoir exécutif au contraire a fait les petites révolutions, les révolutions rétrogrades, les réactions.(15) ». Ou encore sur les rapports entre loi et droit : « Les lois sont bien davantage des normes positives, lumineuses, universelles, et c’est seulement grâce à elles que la liberté a gagné une existence impersonnelle, théorique, indépendante du caractère arbitraire des individus. » (« Débat sur la liberté de la presse », Rheinische Zeitung, 12 mai 1842). On le voit, Marx reprend cette notion selon laquelle on est libre lorsqu’on ne dépend d’aucun autre homme.

Digression sur l’État totalitaire de Mussolini

Cette conception de la loi diffère radicalement de celle qui en fait un moyen d’oppression, comme chez Hobbes ou Bentham, par exemple et leurs successeurs, pour qui la loi n’est plus pensée comme un bien commun de la société, mais comme le moyen pour une partie de la société d’opprimer l’autre, en pratiquant toutes les formes possibles d’inégalité en droits. Cette inégalité en droits porte un nom : despotisme. C’est le qualificatif qu’a employé Aristote, dans La Politique, pour préciser la nature exacte du pouvoir que le maître exerce sur ses esclaves et le différencier des autres formes de pouvoir qu’il peut exercer. Au XXe siècle, Mussolini a poussé l’inégalité en droits à l’extrême, en faisant du pouvoir législatif la chose exclusive du chef suprême, du duce, devenu par pur rapport de force, le souverain détenteur de tous les pouvoirs publics confondus entre ses mains. En ôtant toute forme d’existence politique et juridique à la société, il a donné à son système le nom d’État totalitaire, dans lequel la société a perdu tous ses droits au profit de l’État personnifié par son chef. Mussolini a ainsi conçu l’antithèse de la théorie politique des droits de l’humanité évoquée ici depuis le XIIe siècle.

Les républicanismes des droits de l’homme et du citoyen

La théorie anglaise de la souveraineté populaire n’a pu se réaliser en Angleterre, mais un siècle plus tard, avec la Révolution française qui a repris le dispositif démocratique des Niveleurs et s’est inspirée de la théorie lockienne, comme le révèlent les Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de 1793, qui offrent une synthèse remarquable de cette renaissance du droit naturel depuis l’Ecole de Salamanque. Par exemple, l’article un du texte de 1789 sort directement de la pensée de Salamanque : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », reprenant cette définition de la liberté pensée par opposition à l’esclavage qui était une réalité et non une référence livresque ! Le bonnet phrygien, ou bonnet rouge de la liberté, a exprimé cette conception devenue populaire de la liberté, dans la version de l’École de Salamanque.

Les révolutions sont faites pour établir la souveraineté populaire, disait-on à l’époque, et civiliser le gouvernement. En effet, le républicanisme de droit naturel considérait que c’était la société qui était porteuse du principe de civilisation, d’où cette expression de « société civile ». Et c’était à la « société » civile de « civiliser le gouvernement », et d’en faire un « gouvernement civil », en le mettant au service de la société, en l’empêchant de faire la guerre à la société. On comprend mieux la signification de ces mots : civil, civilité, civiliser qui s’opposent à l’état de guerre entre gouvernement et société (16), dès lors qu’on les resitue dans leur contexte pratique, juridique, historique, philosophique.

Dans la période démocratique de 1792 à 1794, la Révolution française a mis en pratique la souveraineté populaire et la démocratie dans les institutions républicaines. Le pouvoir législatif a bien été le pouvoir suprême et les députés ont été des « commis » des citoyens. Le rappel des mandataires infidèles a été mis en pratique à cette époque. Mais aussi, l’appareil d’exécution des lois était contrôlé par les citoyens, c’est-à-dire que ses agents étaient tous élus et non pas nommés dans les ministères. Tous élus, même les juges qui rendaient la justice véritablement au nom du peuple, ou les commissaires de police. La Révolution a aboli la féodalité en France et l’esclavage dans les colonies. Elle a réalisé une immense réforme agraire en faveur des paysans pauvres et, ainsi, assuré leur existence pendant plus d’un siècle. Dans les colonies, elle n’a pas seulement aidé la « révolution de l’égalité de l’épiderme », elle a initié un processus d’autonomisation de ces nouveaux peuples, afin de les préparer à une indépendance dans le cadre d’une alliance anti-impérialiste, avec l’ancienne métropole qui renonçait à mener dans l’avenir une politique de puissance. Et la Constitution de 1793 est la seule constitution française à ne pas être colonialiste (17), ce qui, à soi seul, mériterait de sortir de l’occultation dans laquelle cette histoire a été maintenue depuis plus d’un siècle (18).

Cette alliance anti-conquérante et anti-colonialiste avait été un des objectifs de cette théorie des droits des peuples à leur souveraineté que Kant a synthétisé dans son Projet de Paix perpétuelle de 1795.

Éclipse de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1795 à… 1946

La Révolution française a été violemment interrompue par un processus contre-révolutionnaire qui a duré plus d’un siècle. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen a disparu du droit constitutionnel français depuis 1795 et jusqu’en 1946 (19). Et c’est à l’issue d’une guerre mondiale contre le nazisme que le souvenir des droits de l’humanité a fait sa réapparition et, avec lui, la référence à une république fondée sur le principe de la souveraineté populaire. Il est nécessaire de préciser cette chronologie parce que la Constitution de la III e République, contrairement à des préjugés répandus (20), ne repose pas sur le principe de la souveraineté populaire, terminologie que l’on chercherait en vain dans ses dispositions constitutionnelles.

Conclusion

J’ai insisté sur deux points et, en premier lieu, sur le fait que la théorie moderne des droits des peuples à leur souveraineté a été une réponse à l’apparition de l’impérialisme européen sur le continent américain tout d’abord, au XVIe siècle, puis a suivi la grande offensive du capitalisme dans la seconde moitié du XVIII e siècle. Cette offensive a été combattue, et donc retardée, par le cycle des révolutions, au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, qui a touché l’Europe et son domaine colonial situé en Amérique.

Cependant, cette offensive a pu reprendre et s’imposer dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec une extension de l’impérialisme, cette fois, en direction de l’Afrique et de l’Asie, extension que l’empire britannique avait initiée, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, avec la conquête de l’Inde et ses essais pour introduire des plantations en Afrique, ce qui dispenserait de déplacer la main-d’œuvre d’un continent à l’autre. Dans l’histoire de l’impérialisme européen, il y eut deux vagues de décolonisation, celle qui s’est produite au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle et qui a concerné le continent américain, et celle qui apparut avec et à la suite de la Seconde guerre mondiale. Dans les deux cas, des puissances colonialistes ont perdu ou renoncé à leur politique impériale.

En second lieu, et tout au long de mon exposé, j’ai montré que ce républicanisme fondé sur le principe de la souveraineté populaire, et forcément de la démocratie, a pensé et précisé l’impérieuse nécessité de se constituer en société politique dans le but de protéger les droits individuels et les libertés publiques. L’objectif est bien de se protéger contre des dangers qui ont été précisés : esclavage, servage, salariat et son cortège de misère et de chômage, mais aussi à partir du XVIe siècle, conquête extérieure et formes de domination par des puissances étrangères. Cette conscience des dangers a permis encore de concevoir des projets d’alliances entre des républiques indépendantes, afin de constituer un véritable « droit cosmopolitique » en vue de combattre l’impérialisme.

Concernant la terminologie employée, il est intéressant de savoir que les théories du droit naturel évoquées ici ont subi une violente attaque au moment de l’échec de la Révolution française démocratique. Les Lumières ont été méprisées et rendues responsables de tous les maux subis sous le terme générique de « terreur ». Aux débuts du XIXe siècle, Bentham, un des théoriciens principaux du système impérialiste britannique, a qualifié la démocratie de terreur et a inventé un nouveau terme pour faire oublier la notion de « droit cosmopolitique », hérité de l’École de Salamanque, et l’a remplacé par le terme que nous utilisons encore de nos jours, « droit international » (21). Pourquoi ? on se souvient que le « droit cosmopolitique » de Vitoria contenait la critique et le rejet de l’impérialisme et reconnaissait « un droit naturel » des peuples à résister à cette forme d’oppression, tandis que le « droit international », dans l’acception benthamienne, ne se référait qu’au droit des traités passés entre les États, et ne présentait pas cet inconvénient majeur pour un théoricien de la puissance impériale, comme lui.

On notera qu’aujourd’hui, toute proposition de protection des droits individuels et des libertés publiques, d’indépendance nationale et de protectionnisme politique et économique, est considérée, dans une certaine gauche, comme un repoussoir que l’on confond avec un dangereux nationalisme. Les raisons de cet état de fait sont complexes et il doit y entrer une grande part d’ignorance, car ce qui a été évoqué ici, dans mon intervention, n’a rien à voir avec des théories nationalistes, bien au contraire. Alors d’où viennent ces confusions ? c’est une question qu’il faudra éclaircir si nous voulons avancer.

Ce texte est tiré d’une communication prononcée dans le cadre du colloque sur la souveraineté populaire du 28 mars 2009, organisé par l’Association pour une Constituante , Droit-Solidarité, Mémoire des luttes et Utopie critique.

NOTES

(1) La Boëtie, Le discours de la servitude volontaire, (1574-1853) Paris, Payot, 1976.

(2) Hobbes, Leviathan, (1651), trad. de l’anglais, Paris, Folio, 2000, chap. 13.

(3) Voir Georges Lizerand, Le régime rural de l’ancienne France, Paris, PUF, 1942 ; M. Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris-Oslo, 1931 ; Rodney Hilton, Bondmen made free, (1977), trad. de l’anglais sous le titre Les mouvements paysans du Moyen-âge et la Révolution de 1381, Paris, Seuil, 1979.

(4) Voir Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, Paris, Seuil, 1983.

(5) Voir Brian Tierney, The Idea of Natural Rights, 1150-1625, Michigan/Cambridge UK, 1997, qui a pu dater avec précision l’apparition des termes « droit naturel » et le replace dans son contexte historique et son évolution.

(6) Voir à ce sujet Antoni Domènech, « Droit, droit naturel et tradition républicaine moderne », in M. Belissa, Y. Bosc, F. Gauthier éd., Républicanismes et droit naturel. Des humanistes aux révolutions des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Kimé, 2009, pp. 17-30, Domènech est rédacteur en chef de la revue Sin Permiso (Barcelone) qui a pris ce titre à Marx, Critique du Programme de Gotha, (1891), Paris, 2008, p. 50 : « Il (le travailleur) ne peut vivre qu’avec leur (les propriétaires des moyens de travail) permission. »

(7) Voir B. Tierney, op. cit., chap. 13, p. 319.

(8) Sur les questions de la langue voir l’excellent livre de Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Langage, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003. Voir aussi Victor Klemperer, LTI, la langue du III e Reich, (1946) trad. de l’allemand, Paris, 1996 et Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1973.

(9) Voir P. Sueur, Histoire du droit public français, Paris, PUF, 1989, 2 vol.

(10) Voir B. de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, (1542) traduit de l’espagnol Maspero, 1979 ; John Locke, Deux traités de gouvernement, (1690), traduit de l’anglais Paris, Vrin, 1997.

(11) Voir Vitoria, Leçon sur les Indiens. Sur le droit de guerre, (1539) trad. Genève, Droz, 1966 ; Joaquin Miras, « La res publica, la pensée politique de Francisco de Vitoria », in Républicanismes et droit naturel, op. cit., pp. 31-40.

(12) Voir Florence Gauthier, « La monstruosité de la conquête coloniale et de l’esclavage aux Amériques, XVIe-XVIIIe siècle », in A. Caiozzo, A-E. Demartini, Monstre et imaginaire social, Paris, Creaphis, 2008, pp. 83-99.

(13) Voir Christopher Hill, Le Monde à l’envers. Les idées radicales au cours de la Révolution anglaise, (1972) traduit de l’anglais, Payot, 1977 ; Olivier Lutaud, Cromwell, les Niveleurs et la République, Paris, 1978.

(14) Locke, Traités du gouvernement civil, op. cit., Second traité, XIX, 240.

(15) Karl Marx, Critique du droit hégélien, manuscrit de 1843, traduit de l’allemand Paris, 10x18, 1976, § 298 ; voir aussi Jean-Pierre Faye, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Paris, Idées-Gallimard, 1982, p. 71 et s.

(16) Voir Locke, op. cit., qui a précisé ces notions, « Second traité du gouvernement civil », chap. XI ; Thomas Paine, Les Droits de l’homme, (1791-1792) traduit de l’anglais Paris, Belin, 1987, II, chap. V, p. 243. Aux antipodes, Hobbes enlève à la société cette capacité d’être porteuse du principe de civilisation qu’il confie à son Léviathan, estimant que les humains ne sont aptes qu’à « la guerre de tous contre tous ». Mussolini a conduit la logique hobbesienne jusqu’au point, théorique en tous cas, qui lui importait : ôter à la liberté personnelle, même réduite au for intérieur, la moindre espérance de s’exprimer, supprimer l’idée même de résistance à l’oppression.

(17) Voir Albert Mathiez, La Révolution française, (1927), Paris, 1978 ; F. Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-1802, PUF, 1992.

(18) Voir Aimé Césaire, Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Présence Africaine, 1961 ; Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies, La Découverte, 1988, en particulier chap. 10. Dans le miroir truqué des historiens ; F. Gauthier, L’Aristocratie de l’épiderme. La lutte de la Société des citoyens de couleur, 1789-1791, CNRS, 2007. Tout au long du XIXe siècle, la lutte anticolonialiste était encore connue, elle a disparu des livres d’histoire et des préoccupations des historiens de 1898 jusqu’au bicentenaire.

(19) F. Gauthier, Triomphe et mort…, op.cit.

(20) Dans l’espoir de justifier sa thèse selon laquelle « la Révolution française est terminée ! » -thèse martelée par les médias qui l’ont tant aimée- François Furet affectait de présenter la IIIe République comme la réalisation différée de la Révolution française ! On objectera en particulier, et pour aller à l’essentiel, que l’absence d’une constitution démocratique reposant sur le principe de la souveraineté populaire, accompagne celle d’une déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi que le refus d’une politique anticolonialiste, soit la non prise en compte d’une conception d’un droit individuel, d’un droit des peuples à leur souveraineté et d’un droit cosmopolitique anti-impérialiste.

(21) Voir à ce sujet Marc Belissa, Fraternité universelle et intérêt national, 1713-1795. Les cosmopolitiques du droit des gens, Kimé, 1998.


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