Une mauvaise constitution qui révèle un secret cancer de notre démocratie

dimanche 15 mai 2005.
 

Chers collègues et amis,

Après six mois de réflexion intense, se cristallise une argumentation autour du "traité constitutionnel", à partir de lui mais au-delà de lui, une argumentation qui n’est ni de droite ni de gauche, et qui montre un danger historique pour nous tous, au-dessus de la politique. Pour ces raisons, cette courte argumentation devrait intéresser les citoyens de tous bords.

Il y a six mois, en septembre 2004, j’étais, comme tout le monde, favorable à ce texte sans l’avoir lu, par principe, "pour avancer", même si je savais bien que les institutions étaient très imparfaites. Je ne voulais pas être de ceux qui freinent l’Europe. Je crois vraiment que l’immense majorité des Européens, au-delà des clivages gauche/droite, aiment cette belle idée d’une Europe unie, plus fraternelle, plus forte. C’est un rêve de paix, consensuel, très majoritaire.

Je n’avais pas lu le texte et je n’avais absolument pas le temps : trop de travail... Et puis l’Europe c’est loin, et puis avec tous ces hommes politiques, je me sentais protégé par le nombre : en cas de dérive, il allait bien y en avoir quelques-uns pour nous défendre... et je me dispensais de "faire de la politique", c’est-à-dire que je me dispensais de m’occuper de mes propres affaires.

Déjà des appels s’élevaient contre le traité, mais ils venaient des "extrêmes" de l’échiquier politique et pour cette simple raison, je ne commençais même pas à lire leurs arguments, restant en confiance dans le flot de l’avis du plus grand nombre sans vérifier par moi-même la force des idées en présence.

Et puis soudain, des appels sont venus de personnes non suspectes d’être antieuropéennes. J’ai alors lu leurs appels, sans souci des étiquettes, et j’ai trouvé les arguments très forts. Je me suis mis à lire, beaucoup, des livres entiers, de tous bords, Fabius, Strauss-Kahn, Giscard, Jennar, Fitoussi, Généreux, etc. et beaucoup plus d’articles des partisans du traité parce que je voulais être sûr de ne pas me tromper. Et plus je lis, plus je suis inquiet. Finalement, aujourd’hui, je ne pense plus qu’à ça, je ne dors presque plus, j’ai peur, simplement, de perdre l’essentiel : la protection contre l’arbitraire.

Je continue aujourd’hui à lire toutes les interventions, ceux qui sont pour, ceux qui sont contre, je continue à chercher où est la faille dans mon raisonnement et le présent texte est un appel à réfléchir et à progresser : si vous sentez une faille, parlons-en, s’il vous plaît, tranquillement, honnêtement, c’est très important. Je peux me tromper, je cherche sincèrement à l’éviter, réfléchissons ensemble, si vous le voulez bien.

Je sens que c’est mon rôle de professeur de droit[1] d’en parler un peu plus que les autres, d’en parler à mes collègues, mais aussi à mes élèves, aussi aux journalistes. Je serais complice si je restais coi.

J’ai ainsi trouvé plus de dix raisons graves de s’opposer à ce texte dangereux, et encore dix autres raisons de rejeter un texte désagréable, pas fraternel du tout en réalité. Mais les cinq raisons les plus fortes, les plus convaincantes, celles qui traversent toutes les opinions politiques parce qu’elles remettent en cause carrément l’intérêt d’avoir une réflexion politique, me sont apparues tardivement car il faut beaucoup travailler pour les mettre en évidence. Ce sont ces raisons-là, les cinq plus importantes, sur lesquelles je voudrais attirer votre attention et solliciter votre avis pour que nous en parlions ensemble, puisque les journalistes nous privent de débats publics.

Dans cette affaire d’État, les fondements du droit constitutionnel sont malmenés, ce qui rappelle au premier plan cinq principes traditionnels conçus pour protéger les citoyens.

1. Une Constitution doit être lisible pour permettre un vote populaire : ce texte-là est illisible.

2. Une Constitution n’impose pas une politique ou une autre : ce texte-là est partisan.

3. Une Constitution est révisable : ce texte-là est verrouillé par une exigence de double unanimité.

4. Une Constitution protège de la tyrannie par la séparation des pouvoirs et par le contrôle des pouvoirs : ce texte-là n’organise pas un vrai contrôle des pouvoirs ni une réelle séparation des pouvoirs.

5. Une Constitution n’est pas octroyée par les puissants, elle est établie par le peuple lui-même, précisément pour se protéger de l’arbitraire des puissants, à travers une assemblée constituante, indépendante, élue pour ça et révoquée après : ce texte-là entérine des institutions européennes qui ont été écrites depuis cinquante ans par les hommes au pouvoir, à la fois juges et parties.

Préalable : Constitution ou traité ? Quelle est la juste qualification de ce projet ?

Il faut rappeler ce qu’est une Constitution et pourquoi on entoure son élaboration de précautions particulières.

Une Constitution est un pacte passé entre les hommes et leurs gouvernants. C’est parce qu’ils ont signé ce pacte que les hommes acceptent d’obéir aux lois. C’est par ce pacte que l’autorité trouve sa légitimité. Ce pacte doit protéger les hommes contre l’injustice et l’arbitraire. Les principes dont on va parler servent à garantir que le pacte joue son rôle protecteur et que les hommes pourront le contrôler.

Le projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe (TCE) est exécutoire sans limitation de durée[2], il s’impose sur presque tous les sujets essentiels à la vie des gens[3], sa force juridique est supérieure à toutes nos normes nationales (règlements, lois, Constitution)[4], il met en place les grands pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) et il en règle les équilibres.

Le projet de TCE est donc, par nature, une Constitution, il fixe "le droit du droit".

Les débats en cours montrent que ce préalable est au centre des réfutations. Je renforce donc mon affirmation par une citation d’Olivier Gohin, professeur à l’Université de Paris II : « Le nouveau Traité est une véritable Constitution dès lors qu’elle correspond à la définition matérielle de toute constitution : organisation des pouvoirs publics et garantie des libertés fondamentales, avec identification d’un pouvoir constituant (...) la nouvelle Union européenne réunit, dès à présent, les éléments nécessaires de la définition de l’État »[5].

De plus, la primauté du droit européen, même d’un simple règlement, sur l’ensemble du droit des États membres, même sur leur Constitution, est fortement démontrée par plusieurs professeurs d’Université qui tempêtent évidemment contre ce séisme juridique sciemment sous-évalué par le Conseil Constitutionnel (voir les textes de Frédéric Rouvillois et Armel Pécheul, note 4)

Le plus important n’est donc pas, à mon avis, la qualification que les auteurs ont eux-mêmes donnée à leur texte, puisque les principes dont on va parler servent à protéger les citoyens contre des institutions dangereuses : tout texte fondamental qui définit ou modifie les pouvoirs des institutions devrait donc respecter ces principes, quelle que soit sa dénomination officielle.

Est-ce que ce texte à vocation constitutionnelle, donc, offre les garanties qu’on peut en attendre ?[6]

Premier principe de droit constitutionnel : une Constitution est un texte lisible. Une constitution doit être acceptée, directement, par le peuple qui s’y soumet.

Pour que cette acceptation ait un sens, il faut que le texte soit lisible par le peuple, celui qui va signer (et pas seulement par des experts).

De ce point de vue, le "traité constitutionnel" est long et complexe[7] : 485 pages A4, soit presque une ramette (dans la version compacte actuellement disponible sur le site http://www.constitution-europeenne.fr).

Cette longueur, unique au monde pour une Constitution, se double d’une multiplicité de renvois qui la rendent simplement illisible pour les citoyens de base.

Certains points importants comme la définition des SIEG n’apparaissent pas dans le texte[8].

Des contradictions apparaissent même entre des parties éloignées[9].

Pour illustrer encore la difficulté de lecture de ce texte, on doit relever également, et c’est grave, l’absence de liste des domaines dans lesquels chaque institution peut créer le droit. Ainsi, on ne trouve nulle part (et on peut donc parfaitement ignorer qu’existe) la liste des domaines où le Parlement européen est complètement tenu à l’écart du droit de légiférer (ce n’est pourtant ni banal, ni anodin). Pour connaître cette répartition, il faut scruter les centaines d’articles un à un, en espérant de ne pas en avoir oublié (voir plus loin). Est-ce qu’on peut parler de lisibilité ?

D’autres articles importants, comme l’article I-33 qui institue les "actes non législatifs" (règlements et décisions) qui permettent à une Commission (non élue) de créer sans contrôle parlementaire des normes aussi contraignantes que des lois[10], ne sont pas suivis d’une liste contrôlable.

Cette longueur et cette complexité interdisent la critique pour le commun des mortels[11].

Les 75% d’Espagnols votants qui ont approuvé ce texte, comme les 60% qui se sont abstenus, ne l’ont probablement pas lu : ni les ministres, ni les parlementaires, ni les professeurs, ni les journalistes, ni les citoyens, qui ont tous autre chose à faire : qui a le temps matériel de lire 500 pages A4 ? Il suffit de se poser la question pour soi-même : ce n’est pas différent pour les autres.

Ces citoyens prennent ainsi le risque majeur, pour eux, mais aussi pour leurs enfants et leurs petits-enfants, de découvrir trop tard ce qu’ils ne pourront plus changer.

Il faut évidemment lire et comprendre ce que l’on signe. Ou bien, on refuse de signer.

Même s’il était simple (et il ne l’est pas), un texte aussi long ne permet pas de le juger avec discernement.

Et pourtant, il faut bien avoir un avis. Comment faire pour avoir un avis sur un texte qu’on ne peut pas lire ? En s’alignant sur "les autres", on se rassure, comme les moutons de Panurge.

Cette longueur est, par elle-même, non démocratique : le débat est réservé aux experts.

Une Constitution est la loi fondamentale, elle est "le droit du droit", elle doit pouvoir être lue par tous, pour être approuvée ou rejetée en connaissance de cause.

Deuxième principe de droit constitutionnel : une Constitution n’impose pas une politique ou une autre, elle permet le débat politique sans en imposer l’issue Une Constitution démocratique n’est pas de droite ou de gauche, elle n’est pas socialiste ou libérale, une Constitution n’est pas partisane : elle rend possible le débat politique, elle est au-dessus du débat politique.

À l’inverse, le TCE, en plus de fixer la règle du jeu politique, voudrait fixer le jeu lui-même !

En imposant dans toutes ses parties[12] (I, II et surtout III) des contraintes et références libérales, ce texte n’est pas neutre politiquement : il impose pour longtemps des choix de politique économique qui devraient évidemment dépendre du débat politique quotidien, variable selon la conjoncture. C’est une sorte de hold-up sur l’alternance des politiques économiques.

Notamment, ce texte confirme pour longtemps que l’Europe se prive elle-même des trois principaux leviers économiques qui permettent à tous les États du monde de gouverner :

Pas de politique monétaire : nous sommes les seuls au monde à avoir rendu notre banque centrale totalement indépendante, avec en plus, comme mission principale, constitutionnelle, intangible, la lutte contre l’inflation et pas l’emploi ou la croissance[13]. Aucun moyen n’est accordé aux pouvoirs politiques pour modifier ces missions. On sait pourtant que les politiques anti-inflation­nistes se paient en chômage[14], par un effet presque mécanique. (bien lire la note 14)

Pas de politique budgétaire : le pacte de stabilité[15] enferme les États dans une rigueur budgétaire qui est certes une politique possible, mais qui ne doit pas être la seule ad vitam aeternam. Aucune relance de type Keynésien (grands travaux) n’est plus possible.

Pas de politique industrielle : l’interdiction de toute entrave à la concurrence[16] emporte avec elle l’interdiction d’aider certains acteurs nationaux en difficulté ou fragiles.

C’est une politique de l’impuissance économique décrite par l’économiste Jean-Paul Fitoussi[17] qui est ainsi institutionnalisée, imposée pour longtemps.

À ce sujet, il faut lire la passionnante synthèse de douze économistes contre le TCE[18].

Le projet de TCE infantilise les citoyens d’Europe : il nous prive tous de l’intérêt de réfléchir à des alternatives. À quoi bon continuer le débat politique, en effet, puisque toute alternative réelle est expressément interdite dans le texte suprême ?

Concrètement, si demain, une majorité européenne voulait changer de direction et repasser à un mode d’organisation non marchand, plus solidaire, elle ne le pourrait pas : il faudrait l’unanimité.

Mise à part la constitution soviétique (qui imposait, elle aussi, une politique, le collectivisme), cette constitution partisane serait un cas unique au monde.

Troisième principe de droit constitutionnel : une Constitution démocratique est révisable Tous les peuples du monde vivant en démocratie peuvent réviser leur pacte de gouvernement.

Le projet de TCE est beaucoup trop difficilement révisable[19] : pour changer une virgule à ce texte, il faut d’abord l’unanimité des gouvernements pour tomber d’accord sur un projet de révision, puis il faut l’unanimité des peuples (parlements ou référendums) pour le ratifier (cela s’appelle la procédure de révision ordinaire).

Avec 25 États, cette procédure de double unanimité est une vraie garantie d’intangibilité pour les partisans de l’immobilisme. Ce texte semble pétrifié dès sa naissance.

Concrètement, si une large majorité d’Européens souhaitent modifier leur loi fondamentale, ils ne le pourront pas. C’est ça qui est choquant, inquiétant.

C’est inacceptable pour une Constitution[20] et ce serait, là encore, un cas unique au monde.

On me répond en mettant en avant le mot "traité" pour prétendre que l’unanimité est normale (ce qui est vrai en matière de traités), mais ça ne tient pas : ce texte, à l’évidence, joue le rôle d’une constitution et l’oxymore "Traité constitutionnel" (assemblage de mots contradictoires) conduit, en jouant sur les mots, à créer une norme suprême trop rigide, trop difficile à réviser.

Curieusement, cette rigidité excessive avoisine une souplesse étonnante à l’occasion d’une autre procédure qui, elle, ne requiert pas l’accord direct des peuples : la procédure de révision simplifiée[21] autorise un des organes de l’Union (le Conseil des ministres) à modifier de sa propre initiative l’un des éléments clefs de la Constitution qui conditionne le degré de souveraineté conservé par les États membres dans tel ou tel domaine (puisque le passage à la majorité fait perdre à tous le droit de blocage)[22]. Ça, c’est grave : cette Constitution est à géométrie variable, mais sans l’aval direct des peuples à chaque variation.

Par ailleurs, pour l’entrée d’un nouvel État dans l’UE, la règle de l’unanimité est une protection, mais ce n’est pas l’unanimité des peuples consultés par référendum qui est requise : c’est d’abord l’unanimité des 25 représentants des gouvernements (dont beaucoup ne sont pas élus, et dont aucun ne l’est avec le mandat de décider sur ce point important), puis l’unanimité des États selon leur procédure nationale de ratification[23]. Seuls les pays qui ont une procédure référendaire, et la France en fait partie, verront donc leur peuple directement consulté.

On dirait vraiment que la volonté des peuples compte peu pour ceux qui les gouvernent.

Quatrième principe de droit constitutionnel : une Constitution démocratique garantit contre l’arbi­traire en assurant à la fois la séparation des pouvoirs et le contrôle des pouvoirs L’esprit des lois décrit par Montesquieu est sans doute la meilleure idée de toute l’histoire de l’Humanité : tous les pouvoirs tendent naturellement, mécaniquement, à l’abus de pouvoir. Il est donc essentiel, pour protéger les humains contre la tyrannie, d’abord de séparer les pouvoirs, et ensuite d’organiser le contrôle des pouvoirs : pas de confusion des pouvoirs, et pas de pouvoir sans contre-pouvoirs.

Ainsi le peuple dit : « Toi, le Parlement, tu fais les lois, mais tu ne les exécutes pas. Et toi, le Gouvernement, tu exécutes les lois, mais tu ne peux pas les écrire toi-même. » Ainsi, aucun pouvoir n’a, à lui seul, les moyens d’imposer sa volonté. Ceci est essentiel.

« D’autre part, si l’un des pouvoirs estime que l’autre a un comportement inacceptable, il peut le révoquer : l’assemblée peut renverser le gouvernement, et le gouvernement peut dissoudre l’assemblée. Dans les deux cas, on en appelle alors à l’arbitrage (élection) du peuple qui doit rester la source unique de tous les pouvoirs. » Il faut que chaque pouvoir ait à rendre des comptes et se sache contrôlé à tout moment. Ceci est également essentiel.

C’est peut-être ça, la meilleure idée du monde, celle qui libère de la crainte d’un despote.

Même dans le cadre moderne d’une union d’États, on ne voit pas pourquoi ces principes protecteurs de bons sens auraient perdu leur valeur.

L’équilibre entre les trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) est cependant difficile à trouver.

Le pouvoir législatif tire une forte légitimité du suffrage universel direct et il est tentant de le rendre plus fort que les autres. Mais une assemblée, même légitime, peut tout à fait devenir tyrannique car le mécanisme de l’élection ne tient absolument pas lieu de contre-pouvoir. Par ailleurs, une assemblée n’est pas nécessairement le meilleur lieu pour décider : des effets de foule ou une certaine dilution de la responsabilité individuelle au moment de décider collectivement peuvent conduire à des excès[24].

C’est pourquoi on prévoit souvent des limites au pouvoir parlementaire malgré la souveraineté qu‘il incarne : on prévoit ainsi souvent deux chambres (système bicaméral) pour que l’une tempère l’autre : en France, c’est le Sénat, élu lui aussi, mais plus âgé, qui joue ce rôle modérateur de l’Assemblée Nationale, modérateur mais sans risque de blocage (en cas de désaccord, c’est l’Assemblée nationale qui a le dernier mot).

Souvent, on prévoit une autre limite importante au pouvoir législatif : il faut pouvoir dissoudre l’assemblée, toujours dans cette optique essentielle des contre-pouvoirs qui responsabilisent les acteurs publics.

Dans le cadre de ces limites (deux chambres et menace de dissolution), le Parlement devrait jouer un vrai rôle législatif, avec l’initiative des lois, la possibilité d’amender les textes dans tous les domaines, un vrai rôle dans la fixation des impôts (c’est un de ses rôles primitifs essentiels : contrôler le poids des prélèvements opérés par l’autorité publique)...

Ce n’est pas exactement ce qui est prévu dans le projet de TCE : le Parlement n’a pas du tout l’initiative des lois[25], ce qui est déjà inacceptable, et son rôle dans le vote du budget, quoique augmenté, reste limité, et surtout il est exclu de la délibération des lois dans certains domaines, réservés au Conseil des Ministres (procédures législatives spéciales[26]).

En fait, c’est peut-être plus grave : j’ai longtemps concentré mon attention sur les lois (actes législatifs), et je suis en train de découvrir avec étonnement les « décisions », (art. I-33, I-35), "actes non législatifs" bien distincts des simples règlements. Il n’y a rien à redire au règlement qui est un texte d’application, comme les décrets et arrêtés en France, qui justifie un pouvoir normatif limité traditionnellement conféré à l’exécutif pour fixer rapidement les simples modalités pratiques de l’applica­tion des lois. Mais les « décisions » sont différentes, elles sont décrites à part[27].

Les "décisions" semblent aussi contraignantes que les lois, elles peuvent avoir une portée générale, mais semblent plus faciles à créer que les lois, moins contrôlées (probablement par la CJE mais pas par une discussion parlementaire). En lisant le texte du TCE, je cherche : qui peut prendre ces « décisions » qui ressemblent à des "lois sans Parlement" ? Le Conseil européen (entre chefs d’États et de gouvernements), le Conseil des ministres et la Commission (tous membres de l’exécutif, au niveau national ou européen, et souvent non élus), et... la BCE. La BCE a le pouvoir de prendre seule des « décisions ». Et qui la contrôle, cette banque centrale ? Quels sont les garde-fous qui existent autour de ces normes élaborées sans discussion parlementaire ?

Il nous reste à faire ensemble l’inventaire (puisque la liste ne nous est pas fournie) des articles du TCE qui permettent (pour l’instant) de produire ainsi des "lois sans parlement" (procédure législative spéciale et actes non législatifs à portée générale). À suivre...

On nous présente donc un "triangle" composé du Parlement qui représente les peuples, du Conseil des Ministres qui représente les États et de la Commission qui représente l’intérêt général (sic).

La Commission est principalement l’émanation du Conseil[28] qui en nomme les membres avec un droit de regard du Parlement qui "élit" même son Président (sur proposition du Conseil). La commission est totalement indépendante, elle ne doit recevoir de consignes de personne, mais elle peut quand même être révoquée par le Parlement à travers une motion de censure et chacun des commissaires peut être "démissionné" par le Président de la Commission.

C’est la Commission qui est en charge de la préparation technique du droit et qui soumet ses propositions au Conseil des Ministres et au Parlement, présentés comme deux organes législatifs.

On présente donc le Conseil des Ministres comme une « chambre haute » qui jouerait le rôle du Sénat, mais c’est inacceptable : d’abord, les ministres ne sont pas élus, mais surtout, ils détiennent dans leur pays le pouvoir exécutif, c’est-à-dire qu’il maîtrisent la force publique qui leur permettra, en rentrant au pays, d’appliquer les règles qu’ils ont eux-mêmes élaborées.

Ce sont donc les mêmes personnes qui créent le droit au niveau européen et qui l’appliquent au niveau national (une fois transposé) : il y a donc ici une évidente confusion des pouvoirs. Le Conseil des M. est un organe clairement lié à l’exécutif à qui on a confié un rôle législatif.

Avec la non séparation des pouvoirs, c’est un important rempart contre l’arbitraire qui nous échappe. Même si c’est sur un nombre limité de sujets (21 ? qui sait ?), c’est dangereux.

Laurent Lemasson, dans l’article précité[29], fait remarquer, lui, que le Parlement est composé d’une seule chambre, et que le Parlement est irresponsable : personne ne peut le dissoudre. On a vu qu’il est privé de l’initiative des lois, mais il peut révoquer la Commission qui dispose de cette initiative, ce qui donne au Parlement un certain ascendant sur elle pour "suggérer" des propositions. L. Lemasson voit dans cette organisation des pouvoirs un risque de régime d’assemblée (une sorte de tyrannie parlementaire). Cette crainte est sans doute exagérée car la censure n’est possible qu’aux deux tiers des suffrages exprimés et surtout seulement sur la gestion de la Commission, ce qui semble bien exclure la censure politique[30].

On peut concevoir la codécision positivement, comme un contre-pouvoir dans les deux sens : ainsi, le Parlement ne peut pas abuser de son pouvoir, et le Conseil des Ministres non plus. Mais on aurait trouvé plus démocratique un système bicaméral qui mette en jeu, par exemple, une Assemblée des Parlements nationaux ou une Assemblée des Régions, plutôt qu’une "Assemblée des Ministres".

En plus, cette codécision disparaît quand le Parlement est carrément mis à l’écart d’une série de sujets où les Conseils, la Commission et la BCE créent le droit seuls (comme par hasard ce sont des domaines économiques importants) (Art. III-130-3 : marché intérieur et Art. III-163 et III-165 : règles de la concurrence). Alors ça, c’est choquant parce que, sur ces sujets, il n’y a presque plus de contre-pouvoir : la Commission (qui garde souvent l’initiative) peut-elle être considérée comme une vraie force capable de s’interposer en cas de dérive arbitraire des Conseils (dont elle est si proche) ?

Il semble donc y avoir un vrai problème démocratique dans tous les domaines enlevés au Parlement : ni séparation, ni contrôle. La liste de ces sujets interdits n’existe nulle part, et cette exclusion du Parlement de certains domaines n’est même jamais formulée clairement.[31]

Là où le contrôle des pouvoirs n’existe pas, c’est encore un rempart essentiel contre l’arbitraire qui va nous manquer.

Pour un citoyen qui débarque là sans avoir été conditionné psychologiquement au préalable, c’est choquant. Mais peut-être que je me trompe. Peut-on m’expliquer cet étrange « équilibre » des pouvoirs ? Pour qui a-t-on écrit ce texte ?

En tant que citoyen, on aimerait qu’on nous explique pourquoi cette exclusion existe, sur quels critères on a choisi ces sujets interdits, et pourquoi aucune liste explicite (et donc critiquable) n’a été formulée.

On aimerait aussi savoir qui est réellement responsable de ses actes dans cette organisation européenne, car enfin :

Le parlement n’est responsable devant personne (en dehors des élections dont on a déjà dit qu’elles ne peuvent pas tenir lieu de contre-pouvoir) car il n’y a pas de procédure de dissolution.

Le Conseil européen n’est responsable devant personne au niveau européen (et il faut s’en remettre à la lointaine responsabilité nationale pour mettre en cause ses membres un par un). Le fait qu’il soit évidemment difficile d’organiser cette responsabilité, puisqu’il s’agit des chefs d’État, ne suffit pas à nous rassurer car le résultat est quand même une irresponsabilité au niveau fédéral.

Le Conseil des Ministres n’est responsable devant personne au niveau européen (et il faut encore s’en remettre à la responsabilité nationale pour mettre en cause ses membres un par un). Le fait qu’il soit, là aussi, évidemment difficile d’organiser cette responsabilité, puisqu’il s’agit des ministres dépositaires d’une autre souveraineté populaire que celle de l’Europe, ne suffit pas à rassurer non plus car le résultat est quand même une irresponsabilité là où sont prises les décisions. Sans compter que la mise en œuvre de cette responsabilité paraît aussi compliquée qu’illusoire.

La Cour Européenne de Justice (CJE), non élue, dont les juges dépendent directement des exécutifs qui les nomment (ça c’est fou), est aussi hors de contrôle (parlementaire ou citoyen), (c’est souvent le cas mais avec des juges vraiment indépendants) et sans recours, malgré les pouvoirs immenses dont elle est dotée à travers l’interprétation de tous les textes et l’arbitrage de tous les litiges. Démocratiques, ces institutions ? (À lire : [32]).

La Banque Centrale Européenne (BCE), non élue, rigoureusement indépendante des pouvoirs publics, est également hors de contrôle, donc irresponsable, malgré l’influence considérable de ses décisions sur la vie quotidienne des 450 millions d’européens (voir plus haut).

C’est quand même consternant cette impression d’irresponsabilité générale, non ? Est-il si urgent de signer un texte pareil ?

La commission, finalement, est la seule qui risque quelque chose[33] : la censure globale par le Parlement, d’une part, (mais seulement aux 2/3 ce qui est beaucoup, et seulement pour sa « gestion », ce qui rend peut-être la censure théorique), et d’autre part la démission individuelle d’un commissaire qui peut être exigée par le Président de la Commission.

Mais la Commission est-elle réellement le siège du pouvoir ? Là-dessus, les avis sont partagés, mais compte tenu du tableau d’ensemble, j’aurais tendance à penser comme Yves Salesse[34] que le vrai pouvoir est détenu par le Conseil des Ministres (irresponsable) et que la Commission fait écran, une sorte de "fusible politique", un bouc émissaire commode qui permet aux ministres de créer le droit tout en disant « C’est pas moi, c’est elle, et je n’y peux rien, je ne peux pas la forcer : elle est indépendante... ».

La Commission est cependant un lieu de pouvoir important. Exemple : le commissaire chargé du commerce international, par le mandat qu’il a reçu une fois pour toutes, est le représentant unique de l’Union dans toutes les négociations internationales (OMC et autres). À lui seul, cet homme concentre donc un pouvoir vertigineux. C’est à ce titre qu’il négocie l’AGCS (Accord général sur les services, gigantesque projet de dérégulation[35], version mondiale de la directive Bolkestein) au nom de tous les Européens, mais dans le plus grand secret : il ne rend aucun compte au Parlement des négociations qu’il mène sur un accord qui va pourtant profondément changer la vie de tous les Européens, et le Parlement ne peut pas lui imposer de rendre des comptes[36].

On peut donc déjà observer des signes tangibles d’une dérive de type tyrannique. Et le "traité constitutionnel" verrouille pour longtemps un déséquilibre institutionnel qui le permet.

La commission peut être censurée par le Parlement, mais seulement à la majorité des deux tiers, ce qui signifie que la Commission peut gouverner 450 millions de personnes avec l’accord d’un tiers seulement du Parlement.

Même le mode de scrutin (par liste) garantit aux leaders des partis leur place au Parlement sans aucun risque, ce qui rend plus théorique la responsabilité de ces élus au moment des élections.

Tous ces pouvoirs sans contrôle réel, cette irresponsabilité générale... Où est la démocratie ? Où sont les garde-fous contre l’arbitraire ?

Il paraît que, depuis vingt ans, les manuels scolaires des étudiants en sciences politiques appellent ça pudiquement le "déficit démocratique" de l’UE. Un terme bien anodin pour désigner en fait un abandon des peuples, trop confiants en ceux qu’ils ont désignés pour les défendre.

Il me semble que toutes les conversations des citoyens de base devraient en ce moment analyser point par point ce recul de la démocratie : dans les institutions européennes, les organes de l’Union semblent être presque tous irresponsables, la volonté des peuples semble compter peu pour les gouvernants, et une certaine politique économique est imposée pour longtemps.

Comment les analystes et commentateurs peuvent-ils glisser là-dessus comme si c’était secondaire ? C’est l’Europe à tout prix ? N’importe quelle Europe ? Même non démocratique ?! On n’a pas le droit d’en parler sans être qualifié d’antieuropéen ?

L’argument selon lequel "c’est partout pareil" ne me rassure pas mais m’inquiète plus encore : pendant que la plupart des citoyens négligent la démocratie, hypnotisés par la pub, le foot et la télé, d’autres s’en occupent activement, et discrètement, on voit comment.

On nous dit : « ce texte est meilleur qu’avant, il faudrait être idiot pour refuser de progresser ». C’est masquer qu’avec ce texte, on ne ferait pas que progresser : on figerait, on bloquerait, on entérinerait, on renforcerait, on donnerait une caution populaire aux textes qui s’en sont dispensés jusque-là, (à l’exception de Maastricht pour la France), on voit pour quel résultat.

Même mieux qu’avant, le texte proposé est dangereux. Montesquieu se retourne dans sa tombe.

Triste paradoxe que ces peuples qui accepteraient eux-mêmes le recul de la démocratie, c’est-à-dire des différents remparts qui les protègent de l’injuste loi du plus fort.

On voudrait nous faire croire que tous ces défauts trouvent une juste compensation dans des avancées spectaculaires :

Par exemple, ceux qui claironnent la naissance d’un référendum d’initiative populaire à l’initiative d’un million de citoyens[37] n’ont pas bien lu : le traité ne définit qu’un triste droit de pétition sans aucune force contraignante pour la Commission qui n’est qu’invitée à réfléchir et qui peut parfaitement jeter la proposition à la poubelle sans même devoir se justifier[38].

Un lecteur vient de m’envoyer la Constitution du Venezuela. J’y ai trouvé des exemples académiques (vivants) de démocratie authentique : ainsi l’article 72 qui permet à 20 % des électeurs inscrits de demander, et à 25 % de provoquer, la révocation de n’importe quel élu et le rappel aux urnes. Il faut un certain courage politique et un réel souci démocratique, je trouve, pour exposer ainsi à tout moment son propre pouvoir à la censure citoyenne. L’instabilité est évitée car cette révocation d’initiative populaire n’est possible qu’après un demi mandat et une seule fois par mandat. Cette procédure a déjà fonctionné plusieurs fois sans semer le trouble. D’autres référendums d’initiative populaire sont également prévus pour créer ou supprimer des lois. On est bien loin, en Europe, d’une telle responsabilité politique des acteurs institutionnels, aussi bien au niveau national qu’au niveau de l’Union. L’article I-47.4 du TCE est bien affligeant.

De la même façon, les beaux principes généraux et généreux, répétés partout, sur toutes les radios, les télés, les journaux, tout au long des spots officiels, sont en fait en recul par rapport à notre droit actuel[39]. Par ailleurs, leur force contraignante est extrêmement controversée parmi les plus grands juristes, qui expriment les plus vifs désaccords sur ce point[40].

Partout, ce texte est en trompe-l’œil et masque une maladie mortelle de la démocratie : progressivement et subrepticement, en affirmant le contraire sans vergogne, les exécutifs nationaux, de droite comme de gauche, à l’occasion de la naissance de l’Europe, sont en train, en cinquante ans, de s’affranchir du contrôle parlementaire là où ils en ont le plus besoin (en matière économique), et d’une façon plus générale de toute responsabilité réelle de la plupart de leurs décisions politiques.

Cinquième principe de droit constitutionnel : une Constitution démocratique est forcément établie par une assemblée indépendante des pouvoirs en place Une Constitution n’est pas octroyée au peuple par les puissants. Elle est définie par le peuple lui-même, ou par des représentants choisis pour cette tâche précise, précisément pour se protéger de l’arbitraire des puissants.

À l’inverse, les institutions européennes ont été écrites (depuis cinquante ans) par les hommes politiques au pouvoir qui sont donc évidemment juges et parties : de droite comme de gauche, en fixant eux-mêmes les contraintes qui allaient les gêner tous les jours, ces responsables ont été conduits, c’est humain mais c’est aussi prévisible, à une dangereuse partialité.

C’est, là encore, un cas unique au monde, pour une démocratie.

Et on observe les résultats comme une caricature de ce qu’il faut éviter : un exécutif complètement libre de ses mouvements sur des sujets économiques choisis, presque tous les organes de l’Union irresponsables à leur niveau de décision, une apparence de démocratie avec des trompe-l’œil partout, de petits progrès montés en épingle, mais un recul réel des garanties contre l’arbitraire.

La seule voie crédible pour créer un texte fondamental équilibré et protecteur est une assemblée constituante, indépendante des pouvoirs en place, élue pour élaborer une Constitution, rien que pour ça, révoquée après, et respectant une procédure très publique et très contradictoire[41] (en droit, le mot "contradictoire" signifie que les points de vue opposés doivent pouvoir s’exprimer totalement).

C’est aux citoyens d’imposer cette procédure si les responsables politiques tentent de s’en affranchir.

La composition assez variée et riche en personnalités de grande valeur de la Convention Giscard n’est pas un argument satisfaisant : on reste à mille lieues d’une assemblée Constituante : ses membres n’ont pas été élus avec ce mandat, ses membres n’étaient pas tous indépendants des pouvoirs en place, et surtout ses membres n’avaient pas les pouvoirs pour écrire un nouveau texte, équilibré et démocratique : ils ne pouvaient que valider, compiler (et légèrement modifier) les textes antérieurs écrits par des acteurs à la fois juges et parties[42].

De plus, la réécriture du texte, encore par les gouvernants au pouvoir, pendant une année après que la Convention a rendu sa proposition, est encore une énormité d’un point de vue constitutionnel[43]. Ce n’est pas au pouvoir en place d’écrire le droit du droit. L’État n’est pas le peuple.

En établissant une Constitution par voie de traité, procédure beaucoup moins contraignante qu’une lourde assemblée constituante, (publique, longuement contradictoire et validée directement par le peuple), les parlements et gouvernements, de droite comme de gauche, ont fait comme s’ils étaient propriétaires de la souveraineté populaire, et ce traité, comme les précédents, peut s’analyser comme un abus de pouvoir : nos élus, tout élus qu’ils sont, n’ont pas reçu le mandat d’abdiquer notre souveraineté. C’est au peuple, directement, de contrôler que les conditions de ce transfert, (à mon avis souhaitable pour construire une Europe forte et pacifiée), sont acceptables.

Je respecte profondément, bien sûr, tous les membres éminents de la Convention, mais je crois simplement qu’ils n’avaient pas mandat pour faire ce qu’ils ont fait.

On est d’ailleurs sidéré de voir de nombreux acteurs politiques de premier plan qui osent regretter tout haut que le TCE ait été soumis à référendum, en soulignant que tout ça aurait été moins compliqué et moins incertain avec le Parlement qui aurait voté ça comme un seul homme, sans même rien lire peut-être[44]... Que valent les peuples pour nos élites ?

À propos, les nombreux gouvernements qui ont fait ratifier ce texte par leur Parlement national[45], plutôt que par leur peuple (référendum), signent une véritable forfaiture : les peuples de ces pays sont ainsi privés à la fois du débat et de l’expression directe qui leur aurait permis de résister au recul démocratique qui les expose à l’arbitraire.

Quel moyen reste-t-il à ces citoyens pour résister à cette confiscation de leur souveraineté ?[46] Il y a une solution plus pacifique que l’émeute : un Non ferme et résolu du peuple français.

Ce mépris des peuples et de leurs choix réels est très révélateur du danger qui grandit dans la plus grande discrétion : nos élites, de droite comme de gauche, se méfient de la démocratie et nous en privent délibérément, progressivement et insidieusement.

Conclusion Le TCE paraît donc dangereux à plusieurs titres. Que m’a-t-on répondu pour l’instant ? (Pardon pour les arguments encore oubliés, mais c’est un travail immense de compiler tout ça.)

Pour calmer mes craintes, on me parle de progrès, mais à la vérité tout est dans la référence qu’on prend pour évaluer le progrès : car en effet, si l’on prend la situation de Nice (que je tiens pour déplorable sur le plan démocratique), c’est effectivement "mieux", c’est un "progrès", et on comprend donc pourquoi on se réfère à ce texte pour nous vendre le TCE.

Mais si je me réfère à la démocratie nationale que je perds au profit de la "démocratie européenne" que je gagne, c’est objectivement un recul qu’on me demande d’entériner : recul sur la responsabilité des actes quotidiens de tous les pouvoirs, recul sur le contrôle du pouvoir exécutif sur ses (x) domaines réservés, recul sur les droits fondamentaux et surtout recul sur la politique économique imposée, très probablement cause du chômage endémique et de la croissance molle en Europe, et imposée clairement pour longtemps.

Or je rappelle que c’est la première fois en cinquante ans qu’on me demande mon avis : en tant que citoyen, je ne suis donc pas cosignataire de Nice, ni des traités précédents. À Maastricht, on m’interrogeait sur la monnaie et les contraintes économiques, si je me souviens bien, pas ou peu sur l’équilibre et le contrôle des pouvoirs. Et pour les contraintes économiques (les critères de convergence), on s’était bien promis de faire le bilan. A-t-on fait ce bilan ? A-t-on de bonnes raisons d’être satisfaits des performances économiques de ces institutions pourtant à vocation plus économique que politique ? Relire Fitoussi et Généreux.

Pourquoi n’aurais-je donc à juger que du petit différentiel qui sépare Nice du TCE ?

Pourquoi n’aurais-je pas mon mot à dire ("moi", citoyen de base, évidemment) sur l’ensemble de ce fantastique coup de force des exécutifs nationaux, depuis cinquante ans, sur le contrôle citoyen des politiques menées ?

Je ne vois pas pourquoi il faudrait que le texte soumis au vote soit artificiellement circonscrit aux quelque 50 articles nouveaux du TCE.

Quand je vois d’éminents experts prétendre qu’il n’y a que 60 pages à juger, 50 petits articles de rien du tout, prétendre que le reste existe déjà et se trouve donc hors du sujet, pas soumis au référendum, quand j’entends ça, je me dis, et j’ai l’impression que je ne suis pas tout à fait seul, qu’il est temps de se réveiller.

Si on refuse cette vue d’ensemble dont je parle, si cette période de cinquante ans est sacrée, promue intouchable, irréversible, si on impose Nice comme référence, alors, effectivement, le TCE est un "bon texte" puisqu’"on progresse", mais il ne vous apparaît pas qu’il manque une petite partie de la démonstration ? qu’on nous impose ainsi de valider un chemin qui n’est pas bon ?

C’est vrai que c’est sans doute une erreur (pour ceux qui construisent cette Europe peu démocratique) d’avoir qualifié le texte de Constitution (ils nous ont mis la puce à l’oreille), et une autre erreur d’avoir proposé le texte par référendum à ces râleurs arrogants que sont les français, mais pour nous, citoyens, j’ai bien l’impression que ces deux erreurs nous donnent une chance historique, celle de voir plus clairement le danger et d’enfin résister.

Il y a quand même un progrès incontestable dans ce traité... C’est la nouvelle possibilité qui est offerte de s’échapper du piège : Article I-60-1 : « Le retrait volontaire de l’Union Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union. ». Ce droit actuellement n’existe pas, ce qui fait du rejet du texte un enfermement dans un autre piège, celui de Nice. C’est gai...

Finalement, ce "traité constitutionnel" est un révélateur qui met en lumière ce qui se décide sans nous depuis longtemps.

D’une certaine façon, le loup est sorti du bois et les citoyens peuvent enfin voir le danger, et résister.

Une des grandes erreurs, probablement, c’est de faire passer l’économique avant le politique, c’est de renoncer à la possibilité d’agir, c’est de s’en remettre aveuglément aux marchés, c’est de confier la barre aux économistes alors qu’ils devraient rester dans les soutes pour faire tourner le moteur (c’est Bernard Maris, dans son savoureux antimanuel d’économie, qui le suggère en souriant).

En prônant la liberté comme une valeur supérieure, au lieu de la fraternité, en institutionnalisant la compétition, la concurrence, au lieu de la collaboration et l’entraide, en l’imposant dans le texte suprême à travers le dogme de la concurrence absolue, et finalement une morale du « chacun pour soi et contre tous », en détruisant la régulation par l’État, gardien de l’intérêt général, pour instaurer la régulation par le marché, somme d’intérêts particuliers, les économistes néolibéraux s’en prennent aux fondements de la démocratie pour, tout compte fait, affranchir les principaux décideurs économiques de tout contrôle.

La dérégulation systématique menée en Europe (par ses institutions, par sa politique et par le verrou de la Constitution non révisable), et plus généralement sur la terre entière (OMC, AGCS, ADPIC) est un recul de la civilisation, un retour vers la barbarie de la loi du plus fort[47].

Par optimisme, par crédulité, par indifférence, les peuples modernes laissent s’affaiblir leur bien le plus précieux, très rare sur cette planète, celui qui conditionne leur sérénité quotidienne : les différentes protections contre l’arbitraire des hommes forts, depuis le cœur des entreprises (droits sociaux) jusqu’à la patrie (institutions démocratiques contrôlées et révocables).

La démocratie n’est pas éternelle, elle est même extrêmement fragile. En la croyant invulnérable, nous sommes en train de la laisser perdre.

Même après le refus de ce texte-là, il faudra se battre pour la garder, et continuer à militer pour imposer à nos représentants de construire une autre Europe, simplement démocratique. Je n’ai pas d’alternative toute prête, peut-être d’autres en ont-ils. Sinon, il faut l’imaginer et la construire.

Ce texte fondateur en trompe-l’œil est présenté aux citoyens à travers un débat lui aussi en trompe-l’œil[48].

De nombreux journalistes, en assimilant les opposants au texte à des opposants à l’Europe, font un amalgame malhonnête : la double égalité "Oui au traité=Oui à l’Europe, Non au traité=Non à l’Europe" est un mensonge insultant, une inversion de la réalité, un slogan trompeur jamais démontré, fait pour séduire ceux qui n’ont pas lu le traité et qui n’ont pas étudié les arguments, pourtant forts, de ceux qui s’opposent à ce traité précisément pour protéger la perspective d’une Europe démocratique.

Les journalistes sont un rempart essentiel, moderne, pour protéger la démocratie. Montesquieu ne pouvait pas prévoir l’importance capitale qu’ils allaient prendre, mais c’est certain : le pouvoir immense des journalistes mériterait lui-même un vrai contre-pouvoir (de ce point de vue, on peut sûrement se demander si on ne commet pas une grave erreur en laissant acheter et vendre les médias comme de simples marchandises) et leur responsabilité est ici historique.

Plus de 70% des temps de parole pour le Oui, moins de 30% pour le Non, tout un attirail qui ressemble à une propagande d’État, et ces questions bienveillantes quand on questionne un partisan du Oui, ces questions malveillantes quand on questionne un partisan du Non...

Est-ce que ce projet est honnête pour nécessiter tant de ruses ? Consulter le dossier très riche en détails : http://www.acrimed.org/article1950.html

C’est, pour l’instant, l’Internet qui est le média le plus démocratique, non censuré, le meilleur outil pour résister. Si ce message vous semble utile, diffusez-le vite dans vos propres réseaux et au-delà de l’Internet, sur papier.

Conseil aux partisans du TCE (je ne peux pas les aider, je n’ai pas trouvé moi-même les arguments qui leur manquent ;o) : pour rassurer ceux qui sentent un grand danger dans le TCE, c’est une mauvaise réponse de souligner ce qui est bon dans le TCE : ça ne suffit pas à rassurer, évidemment. On ne signe pas un texte s’il contient ne serait-ce qu’une seule ligne inacceptable, quand bien même il contiendrait par ailleurs monts et merveilles. Et ce traité comporte de nombreux points inacceptables.

Il faut donc plutôt démontrer qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter, par exemple que chaque organe de l’Union est pleinement responsable de ses actes (au-delà du simple mécanisme électoral) dans toutes les phases de création du droit, que les politiques économiques ne sont pas aussi encagées qu’il y paraît, que les volontés à venir des peuples européens ont toutes les garanties d’être respectées... Cette démonstration devra bien sûr s’appuyer sur le texte plutôt que sur des incantations ou des imprécations injurieuses.

Quant aux opposants au traité, ils ne convaincront vraiment ceux qui, pour l’instant, votent oui en se bouchant le nez faute de mieux (il y en a tant...) qu’en proposant une alternative crédible, une perspective plausible.

La masse des messages que je reçois tous les jours a une unité, une cohérence, une force : quel que soit le bord politique (et ça vient vraiment de partout), le sentiment général est fondamentalement proeuropéen et exigeant sur la démocratie et le respect de la volonté des peuples. Et il y a beaucoup d’humanité et de générosité dans ces messages (à part les affreux qui m’insultent, mais ils sont rares).

J’y vois un socle (ou un germe de socle) pour que les politiques professionnels se ressourcent, se regroupent différemment, modifient leurs programmes, et imaginent un projet pour l’après non, une vraie Europe pour les hommes, pas pour les États.

On a bien deux ou trois ans pour rallier nos frères européens et engager cet élan partout, n’est-ce pas ? Et si c’était les peuples d’Europe qui réclamaient fermement aux partis politiques cette refondation démocratique, en partant de la base, communiquant à travers le net pour se passer le mot sans forcément respecter les clivages des partis ? On peut rêver...

Je prends conscience, en effet, que ce sont les États (ou leur personnel politique ?) qui ne veulent pas de l’Europe et qui refusent les transferts de souveraineté.

Ne faut-il pas commencer par le commencement : demander aux 25 peuples s’ils veulent s’unir pour créer une République européenne ? Puis engager, seulement avec les pays qui le veulent, un vrai processus constituant, organisé par les pouvoirs en place mais indépendant d’eux ?

On peut y réfléchir, non ?

J’ai entendu à la radio, il y a quelques semaines, une phrase qui a fait mouche, qui depuis résonne sans cesse dans ma tête et qui me change. Elle dit : on ne naît pas citoyen : on le devient.

Étienne Chouard, Trets (Marseille). Texte mis à jour le 17 juin 2005.

Je répète ici que je n’ai absolument aucune autorité pour expliquer le droit communautaire que je découvre en ce moment, pas à pas (de surprise en surprise).

Post scriptum (3 & 12 avril 2005) :

Ce texte a un succès inattendu et il a déjà suscité des milliers de réactions. Des centaines de messages me parviennent chaque jour, presque toujours enthousiastes, parfois critiques, ce qui m’a permis de progresser. Certaines questions, des doutes aussi, reviennent dans les messages et je voudrais ici, d’un mot, y répondre pour anticiper les prochaines.

Je suis professeur de droit, d’économie et d’informatique, en BTS, dans un lycée de Marseille, j’ai 48 ans, quatre enfants, je n’appartiens à aucun parti, syndicat ou association. Dans ma vie, j’ai fait beaucoup plus de parapente que de politique où je suis vierge, un débutant absolu qui s’est "réveillé" il y a six mois, et où je ne ferai pas de vieux os (le vol libre est une drogue dure qui me rappellera vite à elle).

Je ne suis donc le "sous-marin" de personne (question marrante reçue récemment).

Je suis un simple citoyen, "de base"... :o)

J’ai reçu des propositions de publication sur des sites ou dans des revues que j’ai acceptées sans contrôler que la CIA ou le KGB n’agisse en sous-main. De nombreux sites ont déjà publié des liens vers ce texte, parfois sans m’en parler, et ils font bien.

Je voudrais anticiper sur les probables calomnies à venir, à base d’étiquetage politique hâtif en vue d’un discrédit facile. Je ne suis pas un homme politique, je n’aspire pas à le devenir, je ne prétends pas non plus être juriste pour imposer mon point de vue de façon prétentieuse mais pour expliquer ma démarche, d’ailleurs je ne suis pas vraiment juriste, j’ai surtout une formation de juriste, ce n’est, de toutes façons, pas important car je voudrais que le débat reste concentré sur le fond des problèmes sans dériver sur de stériles et parfois malveillantes querelles de personne ou procès d’intention dont les commentateurs politiques ont le secret

Ne me rendez pas non plus responsable de tout ce que devient ce document, de toutes les prévisibles récupérations et déformations. Chacun comprendra qu’il m’échappe et vit sa vie tout seul... :o)

Je ne cherche à manipuler personne : je me trompe peut-être dans mon analyse, j’attends simplement qu’on me le démontre et un débat respectueux est toujours fertile : "de la discussion jaillit la lumière" me disait mon père quand j’étais petit.

S’il vous plaît, fiez-vous surtout aux idées et arguments, abordez le débat comme si votre interlocuteur était de bonne foi, sans noires arrière-pensées, et ne vous laissez pas polluer l’analyse par des considérations parasites.

Ce débat important appartient au commun des mortels, c’est la beauté de la démocratie, ne le laissez pas confisquer par les experts. Lisez, réfléchissez et prenez la parole sans complexes :o)

Ne me reprochez pas les erreurs éventuelles comme si j’étais malhonnête : elles sont prévisibles, prévues, et pas du tout définitives si on recherche sincèrement à identifier les vrais enjeux de ce traité : admettez que la tâche est rude avec ce texte complexe et sibyllin, et qu’on est beaucoup plus forts à plusieurs pour affiner une critique qui deviendra (peut-être) finalement irréfutable.

Enfin, vous avez compris que ce texte évolue, s’améliore, au gré de vos contributions, il est donc daté. Pour le faire circuler, envoyez donc de préférence un lien vers le site, plutôt qu’un document pdf figé, pour être sûr que ce soit la version la plus récente qui circule.

J’exprime ici un chaud merci aux milliers de personnes qui, c’est émouvant je peux vous dire, m’ont exprimé leur enthousiasme depuis que j’ai lancé cet appel au débat comme on jette une bouteille à la mer. Je voulais un débat, je suis servi :o)

Merci aussi à tous ceux qui, profondément en désaccord avec mes analyses iconoclastes, m’ont écrit des mails splendides, très argumentés, respectueux et comprenant ma crainte sans pourtant la partager. Ces interlocuteurs de toutes origines me font beaucoup progresser, je change, j’essaie de leur répondre individuellement mais je n’y arrive plus comme je voudrais, je dois avoir 1 500 mails de retard (4 000 à la mi mai)... Ne m’en veuillez pas, c’est juste impossible, vous êtes trop nombreux.

Merci à tous pour votre écoute attentive et bienveillante :o)


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message