Mai 68 : une situation révolutionnaire ?

jeudi 10 novembre 2022.
 

3 juil. 2018 Par Jean-marc B Blog : Le blog de Jean-marc B

Article N°81 de ma série "1968". La France a-t-elle connu une situation révolutionnaire en Mai 68 ? Prochain article : "Bilans et leçons de la grève générale".

Favori Recommander Alerter Imprimer

Partager Tweet Partager sur Google+

Commentez 1 recommandé

3 Juillet 2018

lan-prochain Chaque jour de la grève générale, le nombre des ouvriers et des étudiants qui veut se débarrasser du capitalisme croit à une vitesse extraordinaire. Comme en rend compte la présente série d’articles « 1968 », la perspective d’une révolution sociale, sans que s’affirme, heureusement, un modèle de socialisme, s’étend bien au delà, dans une partie importante de la petite bourgeoisie.

Comme l’explique très bien Ludivine Bantigny dans son ouvrage récent « 1968. De grands soirs en petits matins (Paris, Le Seuil, 2018, 464 pages), l’appel à la révolution, dépasse de très loin les quelques milliers de militants se réclamant depuis toujours du socialisme. L’extrait qui suit en rend compte :

« Que des partisans de la révolution assurent qu’elle frappe à la porte du présent, rien d’étonnant. Le postulat se remarque au fond davantage lorsqu’il émane d’une institution vénérable et, en matière révolutionnaire, jusque-là insoupçonnable : à l’initiative de Jacques Berque, une pétition en provenance du Collège de France, début mai, salue « les perspectives révolutionnaires ouvertes par les derniers événements ». […] De leur côté, les jeunes médecins du PSU s’enthousiasment pour « la contestation révolutionnaire des structures capitalistes » : leur profession ne les porte pas par tradition vers la révolution, mais l’engagement politique fait mentir les déterminismes sociologiques. D’autres secteurs encore détonnent par leur position en faveur de la révolution. Les danseurs et chorégraphes mobilisés jugent essentiel de jouer leur rôle dans « la dynamique révolutionnaire actuelle ». Le Groupe biblique universitaire de Paris publie un document intitulé « La révolution permanente », sans lien avec la théorie de Marx approfondie par Parvus et Trotski ; il rappelle que les premiers chrétiens, en minorité dans une société esclavagiste, avaient créé spontanément une communauté de biens[6].

[…] Les Renseignements généraux pour leur part, pourtant peu suspects d’aspiration révolutionnaire, emploient l’expression pour décrire les circonstances : à Saint-Nazaire, les RG dépeignent une ville en « situation révolutionnaire » ; à Roanne, ils parlent d’une « France tout entière ébranlée par une révolution ». Le préfet des Pays de la Loire évoque sans détour l’expérience du Comité central de grève nantais comme une « mesure révolutionnaire », même si c’est pour la dénigrer[7].

Mais un risque apparaît : que le mot s’use comme un tissu ravaudé – et finisse galvaudé. On se souvient que l’organisation de jeunesse gaulliste, l’UJP, brandit le slogan : « Les jeunes assument la révolution avec de Gaulle. » À l’extrême droite, si le temps est à l’affirmation d’une contre-révolution nécessaire, le groupe Occident s’affirme en « jeunesse révolutionnaire au service de la nation »[8]. » A propos des médecins, René Viénet cite ce tract « La société capitaliste, sous le couvert d’une apparente neutralité (libéralisme, vocation médicale, humanisme non-combattant…) a rangé le médecin aux côtés des forces de répression : il est chargé de maintenir la population en état de travail et de consommation (ex. : médecine du travail), il est chargé de faire accepter aux gens une société qui les rend malades (ex. : psychiatrie). » (Médecine et répression, tract édité par le Centre national des jeunes médecins). Il rappelle aussi que « des internes et des infirmiers de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne de dénoncer pratiquement cet univers concentrationnaire en occupant les lieux, en chassant les ordures que Breton souhaitait voir crever, et en prenant dans le comité d’occupation des représentants des prétendus malades. »

Autre témoignage : la déclaration représentative de la volonté de révolution sociale de l’AG des employés de la FNAC, qui n’est pourtant pas le coeur de la classe travailleuse, adoptée à l’unanimité le 24 mai 1968.

La crise sociale devenant politique, elle l’est toujours à cette échelle, et l’aspiration à une révolution sociale faisant un bond dans les jours suivant le rejet de Grenelle le 27 mai, c’est même le PCF qui pose la question de cet article. Suite à la déclaration de Chateau-Chinon de Mitterrand le 28 mai (voir article n°64 de cette série), le BP du PCF est réuni toute la soirée et Waldeck Rochet convoque une réunion des dirigeants avec les secrétaires fédéraux de la région parisienne, à 3 heures du matin, pour discuter de savoir si la situation était révolutionnaire. La conclusion de la consultation est une réponse négative. Le PC est déterminé à éviter une révolution à tout prix, et fait tout pour cela, mais il a un moment douté de sa capacité à empêcher que la situation devienne révolutionnaire.

Les conditions d’une révolution existaient-elle ?

La réponse des principaux acteurs de 68, eux qui ont pourtant lutté contre l’Etat capitaliste et pour une révolution socialiste, est identique : les conditions de cette révolution n’étaient pas réunies. Mais les raisons de cette réponse sont tout autre que celles du PCF. Dès le 23 Mai, la JCR répond à la question par la négative.. Dans un article écrit bien plus tard, Alain Krivine résume ainsi les arguments :

«  Le pouvoir aux travailleurs   ?

Ce slogan a commencé à être repris par des dizaines de milliers de manifestants dès la fin mai. Il illustre à la fois la force et la radicalité du mouvement mais aussi ses faiblesses.

À ce moment-là, tout le pays était paralysé par une grève générale de près de 10 millions de travailleurEs, les usines occupées avec des drapeaux rouges sur leur façade. La police avait plus ou moins déserté les rues de Paris, dont la circulation était réglée par des grévistes porteurs de brassards. Le Parlement était fermé et déjà certains ministres avaient quitté le pays. «  Le pouvoir aux travailleurs  » semblait enfin une nécessité et pourtant ce mot d’ordre n’avait aucune possibilité de réalisation. À qui donner ce pouvoir, comment et pour quoi faire  ? Ce sont ces questions centrales qu’il faudra résoudre le prochain «  mai  »…

À qui le pouvoir  ?

– Aux directions syndicales  ? Elles n’en voulaient à aucun prix. Ça n’était pas leur rôle, et en plus, pas sur la base d’une grève générale difficilement contrôlable.

– Au PCF  ? Il n’en n’était pas question. Fidèle à sa dénonciation des «  gauchistes  » et à ses orientations institutionnelles et électoralistes, la direction du PCF n’attendait qu’un appel aux élections, que De Gaulle décida très vite pour enterrer dans les urnes un mouvement extra-parlementaire.

– Aux dirigeants connus de la révolte étudiante, Cohn-Bendit, Geismar ou Sauvageot  ? Personne n’y avait songé. En effet, autant ces dirigeants étaient appréciés et crédibles pour organiser des manifestations de rue ou des meetings, autant personne, surtout dans le mouvement ouvrier, ne leur faisait confiance pour prendre le pouvoir et diriger le pays.

– Aux organisations révolutionnaires (JCR, VO, Maos, Anars…)  ? Là encore, cela n’avait aucune crédibilité. Implantés essentiellement en milieux étudiant et lycéen, ces groupes (environ 800 militantEs aux JCR…) étaient reconnus dans leur milieux et ont joué un rôle important dans la jeunesse, mais ils n’avaient quasiment pas d’implantation en dehors de celle-ci.

– Aux délégués des comités de grève  ? C’est tout le problème. Cette grève générale, en grande partie spontanée, sera vite prise en mains par les syndicats, sans création, à quelques exceptions près comme au centre de Saclay, de structures d’auto-organisation. Les «  comités de grève  » étant la plupart du temps des structures intersyndicales.

L’existence de milliers de comités de grève déléguant à Paris leurs délégués pour former une assemblée nationale représentative du mouvement aurait bouleversé la situation, en créant, face à un Parlement légal mais sans pouvoir, un pouvoir légitimé par des millions de grévistes. Dès lors, le «  pouvoir aux travailleurs  » devenait crédible, c’était celui de cette nouvelle Assemblée.

Gagner une crédibilité, s’implanter

C’est là qu’on comprend les faiblesses de 68 et son incapacité à changer de pouvoir et de société. Cet échec va ramener les couches moyennes aux côtés de la bourgeoisie, au nom de «  l’ordre  », et assurer le succès électoral de la droite. Ce qu’on avait gagné par la fenêtre des luttes, on le perdra par la porte des élections et le maintien d’un système opposé au «  pouvoir des travailleurs  »

Ainsi, si l’on veut préparer un nouveau 68 qui réussisse, il faut dès maintenant que les révolutionnaires s’implantent dans les entreprises et les quartiers, pas seulement dans les universités, y acquièrent une crédibilité dans l’organisation des luttes quotidiennes, y développent la nécessité de l’auto-organisation avec des comités de grève là où c’est possible, et fassent de la propagande sur nos propositions sociales et politiques alternatives. Nos thèmes de propagande, compris par une minorité en dehors des luttes, peuvent devenir des thèmes d’agitation repris par des centaines de milliers de personnes en période de mobilisation. Voilà une des leçons de 68. »

Tout cela est juste, mais reste à expliquer pourquoi il n’y a pas de parti révolutionnaire en France en 1968. Dans les petites organisations révolutionnaires, il est facile de relever sectarisme ici, bureaucratisme là, ou absence minimale d’implantation ouvrière. Mais il faut aller plus loin, prendre en compte l’essentiel, à savoir le contexte décrit dans les premiers articles de cette série (relire notamment mon billet 26 Janvier 68 : Caen prend les devants et Mai 2018 : sous les pavés la rage, par Jacques Chastaing).

En résumé, 1968 connait une inflexion de la conjoncture économique, des licenciements et l’augmentation du chômage depuis 1967, fruit de la "modernisation" de l’appareil productif qui doit devenir compétitif à l’aube de l’ouverture totale du marché commun, à la fin de l’été 1968 justement. Mais si la France connait sa plus grande grève générale, cette grève se situe aussi pendant sa plus grande et longue période d’expansion économique. Pour tous les travailleurs, demain ne peut qu’être mieux qu’hier, l’idéologie du progrès domine encore tous les secteurs de la société. Rappelons nous aussi qu’aucun de ces secteurs ne vit alors dans la crainte des désastres écologiques. La grève générale fait face aux attaques déclenchées dès 1967, notamment avec les ordonnances, mais la grande majorité des travailleurs a encore foi dans le régime capitaliste, en tout cas ne voit pas l’urgence d’une révolution sociale, du socialisme.

D’où le poids des bureaucraties syndicales et des politiciens réformistes, comme la faiblesse de l’auto-organisation, due aux objectifs que se fixait la grève générale : bénéficier au maximum de cette période de progression économique.

Disons immédiatement, pour faire comparaison avec aujourd’hui, que les mobilisations depuis 2016 ont montré la difficulté à rompre avec le passé. Restent encore les illusions d’un retour vers les "trente glorieuses" grâce à une politique keynésienne de la demande. La rupture demande du temps. On voit ce que fait Macron, mais la majorité se demande encore : est-ce que ça va vraiment continuer, est-ce possible, jusqu’où ira-t-il, faut-il vraiment se préparer à la révolution ?


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message