Arno Münster : «  Avec Tosel, repenser l’émancipation à partir des citoyens libres et égaux  »

mercredi 11 mars 2009.
 

Le philosophe franco-allemand et historien de la philosophie moderne et contemporaine, élève et spécialiste d’Ernst Bloch, consacre un ouvrage à «  la pensée de l’émancipation  », qui s’appuie sur «  une critique radicale de la mondialisation néolibérale  » développée par le philosophe marxiste André Tosel.

Dans André Tosel, penseur de l’émancipation (Lignes, 2018), vous rendez hommage au philosophe, disparu il y a un an. Pourquoi cette démarche  ?

Arno Münster J’étais lié à André Tosel par une amitié qui avait commencé en 1995, l’année où André Tosel a commencé à enseigner en Sorbonne, au département de philosophie de l’université Paris-1. Tosel y dirigeait le Centre de recherches sur la philosophie de la praxis et les logiques de l’agir. A commencé alors un dialogue philosophico-politique entre nous qui était, pour l’essentiel, marqué par le fait que Tosel tentait de m’expliquer la philosophie de la praxis de Gramsci (dont il était le grand spécialiste), tandis que moi-même je m’efforçais de l’introduire dans la pensée du philosophe marxiste allemand Ernst Bloch, auteur de la grande trilogie Le Principe Espérance (1959), cette grande encyclopédie des images et concrétisations utopiques. Dans le cadre des recherches philosophiques que Tosel avait menées sur les « mille marxismes » et notamment sur les courants « hérétiques » du marxisme du 20e siècle, il s’était aussi intéressé à Ernst Bloch, à son matérialisme utopique. En bref, à cette pensée d’un marxiste « dissident » qui avait été démis, en 1957, par les autorités de la RDA, de son poste de professeur de philosophie à l’Université de Leipzig, pour « révisionnisme » et avait trouvé une nouvelle « patrie » à Tübingen, où il a enseigné encore pendant jusqu’à sa mort. Cet intérêt pour ce penseur marxiste « hérétique » et dissident a finalement conduit André Tosel à rédiger la préface de ma biographie L’utopie concrète d’Ernst Bloch. Une biographie (Kimé, 2001).

Quel est, selon vous, le fil rouge de l’œuvre très dense de Tosel  ?

Arno Münster Le fil rouge qui relie tous les travaux d’André Tosel, depuis son premier grand livre sur Spinoza jusqu’à ses tout derniers ouvrages consacrés à la mondialisation, à la citoyenneté et à la laïcité, est une pensée de l’émancipation fondée sur une conception nouvelle de l’affranchissement de l’homme de la servitude volontaire. À la différence de l’Antiquité romaine (où le terme e-mancipatio désignait la levée de la mainmise exercée sur un sujet par une autorité extérieure, en l’occurrence celle du père sur son fils), l’émancipation est plutôt définie comme «  conquête active d’un sujet qui revendique une liberté égale dans l’immanence  ». L’émancipation est considérée, dans notre modernité, comme «  une action en première personne  », un acte de soi en sujet actif  ; elle est «  auto-émancipation, émancipation de soi par soi, position de soi par soi et elle se fixe en autonomie, donation de la loi de soi à soi  ». Au niveau politique, c’est une «  auto-émancipation des sujets en citoyens, dans un État libre se pensant comme État d’un peuple libre  ». Tosel s’efforce alors d’esquisser les diverses formes de cristallisation de l’émancipation depuis le XVIIIe siècle jusqu’à notre époque de la globalisation néolibérale. Il rassemble tous les éléments constitutifs d’une histoire critique de l’émancipation dont le moment proprement dit «  moderne  » est celui de «  la convergence entre l’émancipation d’esprit critique et de la raison et l’émancipation juridique et politique  ». C’est Kant qui, selon Tosel, pense l’émancipation en ses concepts modernes devenus classiques  : liberté, égalité, progrès, raison, réforme et révolution, reposant sur le principe moral affirmant avant tout la «  dignité de l’homme  ». Mais c’est grâce aux idées révolutionnaires de Rousseau, de Robespierre et de Saint-Just que, pendant la Révolution française, l’émancipation serait devenue de facto «  un programme politique de nature à en finir avec le despotisme de la monarchie absolue et les privilèges corporatifs de la noblesse et de l’Église  ». Enfin, ce n’est que dans la philosophie matérialiste de Marx et d’Engels (au XIXe siècle) qu’elle sera identifiée avec le combat de la classe ouvrière pour «  l’émancipation sociale  » et le communisme.

En quoi l’étude de Spinoza oriente ses travaux philosophico-politiques  ?

Arno Münster En effet, Spinoza, son Ethique et surtout le Traité théologico-politique ont été un guide permanent au cours de l’élaboration de l’œuvre philosophico-politique de Tosel, une sorte de « boussole » théorique qui lui a permis l’exploration en profondeur de l’univers de pensée du grand philosophe juif d’Amsterdam. Spinoza est vraiment, aux yeux de Tosel, l’incarnation typique d’une pensée « hérétique » moderne, très opposée aux traditionalismes et aux dogmes théologico-religieux de toutes les religions dont l’objectif était bien, comme Tosel le souligne, entre autres, dans son livre « Nous, citoyens laïcs et fraternels »(Kimé, 2015), « l’instauration de la laïcité dans la démocratie pour une multitude libre » et la « laïcisation de la foi civile, dans la mesure où la démocratie qu’il défend comme le régime le plus expressif de la potentia humaine, promeut (… ) une religion universelle dont la fonction est tout à la fois religieuse et morale, sociale et politique. » Sa démarche théorico-philosophique est bien celle d’un penseur rationaliste et matérialiste, celle d’un précurseur des Lumières, mais non pas celle d’un penseur athée, car, comme l’atteste la lecture de son Ethique, il défend bien, avec la célèbre formule « Deus sive Natura », une ontologie déiste naturaliste, préconisant la connaissance de Dieu (causa sui) comme cause de tous les êtres qui existent dans la nature ».

Vous évoquez ses «  positions marxo-gramsciennes  ». Comment André Tosel est-il devenu le passeur d’une analyse globale de la lutte pour l’émancipation  ?

Arno Münster Comme il le souligne, l’émancipation est une catégorie centrale du monde moderne, non seulement pour les projets révolutionnaires, mais aussi pour les républicanismes, les socialismes et les communismes. Elle a une «  fonction critique, comme sortie de toutes les formes de servitude  », et une fonction positive, par sa référence au but d’une «  libre association d’individus libres où l’égale liberté des individus conditionne la liberté de l’association  ». Grâce à Marx et sa critique de l’économie politique, l’émancipation du travail aliéné et des entraves du mode de production capitaliste est devenue la revendication majeure d’un mouvement ouvrier en plein essor visant le but de la libération de l’esclavage salarié et de la soumission des activités humaines par le capital. Après Lénine, Gramsci se fait porte-parole de ce programme d’émancipation, en voulant l’adapter, avec sa théorie de «  l’hégémonie  » de la classe ouvrière et du «  bloc historique  » encore à construire, aux conditions spécifiques de la lutte de classes de son époque (crise mondiale du capitalisme et montée du fascisme). Or, comme le constate Tosel, avec réalisme, l’histoire n’a pas réalisé ce projet. Il faudrait donc, conclut-il, «  repenser l’émancipation en la délivrant de son fantasme de maîtrise inconditionnelle  ; la repenser comme réappropriation par les masses subalternes (…) de la plasticité humaine dévoyée par la démesure de l’accumulation du capital et égarée dans les violences destructrices à la fois des humains et de la nature  ». Cela ne peut être, selon lui, que le fait de l’action émancipatrice future de «  citoyens libres et égaux, de seconde génération, plurielle et complexifiée, à partir des luttes qui renaissent  ».

Tosel est l’un des philosophes contemporains à avoir analysé la globalisation capitaliste. Quels sont les principales points-clés de sa «  critique radicale de la mondialisation néolibérale  »   ?

Arno Münster Elle est définie dans son livre Un monde en abîme (Kimé, 2008), et dans son livre Du retour du religieux (Kimé, 2011), comme «  le mouvement d’extension hégémonique et infini du capitalisme, comme la forme géo-économico-militaire que prend l’extension du mode de production capitaliste au globe terrestre dans sa totalité qu’il tend à transformer en en faisant son monde propre  ». Il s’agit d’un mouvement hégémonique du système de «  l’économie-monde  » qui repose sur l’extension des marchés et sur la valorisation de l’entreprise comme institution totale. Ce système a pour forme politique la «  démocratie-régime  », un régime qui selon lui est loin d’être vraiment démocratique, au sens de l’idéal d’une démocratie des masses prônée par Gramsci, puisqu’il a visiblement des tendances totalitaires. Tosel va même jusqu’à parler de «  libéralo-totalitarisme  », imposant, notamment via les médias, un mode de vie individualiste et une conception néolibérale totalisante du monde. Or, cette «  mondialisation  », souligne Tosel, c’est la «  dés-émancipation des masses subalternes  », c’est le retour à «  l’individualisme  »  ; c’est le démantèlement de l’État social, la négation du progrès social et des politiques ayant pour but la réduction des inégalités sociales.

En quoi ce travail est-il un apport à Marx et donc à son renouveau  ?

Arno Münster André Tosel était persuadé, dans son livre études sur Marx (et Engels). Vers un communisme de la finitude (Kimé, 1996), que l’effondrement du communisme historique et de l’idéologie marxiste-léniniste ne signifiait pas la fin de Marx. «  Il peut, dit-il, ouvrir la possibilité d’une appropriation de Marx comme patrimoine de toute l’humanité, comme “classique” de la modernité capitaliste mondialisée. À une condition  : que Marx soit étudié compte tenu de l’échec de l’expérience qui s’est autorisée de son nom et qui a été aussi celle de la monstration des équivoques et des incertitudes de sa pensée.  » Autrement dit, Tosel est persuadé que l’échec du communisme soviétique n’est pas la «  fin de l’histoire  » (Fukuyama), mais «  ouvre une époque où l’économie-monde capitaliste aura à déployer ses contradictions internes  ». Il pourrait y avoir encore des «  surprises  » et «  des démentis aussi cinglants que ceux qui ont désenchanté hier les partisans de la fin communiste de l’histoire  ».

À l’heure du bicentenaire de sa naissance et du coup de jeune que traduit la sortie du film de Raoul Peck, pourquoi, selon vous, Marx revient-il rajeuni dans le débat  ?

Arno Münster Il est incontestable que le «  There is no alternative  » («  Tina  », devise des néolibéraux et du thatchérisme) ait été défié et continue d’être défié de plus en plus, ces dernières années, en Europe, par des mouvements citoyens radicaux, surtout dans le domaine de l’écologie, etc. On pourrait éventuellement reprocher à Tosel de ne pas avoir suffisamment tenu compte de cette émergence, à partir des années 1970, et surtout après la catastrophe nucléaire de Fukushima (2011), de l’écologie politique dont l’écosocialisme auquel j’ai adhéré, comme mon ami Michael Löwy, n’est qu’une composante. Le marxisme, j’en suis convaincu, ne peut se rajeunir que s’il épouse, après s’être libéré de ses scories productivistes, bureaucratiques et staliniennes, la cause de l’écologie, en tentant de faire une synthèse entre les revendications écologistes et les revendications de justice sociale. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans mes livres Pour un socialisme vert (Lignes, 2012) et Utopie, écologie, écosocialisme (l’Harmattan, 2013). La grande désillusion que le gouvernement de Macron a provoqué, avec ses mesures anti-sociales néo-libérales, comme par exemple la baisse des retraites (par l’augmentation de la CSG), pourrait provoquer un « réveil » et des protestations de masse débouchant sur de nouvelles possibilités réelles de construction (sur de nouvelles bases) d’une alternative anti-capitaliste… Nous sommes, aujourd’hui, encore loin de ce but.

En prenant la laïcité pour clé du combat politique moderne, André Tosel a souligné l’importance de la religion et des minorités. Comment allie-t-il ces réalités avec une grille d’analyse de classes  ?

Arno Münster Selon Tosel, l’effondrement du marxisme/socialisme, dans les trois dernières décennies, et la montée et l’expansion continue de la mondialisation néolibérale s’accompagne d’un retour du religieux provoqué, pour l’essentiel, par trois phénomènes  : le souci de donner un sens à l’existence dans un monde trop insécurisé, le recul de l’esprit des Lumières et l’essor de l’évangélisme conquérant et du fondamentalisme islamiste. C’est la conjonction de ces trois phénomènes qui a affaibli la laïcité, un des grands principes de la République moderne. Dans les dix dernières années de sa vie, Tosel a consacré beaucoup d’énergie à l’analyse de la laïcité, dans le labyrinthe du complexe économico-politico-théologique. Ces recherches ont culminé dans le livre Nous citoyens, laïques et fraternels  ? (Kimé, 2015). Pour éviter tout malentendu  : la laïcité, pour lui, n’est pas une religion laïque superposée. Elle doit renoncer à toute sacralisation. La laïcité, très menacée par la montée des intégrismes religieux, des conservatismes et des fanatismes, devrait être renouvelée. Et lorsqu’il lance le mot d’ordre de la «  laïcisation de la laïcité  », il rêve d’une «  union de l’impolitique dans la laïcité de la fraternité, remettant à l’ordre du jour la lutte pour la libération collective du travail  ». Il est persuadé que «  les guerres entre nations, ethnies, groupes religieux qui sont l’autre face de la mondialisation exigent ce recours pour que soit évitée une série de catastrophes anthropologiques. L’heure est venue, conclut-il, où la pensée de la laïcité doit sortir de ses certitudes et prendre le risque d’affronter le monde tel qu’il est  ».

Alors que Gramsci est très prisé et que ses travaux sont souvent cités, pourquoi le grand spécialiste du penseur sarde en France, André Tosel, a été autant ignoré par les milieux médiatiques et intellectuels ?

Arno Münster Si André Tosel n’a malheureusement pas connu la célébrité et la reconnaissance qu’il avait bien méritées par les milieux médiatiques et intellectuels, en tant que brillantissime spécialiste et interprète de Spinoza et de Gramsci (dont il a été sans nul doute le principal « médiateur », en France), c’est parce que la conjoncture politico-culturelle ne lui était pas du tout favorable. Il était tout simplement trop « à contre-courant » d’un système « libéral » qui, après l’échec de la révolte de Mai 1968, et encore plus, après l’effondrement du communisme soviétique, en 1991, s’efforçait d’enterrer par tous les moyens le marxisme, en lui substituant, une « pensée unique » qui, après la mort de Jean-Paul Sartre, manifestait de plus en plus la tendance de vouloir marginaliser des « esprits critiques » radicaux, comme Tosel, qui refusaient d’abandonner le marxisme. Ainsi les conditions n’étaient donc pas du tout réunies, pour que s’accomplisse le grand rêve de Tosel d’un « retour à Marx ». Ainsi, Tosel, et avec lui un certain nombre d’autres penseurs critiques radicaux, ont été de plus en plus isolés sinon « méprisés » par un monde intellectuel dominé par les « nouveaux-philosophes » et un système médiatique excluant et marginalisant complètement le discours marxiste. La vague de la mode anglo-saxone dénommée « philosophie analytique » en a fait le reste…

L’universitaire et militant communiste a toujours suivi un fil d’Ariane marxiste. Comment l’érudit modeste est-il parvenu à le faire, dans la dure période de la guerre froide, tout en ne versant pas dans le dogmatisme et en permettant des ponts entre les écoles de pensée, les générations, etc. ?

Arno Münster Né dans une famille catholique traditionnelle, Tosel avait d’abord milité, comme étudiant « normalien », pendant plusieurs années, au sein des Jeunesses Etudiantes Catholiques (JEC) qu’il quitta en 1971. En 1972, il adhère au PCF. Tosel n’a milité au Parti communiste que pendant douze ans. En tant que normalien « ulmien », il avait d’abord fait partie du cercle des étudiants « marxistes-léninistes »(maoistes) (UEml) autour de Louis Althusser (qui avait exercé une certaine influence sur lui.)(Althusser avait eu une certaine « prédilection » pour Antonio Gramsci). Ce n’est que suite à ses désaccords avec les maoïstes et à sa rupture avec eux qu’il devint finalement un militant « vigilant » du PCF, dans l’espoir (vite déçu) de pouvoir militer, au sein même des structures du parti, pour les idées de GRAMSCI. Déçu, il quittera le PCF, en 1984. Désabusé, il n’attendait absolument « rien » de l’Union de la Gauche et de la politique réformiste des socialistes. La chute du Mur de Berlin et la fin du communisme soviétique, en 1991, n’étaient à ses yeux absolument pas « la fin de Marx » et du marxisme ; mais c’était bien, soulignait-il, la fin d’une certaine orthodoxie marxiste-léniniste qui, se substituant à la classe ouvrière, au nom de la « dictature du prolétariat », avait institué en Union soviétique et dans les « démocraties populaires » satellites, le pouvoir bureaucratico-totalitaire de l’Etat-Parti, à savoir celui des « apparatchiks ». C’est ce modèle-là qui a échoué, et non pas Marx. En tant que marxiste non-dogmatique, Tosel rêvait évidemment assez longtemps d’une renaissance du marxisme, au début du XXIe siècle, d’une renaissance qui ne s’est pas produite… En 2012, l’année de l’arrivée au pouvoir de François Hollande, Tosel ré-adhère au Parti Communiste et au « Front de Gauche » dont il défendra, avec des nuances et des réserves, les principales idées, revendications et orientations, jusqu’à son décès, le 14 mars 2017, à Nice, sa ville natale.

Marxisme et utopie concrète

Né le 10 août 1942 à Strehlen, en Basse-Silésie (Allemagne), Arno Münster est l’élève du philosophe marxiste hétérodoxe Ernst Bloch. Philosophe et historien spécialiste de la philosophie politique contemporaine, il quitte l’Allemagne et s’installe à Paris en 1967. Il côtoie puis devient l’ami de Jean-Paul Sartre. Sa rencontre avec André Gorz dans les années 1970 est décisive  : il se tourne vers l’écologie politique. Arno Münster est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages, dont les plus récents sont  : Le changement climatique va-t-il tout changer  ? (l’Harmattan, 2017) et André Tosel, penseur de l’émancipation (Lignes, 2018).

Entretien réalisé par Pierre Chaillan


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