1968 1998 Besoin d’utopie (par Ignacio Ramonet)

mardi 22 mai 2018.
 

UNE même affiche tapissait, en janvier dernier, les couloirs de divers aéroports d’Europe : pastichant les images de la révolution culturelle chinoise, elle représentait une rangée de personnes avançant en tête de manifestation, visages radieux, brandissant des étendards colorés, agités par le vent et criant : « Capitalistes de tous les pays, unissez-vous ! » Pour Forbes, la revue américaine des milliardaires, c’était là une manière narquoise de célébrer les cent cinquante ans de la parution du Manifeste du Parti communiste, de Karl Marx et Friedrich Engels.

Une manière aussi d’affirmer, sans crainte d’être démenti (les affiches n’étaient ni lacérées ni taggées), deux choses : le communisme ne fait plus peur ; le capitalisme est passé à l’offensive.

En cette année où l’on commémore non seulement l’anniversaire de ce célèbre Manifeste, écrit par deux jeunes gens (Marx avait trente ans et Engels vingt-huit !), mais aussi celui de la révolution de 1848 (qui imposa le suffrage universel masculin et l’abolition de l’esclavage) et la révolte de mai 1968, quelles réflexions inspire la nouvelle arrogance du capital ?

Celle-ci a commencé après la chute du mur de Berlin et la disparition de l’Union soviétique, dans un contexte d’hébétude politique où s’exprimait la béance d’une illusion détruite. Les révélations soudaines de toutes les conséquences, à l’Est, de décennies d’étatisation ont troublé les esprits. Le système sans libertés et sans économie de marché est apparu dans sa tragique absurdité, avec son corollaire d’injustices. La pensée socialiste, d’une certaine manière, s’est affaissée, ainsi que le paradigme du progrès comme idéologie prétendant à la planification absolue de l’avenir.

Au sein de la gauche, quatre convictions nouvelles se sont fait jour qui pourraient saper l’espoir de transformer radicalement la société : aucun pays ne peut se déveloper sérieusement sans économie de marché ; l’étatisation systématique des moyens de production et d’échange entraîne gaspillages et pénuries ; l’austérité au service de l’égalité ne constitue pas, en soi, un programme de gouvernement ; la liberté de pensée et d’expression a pour condition nécessaire une certaine liberté économique .

La faillite du communisme et l’implosion du socialisme ont entraîné, par ricochet, le démantèlement idéologique de la droite traditionnelle (qui avait pour seul socle doctrinal l’anticommunisme) et ont sacré grand vainqueur de l’affrontement Est-Ouest le néolibéralisme. Celui-ci, dont la dynamique était freinée depuis le début du siècle, a vu disparaître ses principaux adversaires et se déploie désormais à l’échelle planétaire avec une énergie décuplée. Il rêve d’imposer sa conception du monde, sa propre utopie, en tant que pensée unique, à la Terre entière.

CETTE entreprise de conquête s’appelle la mondialisation, qui résulte de l’interdépendance de plus en plus étroite des économies de tous les pays par la liberté absolue de circulation des capitaux, par la suppression des barrières douanières et des réglementations et par l’intensification du commerce et du libre-échange, encouragée par la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Une déconnexion s’établit entre l’économie financière et l’économie réelle. Sur les quelque 1 500 milliards de dollars que représentent les transactions financières quotidiennes à l’échelle mondiale, 1 % seulement sont consacrés à la création de richesses nouvelles. Le reste est de nature spéculative.

Un tel essor du néolibéralisme s’accompagne, même dans les pays les plus développés, d’une réduction significative du rôle des acteurs publics, à commencer par les Parlements, ainsi que d’un saccage écologique, d’une explosion des inégalités et du retour massif de la pauvreté et du chômage. Ce qui représente la négation de l’Etat moderne et de la citoyenneté.

Nous assistons également à un découplage radical entre, d’une part, l’évolution des nouvelles technologies de l’information et, d’autre part, la notion de progrès de la société. L’essor, depuis le début des années 60, de la biologie moléculaire, associé à la puissance de calcul que permet désormais l’informatique, a fait voler en éclats la stabilité générale du système technique. Le contrôle de celui-ci par la puissance publique devient de plus en plus ardu. Résultat : les responsables politiques se révèlent incapables de mesurer les menaces de cette accélération des technosciences (1). Ils passent, là aussi, dans la dépendance d’experts non élus qui pilotent dans l’ombre les décisions gouvernementales.

La révolution informatique a fait éclater la société contemporaine ; elle a bouleversé la circulation des biens et favorisé l’expansion de l’économie informationnelle et la mondialisation. Celle-ci n’a pas encore fait basculer tous les pays du monde dans une société unique, mais elle pousse à la conversion de tous vers un modèle économique unique par la mise en réseau de la planète. Elle crée une sorte de lien social libéral entièrement constitué par des réseaux, séparant l’humanité en individus isolés les uns des autres dans un univers hypertechnologique.

Conséquence : les inégalités se creusent. Il y a plus de 60 millions de pauvres aux Etats-Unis, le pays le plus riche du monde. Plus de 50 millions de pauvres au sein de l’Union européenne, première puissance commerciale. Aux Etats-Unis, 1 % de la population possède 39 % de la richesse du pays. Et, à l’échelle planétaire, la fortune des 358 personnes les plus riches, milliardaires en dollars, est supérieure au revenu annuel des 45 % d’habitants les plus pauvres, soit 2,6 milliards de personnes...

La logique de la compétitivité a été élevée au rang d’impératif naturel de la société. Elle conduit à faire perdre le sens du « vivre ensemble », le sens du « bien commun ». Tandis que la redistribution des gains de productivité se fait en faveur du capital et au détriment du travail, que le coût de la solidarité est considéré comme insupportable et que l’édifice de l’Etat-providence est mis à bas (2).

Devant la brutalité et la soudaineté de tous ces changements, les repères se perdent, les incertitudes s’accumulent, le monde semble opaque, l’histoire paraît échapper à toute prise. Les citoyens se retrouvent au coeur de la crise, au sens qu’Antonio Gramsci donnait à ce terme : « Quand le vieux meurt, et le neuf hésite à naître. » Ou, comme dirait Tocqueville, quand, « le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ».

POUR de nombreux citoyens, l’idée ultralibérale que l’Occident est mûr pour vivre dans des conditions de liberté absolue est aussi utopique - et aussi dogmatique - que l’ambition révolutionnaire de l’égalitarisme absolu. Ils se demandent comment penser le futur. Et expriment le besoin d’une autre utopie, d’une nouvelle rationalisation du monde. Ils attendent une sorte de prophétie politique, un projet réfléchi de l’avenir, la promesse d’une société réconciliée, en pleine harmonie avec elle-même.

Mais y a-t-il un espace, aujourd’hui, entre les ruines de l’Union soviétique et les décombres de nos sociétés déstructurées par la barbarie néolibérale, pour une nouvelle utopie ? Cela semble a priori peu vraisemblable, parce que la méfiance à l’égard des grands projets politiques s’est généralisée et que l’on vit, en même temps, une grave crise de la représentation politique, un énorme discrédit des élites technocratiques et des intellectuels médiatiques, et une rupture profonde entre les grand médias et leur public.

Quelles que soient les consultations électorales, l’abstention augmente, ainsi que le vote blanc et la non- inscription sur les listes électorales. En France, un jeune sur trois de moins de vingt-cinq ans n’est pas inscrit ; le nombre de militants politiques ne dépasse pas 2 % des électeurs, et seuls 8 % des actifs salariés adhèrent à un syndicat (ces deux derniers chiffres étant les plus faibles de tout le monde occidental). A gauche, le Parti socialiste ne compte pratiquement plus de cadres issus des couches populaires ; le Parti communiste n’a plus d’identité politique et a pratiquement perdu son identité sociologique.

Beaucoup de citoyens, toutefois, souhaiteraient introduire une graine d’humanité dans la barbare machinerie néolibérale ; ils sont à la recherche d’une implication responsable, éprouvent un désir d’action collective. Ils voudraient affronter des responsables bien identifiés, en chair et en os, sur lesquels déverser leurs reproches, leurs inquiétudes, leurs angoisses et leur désarroi, alors que le pouvoir est devenu largement abstrait, invisible, lointain et impersonnel. Ils voudraient encore croire que la politique a réponse à tout, alors que la politique a de plus en plus de mal à fournir des réponses simples et claires aux problèmes complexes de la société. Chacun ressent pourtant, comme rempart contre la déferlante néolibérale, la nécessité d’un contre-projet global, d’une contre-idéologie, d’un édifice conceptuel pouvant être opposé au modèle dominant actuel.

Mettre celui-ci sur pied n’est guère facile car, on part d’une situation de quasi-table rase, les précédentes utopies fondées sur l’idée de progrès ayant trop souvent sombré dans l’autoritarisme, l’oppression et la manipulation des esprits.

Une fois encore, le besoin se fait sentir de rêveurs qui pensent et de penseurs qui rêvent, pour retrouver non pas un projet de société tout ficelé, tout empaqueté, mais une manière de voir et d’analyser la société permettant de casser à terme, au moyen d’une nouvelle idéologie, l’idéologie anarcho-libérale.

Celle-ci fabrique une société égoïste, en favorisant la fragmentation, la parcellisation. Il devient indispensable, en conséquence, de réintroduire du collectif porteur d’avenir (3). Et l’action collective passe désormais par les associations autant que par les partis ou les syndicats. On a d’ailleurs vu en France, au cours des dernières années, se multiplier les associations, des Restos du coeur à Act Up, d’Agir ensemble contre le chômage (AC !) à Droit au logement (DAL), en passant par les branches locales des grandes organisations non gouvernementales (ONG) internationales comme Greenpeace, Amnesty International, Médecins du monde, ou Transparency.

Les partis possèdent, entre autres, deux caractéristiques qui les rendent moins crédibles : ils sont généralistes (ils prétendent régler tous les problèmes de la société) et locaux (leur périmètre d’intervention s’arrête aux frontières du pays). Les associations, en revanche ont deux attributs symétriques et inversés par rapport à ceux des partis : elles sont thématiques (elles s’attaquent à un seul problème de la société : le chômage, le logement, l’environnement, etc.) et transfrontières (leur aire d’intervention s’étend à toute la planète) (4).

AU cours de la décennie passée, les deux engagements (engagement global et engagement d’urgence sur une cause précise) se sont parfois tourné le dos. Mais un mouvement de convergence semble s’amorcer. Leur jonction est indispensable. Elle constitue l’une des équations à résoudre pour restaurer le politique. Car si les associations naissent à la base, témoignant de la richesse de la société civile, et pallient les déficiences du syndicalisme et des partis, elles ne sont parfois que de simples groupes de pression et manquent de la légitimité démocratique de l’élection pour faire aboutir leurs revendications. Le politique prend à un moment ou à un autre le relais. Il est donc capital que le lien entre associations et partis se fasse.

Ces associations continuent de croire qu’il est possible, en se fondant sur une conception radicale de la démocratie, de transformer le monde. Elles constituent sans doute les lieux d’une renaissance de l’action politique en Europe. Fort probablement, leurs militants, vérifiant les mots de Victor Hugo ( « L’utopie, c’est la vérité de demain ») et de Lamartine ( « Les utopies ne sont que des vérités prématurées »), réapparaîtront demain sous d’autres cieux, d’autres bannières et dans d’autres combats civiques.

Pour rétablir l’Organisation des Nations unies au coeur du dispositif du droit international, une ONU capable de décider, d’agir et d’imposer un projet de paix perpétuelle ; pour conforter des tribunaux internationaux qui jugeront les crimes contre l’humanité, contre la démocratie et contre le bien commun ; pour interdire les manipulations des masses ; pour mettre un terme à la discrimination des femmes ; pour établir de nouveaux droits à caractère écologique ; pour instaurer le principe du développement durable ; pour interdire l’existence des paradis fiscaux ; pour encourager une économie solidaire, etc.

« Dans les chemins que nul n’a foulés risque tes pas, dans les pensées que nul n’a pensées risque ta tête », pouvait-on lire sur les murs du Théâtre de l’Odéon, à Paris, en mai 1968. Si nous voulons fonder une éthique du futur, la situation actuelle invite aux mêmes audaces.

Ignacio Ramonet Directeur du Monde diplomatique de 1990 à 2008.


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