6 février 1909 : Naissance de Simone Weil, Martienne rouge de la pensée

jeudi 8 février 2024.
 

Totalement dévouée à la cause du peuple, grande mystique, Simone Weil était une philosophe hors norme, c’est le moins qu’on puisse dire…

Elle était « la trollesse » pour sa mère, « la Martienne » pour Alain, son prof de philo, et « la Vierge rouge » pour le directeur de l’Ecole normale supérieure : Simone Weil était une énigme pour ses contemporains. Et les choses n’ont pas vraiment changé, soixante-cinq ans après sa mort, à Ashford, près de Londres, le 24 août 1943. Alors on se raccroche aux mots de Camus à Selma, la mère de la philosophe : « Je le sais encore mieux maintenant, Simone Weil est le seul grand esprit de notre temps », et à cette autre observation qu’il fit plus tard : « La seule chose dont fut incapable son intelligence fut la frivolité. » Brillante Simone. Une intelligence supérieure (études remarquables au lycée Fénelon, Normale sup, agrégation de philo), la détermination d’un héros grec et la charité d’une sainte, le tout coulé dans un corps fragile, torturé par les maux de tête. Une Martienne, vraiment.

A peine nommée au Puy, en 1931, la jeune prof de philo se fait remarquer pour ses écrits (en particulier dans le journal La Révolution prolé­ta­rienne) et une activité militante qui lui attire les foudres du rectorat. Son immense générosité se déploie déjà : elle donne des cours du soir (gratuits) aux ouvriers du coin, abandonne une partie de son salaire aux caisses de solidarité des travailleurs, achète des livres à ses élèves. Une intellectuelle engagée, la prof mal fagotée aux lunettes cerclées ? Immergée dans son époque, Simone réagit à « grandes enjambées » aux soubresauts de son temps, explique Florence de Lussy, éditrice de ses oeuvres complètes. Mais elle fut bien plus que cela : « une sainte laïque », diront certains. En tous cas un alliage rarissime, mélange de la plus grande profondeur et de la plus forte intensité.

Bien avant que les étudiants gauchistes de 68 ne s’« établissent » en usine, la forte tête décide de toucher du doigt la condition ouvrière. Elle va partager la vie des « camarades ». Un geste que ni Marx, ni Lénine, ni Léon Trotski (qu’elle héberge chez ses parents, rue Auguste-Comte, à Paris, en décembre 1933) n’ont eu la trempe de faire. Fraiseuse chez Renault, elle découvre pendant trois mois la mortification des chairs et l’abrutissement du travail à la chaîne. Elle plaide dans ses articles (et auprès de la direction de l’usine) pour l’amélioration des conditions de travail et contre la division entre travail manuel et intellectuel, qu’elle juge absurde : « Les travailleurs savent tout, écrit-elle dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, texte remarquable de maturité pour une "trollesse" de 25 ans. Mais hors du travail, ils ne savent pas qu’ils ont possédé toute la sagesse. » Le travail, premier pilier de sa pensée. Il le restera jusqu’au bout, jusqu’à L’Enracinement, son autre grand oeuvre, où il deviendra chemin vers la sainteté.

Pour l’heure, Simone est « marxiste critique », comme on dit à l’époque : totalement dévouée à la cause du peuple, mais réfractaire à la pensée unique au sein de sa propre famille politique. Cette platonicienne dans l’âme n’a qu’un maître : la Vérité, qui ne réside pas à Moscou. Soumise à elle et à rien ni personne d’autre, quitte à déplaire - et elle déplut souvent - en s’attaquant au grand frère soviétique quand d’autres s’enlisent dans un « compagnonnage » aveugle. C’est là sa beauté, le regard sans (c)haines et un farouche esprit d’indépendance, à une époque où chacun est sommé de choisir son camp. Simone veille. Elle a des fulgurances, saisit d’un trait de plume l’essence des choses et le cours de l’histoire : « Il est inutile et déshonorant de fermer les yeux, écrit-elle ainsi en avril 1933, au retour d’un voyage outre-Rhin. Pour la seconde fois en moins de vingt ans, le prolétariat le plus avancé du monde, celui d’Allemagne, a capitulé sans résistance. La portée de cet effondrement dépasse de beaucoup la limite des frontières allemandes. » Mille fois, elle jette sur le papier ses analyses, lucides la plupart du temps. Parfois elle trébuche - lourdement. Quand elle se dit prête, par exemple, à sacrifier la Tchéco­slovaquie (mais aussi, jusqu’à un certain point, la liberté des communistes et des Juifs) si cela peut garantir la paix (1). Elle est munichoise en 1938 - « mon erreur criminelle d’avant 1939 », dira-t-elle - et résistante de la première heure quelques mois plus tard. Pour une philosophe, elle n’a pas l’art des transitions. Elle était bien partie se battre en Espagne au côté des Républicains... tout en se prononçant contre un éventuel soutien du Front populaire à la jeune république ibère ! Etre la première au feu, la dernière à faire du prosélytisme, c’est, pour elle, une question d’éthique intellectuelle : pas question de pousser qui que ce soit à risquer sa vie. Une éthique qui ne lui interdit pas, en revanche, d’écrire contre son camp lorsqu’elle le juge nécessaire, confiant à George Bernanos son amertume devant les exactions commises par les « camarades » républicains : « On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de cruautés en plus et le sens des égards dus à l’ennemi en moins », écrit-elle à l’auteur des Grands Cimetières sous la lune, qui, à cette époque, éprouve encore de la sympathie pour le franquisme. Bernanos gardera cette lettre jusqu’à sa mort, pliée dans son portefeuille.

Brillante et contradictoire, Simone. Comment comprendre, sinon, sa relative surdité aux malheurs des Juifs, elle, la Juive agnostique, qui fut pourtant aux premières loges de la persécution ? La philosophe réagit aux lois antisémites, allant même jusqu’à écrire une lettre... bizarre, presque pédagogique, à Xavier Vallat, le commissaire général aux questions juives. Mais elle ne voit pas la tragédie se dessiner. Est-ce parce que sa tête est ailleurs - ou plutôt son âme - quand la guerre éclate ? Sa « vocation », en tous cas, a commencé à tourner. Simone Weil est « tombée vers le haut », comme disait Valéry. Elle a rencontré Dieu, celui du Nouveau Testament plus précisément, car « la tradition hébraïque [lui] est étrangère ».

Ça s’est passé au Portugal, en 1935, alors qu’elle assistait à une procession de femmes de pêcheurs, puis en Italie, à Assise, dans l’église Santa Maria degli Angeli, où saint François venait se recueillir : « Quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux. » Elle ne crie pas sa foi sur les toits et refuse le baptême quand on le lui propose, mais sa vie a basculé dans une quête qui se manifeste - mysticisme ou masochisme, ou les deux, les avis divergent - par une empathie sans limites avec les malheurs de la condition humaine : « Le vrai projet de Simone, c’est d’éprouver la peine des pauvres, écrit aujourd’hui sa nièce Sylvie Weil, non de leur fournir du pain ou des vêtements. Sa forme de charité à elle, c’est de devenir le mendiant et de refuser qu’on la soulage. » A Marseille, où Simone s’est réfugiée avec sa famille ; en Ardèche, où elle s’est fait embaucher comme ouvrière agricole, la philosophe refuse de dormir dans un lit, distribue ses tickets de rationnement, se nourrit de fruits sauvages et... piétine d’impatience, pressée de retourner en zone occupée pour en découdre ou de rejoindre Londres. En attendant, elle écrit. Chez Gustave Thibon, l’agriculteur et philosophe qu’elle a rejoint en Ardèche, elle noir­cit des cahiers de pensées dignes de Pascal. Ce sera son chef-d’oeuvre « absolu », La Pesanteur et la Grâce, publié en 1947 après le départ aux Etats-Unis et le retour à Londres, après les supplications pour être parachutée en France, après la tuberculose et la mort. La mort d’une météorite qui laisse, avec cet ouvrage, une pluie d’étoiles filantes, fascinantes et aveuglantes.

(1) L’Europe en guerre pour la Tchécoslovaquie ? (1938).

A lire OEuvres, de Simone Weil, édition établie sous la direction de Florence de Lussy, éd. Gallimard, coll. Quarto, 1 288 p., 30 EUR. Simone Weil, le courage de l’impossible, de Christiane Rancé, éd. Seuil, 256 p., 18 EUR. Chez les Weil, André et Simone, de Sylvie Weil, éd. Buchet-Chastel, 269 p.,18 EUR. Simone Weil, la quête de racines célestes, de Sylvie Courtine-Denamy, éd. du Cerf, 151 p., 18 EUR. Simone Weil, l’attention au réel, de Robert Chenavier, éd. Michalon, 128 p., 10 EUR.

. Olivier Pascal-Moussellard Télérama n° 3086


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