Laïcité et Egalité

lundi 19 mars 2018.
 

Rappel des faits Alors que l’on vient de célébrer les 112 ans de la loi de 1905, les débats restent vifs à propos de la définition de la laïcité, en lien avec les réalités sociales.

Notre diversité n’est pas une source de divisions

Jean-Louis Bianco Président de l’Observatoire de la laïcité Nicolas Cadène Rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité

Nous sommes dans une société où les positions se radicalisent, où le dialogue respectueux devient de plus en plus difficile. Il faut être «  pour  » ou «  contre  », sans autre alternative possible. Notre mission, avec les membres de l’Observatoire de la laïcité, est plus que jamais d’expliquer la laïcité en tant que principe d’égalité permettant de concilier libertés individuelles et respect du cadre collectif. Pour cette nouvelle année, nous émettons le souhait que, dans le débat public, certains médias, certains élus et certains intellectuels, qui cèdent au «  culte de l’immédiateté  » ou à celui du «  clash  », adoptent une position plus responsable, prenant le recul nécessaire à l’analyse. De fait, on entend souvent parler de laïcité à tort et à travers. C’est une notion «  à la mode  » que l’on met à toutes les sauces. Or la laïcité ne peut pas répondre à tous les maux de la société. Pour lutter contre le repli communautaire qui se manifeste dans différents territoires, il ne suffit pas de convoquer le principe de laïcité ni de dénoncer les discriminations ou la relégation sociale, il faut combattre celles-ci par des politiques publiques vigoureuses et faire respecter l’État de droit, partout sur le territoire. En parallèle, face aux replis identitaires et aux pressions contre la République, mais aussi face à l’instrumentalisation dangereuse et trop courante de la laïcité, nous devons inlassablement rappeler le droit, les libertés et les interdits fixés par le cadre laïque. Le président de la République a annoncé cette nouvelle année comme celle de la «  cohésion de la nation  ». C’est en effet une absolue nécessité, et la laïcité en est un outil formidable, parce qu’elle permet de faire vivre l’égalité. Cela d’abord en affirmant l’égalité de tous devant la loi quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions.

La laïcité garantit aux croyants et aux non-croyants le même droit à la liberté d’expression de leurs convictions. Pour chacun, elle assure aussi bien le droit d’avoir ou de ne pas avoir de religion que celui d’en changer ou de ne plus en avoir. Mais, pour que notre laïcité soit concrète et cette égalité réelle, la mixité sociale et scolaire doivent être renforcées et la lutte contre toutes les inégalités doit être constante. «  La République doit être laïque et sociale. Elle ne restera laïque que si elle sait rester sociale  », c’est en ces termes que Jean Jaurès nous rappelait en 1904 combien étaient liées question sociale et question laïque.

La loi du 9 décembre 1905, si méconnue de nombreux commentateurs, a ancré la République française dans la filiation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, au lendemain du «  conflit des deux France  ». Elle ne fait pas de distinction entre ses citoyens. Il n’y a dès lors pas de «  racines  » à mettre plus en avant ou à opposer à d’autres, il n’y a que des Français à égalité de droits et de devoirs, quelles que soient leurs appartenances propres. Dire cela, ce n’est pas nier notre histoire et les influences qui l’ont traversée. C’est bien au contraire en tirer les leçons, pour ne pas faire de notre diversité une source de divisions violentes, mais pour en faire une richesse, et ainsi faire nation.

Il faut que la loi commune tienne ses promesses

par Stéphanie Roza Chercheuse au CNRS, spécialiste des Lumières et de la Révolution française

Laïcité  ! Un terme qu’on n’a peut-être jamais autant employé dans le débat public, et qui, comme bien d’autres dans la confusion idéologique ambiante, est trop souvent mésinterprété, galvaudé, ou tout simplement incompris. Jadis catholique militante, l’extrême droite française, suivie sur ce point par un ex-premier ministre socialiste, voudrait maintenant récupérer ce label pour en faire une machine de guerre contre les musulmans de France. De son côté, une certaine gauche, focalisée sur ce détournement, voit la laïcité comme une sorte de bombe qu’il faudrait désamorcer en lui accolant des adjectifs (laïcité «  ouverte  », «  plurielle  », etc.), quitte à dénaturer son contenu. Certains de ces étranges laïques, préférant désormais à la lutte antiraciste celle contre «  l’islamophobie  », semblent avoir oublié les dangers pourtant bien réels des projets théologico-politiques.

La laïcité, on le sait, consiste à tracer une ligne de démarcation, d’abord juridique et matérielle, entre ce qui relève des religions et de l’État. Elle induit, c’est incontestable, une hiérarchie entre les deux sphères, puisque la loi qui garantit (en principe  !) l’égalité entre les citoyens prime sur toute autre. Par conséquent «  la République assure la liberté de conscience  » (loi de 1905), mais dans le cadre de la supériorité reconnue du droit commun. Du point de vue de la gauche, c’est-à-dire du point de vue de l’émancipation des dominées et des dominés, cette séparation reste un puissant outil de libération. En effet, elle limite les effets des injonctions patriarcales véhiculées par les trois monothéismes à l’encontre des femmes, depuis les anathèmes sur la contraception jusqu’à la promotion de la perruque ou du voile pour cacher sa tentatrice chevelure  ; elle délivre les individus des obligations rituelles, qui deviennent une option que l’on peut refuser  ; dans l’éducation, elle fait primer la science et l’argumentation rationnelle sur les mythes de toutes sortes, notamment créationnistes. En cela, elle favorise l’égal épanouissement des hommes et des femmes, croyants ou non-croyants.

Toutefois, la laïcité ne peut être universellement comprise comme un levier pour l’émancipation qu’à une condition essentielle  : il faut que la loi commune, qui est décrétée supérieure, tienne ses promesses, autrement dit que l’égalité, proclamée en droit, devienne une réalité dans les faits. Cette revendication d’égalité réelle, inscrite dans l’ADN de la gauche depuis sa naissance sous la Révolution française, doit être le corollaire de l’exigence laïque pour toutes celles et tous ceux qui se réclament de ce camp politique. Le combat pour l’égalité ne peut se mener efficacement que s’il repose sur des fondements cohérents  : l’égalité des conditions matérielles d’existence est une question de revenus, mais également d’accès à l’éducation, à l’emploi, au logement, et enfin de libre disposition de son corps, dans les limites du respect des autres et de sa propre dignité. Il n’y a pas lieu d’opposer les combats émancipateurs les uns aux autres, ou de les hiérarchiser.

Loin de diviser les luttes, la stratégie gagnante d’une gauche de combat consistera donc à fédérer les résistances aux logiques capitaliste, patriarcale, obscurantiste et raciste. Elle doit insister sur leur commune inspiration, sans pour autant nier leurs spécificités. Comment caractériser une telle démarche, sinon comme laïque  ?

Condition de l’émancipation laïque et sociale

Jean-Paul Scot Historien

Emmanuel Macron va-t-il dénaturer la laïcité en prétendant l’apaiser  ? Deux fois en quinze jours, le président Macron a longuement reçu «  les représentants des six principaux cultes  », comme l’écrit le Monde, qui feint d’ignorer que depuis la loi de 1905 «  la République ne reconnaît aucun culte  ». Tous y ont vu le «  prologue de la création d’une instance de dialogue  » entre l’État et les «  grandes  » religions qui deviendraient ses «  partenaires  » privilégiées. La loi de séparation serait abrogée de fait. Le candidat Macron avait déjà déclaré que «  la laïcité, ce n’est pas la négation des religions, c’est la capacité à les faire coexister dans un dialogue permanent  ». Faut-il lui rappeler que la laïcité n’est pas l’œcuménisme, ni même l’égal traitement des seules religions. «  La laïcité, c’est l’absolue liberté de conscience, égale pour toutes les formes de pensée religieuse ou irréligieuse  », affirmait Ferdinand Buisson, le président de la commission ayant préparé la loi de 1905. La République est laïque parce qu’en premier lieu elle «  assure la liberté de conscience  », de croire comme de ne pas croire, et qu’elle reconnaît l’égale dignité des croyants et des incroyants. La République doit garantir «  la liberté des cultes  » des croyants, mais aussi l’égalité des droits des libres penseurs, des agnostiques et des athées. Elle doit être neutre à l’égard de toutes les religions et n’a donc pas à accorder des privilèges particuliers à certaines.

Le président Macron tente de se justifier  : «  C’est la République qui est laïque, pas la société.  » Certes, la société rassemble des personnes fort diverses par leurs origines, leurs religions, leurs cultures, et chacun peut se dire laïque ou pas, Charlie ou pas Charlie. Mais il n’y a pas de société démocratique qui ne repose sur les principes de liberté et d’égalité, de respect mutuel et donc de laïcité. Affirmer que la société n’est pas laïque, n’est-ce pas suggérer que les religions doivent être reconnues comme des institutions sociales  ? N’est-ce pas légitimer des concessions nouvelles aux Églises sous prétexte qu’«  elles font partie de la nation  » et qu’elles seraient les représentantes qualifiées de tous leurs fidèles  ? Jaurès affirmait pour sa part que «  dans aucun des actes de la vie civile, politique et sociale, la démocratie ne fait intervenir, légalement, la question religieuse (…). Elle ne s’appuie que sur l’égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque (…), mais elle ne fait d’aucun dogme la règle et le fondement de notre société  ».

Dans la vision libérale du président, comme chez les champions d’une laïcité «  ouverte  » ou «  positive  », les valeurs de tolérance et d’équité remplacent les principes d’égalité et de neutralité. Les religions qui admettent aujourd’hui les droits de l’homme cherchent encore à préserver leurs dogmes et l’autorité de leur clergé en matière éthique et éducative. Depuis 1958, l’Église catholique s’est ralliée à une «  saine et légitime laïcité  » tout en condamnant le «  laïcisme  », mais elle réclame toujours plus de subventions pour ses écoles qui ne font qu’aggraver les ségrégations sociales et culturelles. L’Église protestante prône depuis 1989 un «  nouveau pacte laïque  » et des «  accommodements  » particuliers avec les communautés culturelles et religieuses. Les islamistes réclament depuis 2004 une «  composition du droit français avec les dispositions du droit musulman  ».

Pourtant les différences d’origines, de cultures et de religions ne devraient pas empêcher l’action de tous pour l’égalité civile et sociale dans le respect mutuel de chacun. La dialectique de la liberté et de l’égalité est en effet la condition de l’émancipation laïque et sociale.

Tous citoyens, porteurs de multiples appartenances

Valentine Zuber Directrice d’études à l’École pratique des hautes études (Ephe)

La laïcité, en envahissant le débat social, politique et médiatique depuis plus d’une trentaine d’années, s’est trop souvent réduite à ne plus être qu’un slogan exclusif, ignorant, voire méprisant la réalité plurielle, qu’elle soit culturelle, religieuse et sociale de notre société. Celle-ci est marquée non seulement par la diversification inéluctable des identités, la pluralisation accélérée des valeurs individuelles et la sécularisation des mentalités dans le cadre démocratique de l’État de droit, mais aussi par l’aggravation des inégalités sociales. Ces dernières divisent profondément notre société et sont perçues par beaucoup comme créant – injustement – une société à deux vitesses. La laïcité suppose cependant l’égalité de tous dans la jouissance des bénéfices induits par le libéralisme de nos principes. La laïcité doit ainsi se traduire par la participation de chacun – en fonction de ses besoins et de ses capacités – à l’édification d’une société plus juste et équitable au présent comme pour l’avenir. Elle nous enjoint donc de rappeler régulièrement et fermement à nos autorités le respect absolu de ce principe d’égalité et son devoir de mise en œuvre. Aucune différence d’origine ethnique, culturelle ou religieuse ne peut en effet justifier un traitement différencié entre les individus vivant ensemble en une même société libérale. Celle-ci et les membres qui la composent doivent ainsi s’efforcer de relativiser leur appréhension face aux différences visibles – vestimentaires, culturelles ou rituelles – afin de ne s’attacher qu’à la promotion sociale réelle des individus susceptibles d’être discriminés.

Parce que nous sommes tous citoyens, porteurs de multiples appartenances, d’identités croisées, il nous faut certes participer sans relâche au débat contemporain sans cesse renaissant sur la laïcité. Beaucoup d’entre nous le font déjà. Mais nous devons continuer d’insister sur l’équité nécessaire que ce principe suppose dans la prise en compte réelle des droits – politiques, culturels, religieux, économiques et sociaux – accordés à tous les individus citoyens sans distinction.

La laïcité est donc bien à la fois un principe et une exigence. Nous devons certes nous en inspirer, et nous efforcer de respecter son esprit dans tous nos comportements publics et privés. Il ne faut cependant pas hésiter à vouloir l’approfondir et même à chercher à la renouveler afin de l’adapter au mieux aux réalités contemporaines. Dès lors, il est important de ne pas cesser d’y réfléchir pour la faire évoluer tout en évitant d’en faire la solution miracle et incontestée à tous nos problèmes de société. La laïcité ne peut pas être la panacée universelle propre à régler tous les conflits ou problèmes liés à la coexistence culturelle, politique ou religieuse et aux inégalités sociales. Elle constitue un outil parmi d’autres, plus précisément ciblés, qui doivent, dans un cadre démocratique réellement assumé, permettre l’avènement d’une société plus juste et apaisée d’un point de vue à la fois culturel, religieux, économique et social. La laïcité est donc un idéal de gouvernement toujours en chantier. Ce défi ne peut cependant être relevé que dans une vision et une action prenant résolument en considération l’égale dignité de tous les individus composant notre société. La laïcité ne doit donc pas être érigée en un monument intangible et sacré, mais son esprit doit continuer de nous guider pour la préservation et la diffusion de nos valeurs démocratiques et républicaines, dans un souci renouvelé d’écoute et d’ouvertures aux autres.


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