Platon, More, Fourier, Marx... utopie et réalité

dimanche 15 avril 2018.
 

2) Thomas More et les îles par Denis Fernandez Recatalà

Né en février 1478 à Londres, Thomas More y meurt en juin 1535. Jusqu’à sa fin, son existence ressemble à une ascension paisible, dont il réprouve les bénéfices en certains cas, mais auxquels il ne peut se soustraire. Il accepte des charges et des fonctions éminentes presque contre son gré, avec une répugnance souriante soumise à la raison d’une monarchie aussi impulsive que méditative. En un mot, sa vie croise celle de Barbe Bleue... Le souverain Henri VIII l’estime, l’apprécie, le fréquente avec assiduité, il l’invite au palais, sollicite ses conseils, dont il tient plus ou moins compte ; son art de la conversation le séduit ; il lui voue une sympathie démonstrative qui ne modérera pas la dernière sentence prononcée à l’encontre de son conseiller.

En 1533, Thomas More est impliqué dans une affaire de prophétie qui ne le concerne pas mais qui touche par la bande à ses convictions : une nonne, Elisabeth Barron, prédit la mort du roi un mois après son second mariage. More ne l’a vue qu’à une seule reprise. On lui reproche de ne pas l’avoir dénoncée. A la différence de Galilée, il tergiverse, ne se plie pas au désir du roi et en périt. Sa tête tombe du billot, Henri VIII a fondé l’Église anglicane, dont il devient le chef, et se dérobe ainsi à la tutelle papale que Thomas More avait certes critiquée mais dont il ne s’était pas dépris, jugeant que Rome, par son autorité morale, était en mesure de réguler, voire de juguler des conflits entre princes chrétiens. Paradoxe, l’autorité que défend à ses derniers moments Thomas More ne répond pas exactement à ses voeux.

Il lui prête des vertus qu’elle n’assure et n’assume pas : elle n’endigue pas les guerres qui s’étendent sur le continent, pas plus qu’elle ne marque un retour aux Évangiles. La grande misère européenne prospère avec ses lots de paysans dépossédés par une nouvelle donne économique, ses foules de maraudeurs et ses cortèges de soldats estropiés...Thomas More ne s’inscrit pas dans la réforme que Luther impulse d’Allemagne ; il l’a combattu et lui a consacré un pamphlet aux accents injurieux : pour More, Luther, fou d’un dieu tutoyé, est un fauteur de troubles et enclin aux violences. Pacifique, partisan des révolutions intérieures plutôt qu’internes, d’une perestroïka anachronique, Thomas More, fidèle à son institution, veut que " son " Église se tourne vers ses sources, recouvre sa grâce et renoue avec ses principes tout en s’actualisant.

2. A vingt et un ans, Thomas More rencontre Érasme, venu professer à Oxford. Avec lui, il rencontre aussi Platon et toute une pensée occultée pendant plusieurs siècles par un Moyen ¶ge révulsé par des idées qui l’anticipent et lui survivront. Thomas More rejoint l’humanisme. Il a choisi son camp et adhère aux temps nouveaux. Son territoire d’investigation s’amplifie et il succombe à l’appel du large des études érudites. Il pratique le grec avec une aisance que soulignent ses contemporains. Il noue avec Érasme une relation durable et féconde. Bref, ils correspondent et se correspondent. Tout à son amitié et son admiration pour son cadet, l’artisan de l’Éloge de la folie dresse de son disciple, bientôt promu son égal, un portrait avantageux : " Sa taille était au-dessus de la moyenne... son attitude noble (...). Ses mains étaient rudes et négligées, sa toilette n’était jamais soignée. Il avait une voix douce et pénétrante ; ses manières étaient aimables... Il aimait passionnément le repos et la liberté (...). Il semblait né pour l’amitié. Il aimait la plaisanterie jusqu’à la trouver bonne même contre lui... Il recevait souvent à sa table les paysans du voisinage et les accueillait avec gaieté et familiarité (...). Il avait loué à Chelsea une maison où il entretenait un certain nombre de vieillards infirmes. " Érasme souligne de surcroît que Thomas More s’active à protéger les arts et les belles lettres et recommande, dès son arrivée en Angleterre, Holbein à Henri VIII.

Enfin, Érasme qualifie la maison de Chelsea, " ni trop petite, ni trop grande pour qu’on ne la jalouse pas ", " d’école ou d’université du christianisme. " Il s’agit, pour Thomas More, de raisonner la foi.

3. Ses qualités, Thomas More les déploie dans la diplomatie. Henri VIII l’envoie négocier des traités de commerce avec les Pays-Bas, avec lesquels l’Angleterre a signé la paix. Il obtient des succès. Le roi lui offre une pension. Thomas More la refuse. Il ne veut pas que sa réputation d’honnêteté et d’abnégation soit entachée par le don d’une prébende et son ambition, celle qu’on lui assignera, ne sera jamais qu’une ambition résignée. Il proscrit les privilèges, car il ne résout pas à ce que " ses concitoyens le croient moins sincère et dévoué à leurs intérêts ". Déjà, sous le règne d’Henri VII, il n’avait pas hésité ni craint de s’élever contre l’arbitraire et pour se mettre à l’abri des représailles, il s’était réfugié en France.

La mort d Henri VII lui sauve, pour ainsi dire, la mise, d’autant que son fils semble réparer des exactions commises par le père, dont il fait exécuter les deux principaux ministres. Il dessine une nouvelle politique et More espère que le jeune prince tendra une oreille attentive aux philosophes. Platon n’avait-il pas gagné la Sicile où il avait secondé Denys le Tyran ? Expérience malheureuse, que More n’imagine pas rééditer dans ses conséquences.

4. En 1515, Thomas More parcourt les Flandres, où Henri VIII l’a dépêché en mission. Depuis 1509, il diffère la rédaction de l’Utopie, mais, maintenant, le temps et son éditeur le pressent. Érasme lui-même le stimule. Curieusement, la seconde partie, celle qui dépeint l’Utopie et les Utopiens, qui rapporte leur histoire et circonstancie les fonctionnements de la communauté, est prête. Il manque le premier volet, la partie politique, celle de la description accablante du royaume miné par les injustices et les prérogatives, les arrogances égoïstes, les tableaux apocalyptiques qui justifient la fondation d’une société présidée par la démocratie économique et gouvernée par l’égalité.

Érasme s’exaspère. Il revient en Angleterre, où More est retourné, et l’exhorte à achever son ouvrage. More obtempère et lui livre l’ensemble attendu. Un genre naît ainsi sous les incitations et dans l’excitation. De nombreuses utopies s’inspireront de la composition de l’Utopie : la structure en est double ; d’abord, l’analyse, la critique aussi brutale qu’argumentée d’un système donnent le diagnostic d’un corps social endommagé qui prélude à des prescriptions bouleversantes car indispensables.

5. Forte de ses strates où le réel se conjugue à des possibles déployés, l’Utopie propose une série de solutions que les siècles n’ont pas invalidées. La situation de l’Angleterre s’apparente à une calamité, à une malédiction qui frappe les pauvres, les devenus pauvres, des prolétaires convertis en esclaves comme ces fermiers révoqués par leurs propriétaires, qui préfèrent l’élevage des moutons plus rentable que l’agriculture. On leur confisque leurs parcelles et les féodaux s’accaparent les terres communales. Le monde tremble sur ses assises... En ces périodes, le soleil ne brille pas pour tout le monde...Quand Thomas More compose l’Utopie, 70 000 mendiants forment un immense opéra des gueux dont Londres est le théâtre. Et au cours des quatre dernières années du règne d’Henri VIII, des magistrats, véloces, condamneront 70 000 vagabonds et voleurs à la pendaison. La mort est un métier où excellent des stakhanovistes d’avant le grand plan quinquennal...· ces absurdités criminelles de l’État, et probablement fastidieuses étant donné leur répétition écourante, l’Utopie répond par le travail et une juste répartition de ses produits. La journée est fixée à six heures pour satisfaire les besoins de la population. Un service civil de deux ans mobilise les habitants au champ afin d’y effectuer les travaux les plus pénibles, et surtout de leur conférer un statut d’homme approchant la complétude. Car, en Utopie, on travaille, certes, mais on étudie, médite, converse, et joue. On n’élude pas les plaisirs. On participe à la vie politique ; les élections se déroulent tous les ans et les parlementaires sont révocables. On y est concerté pour parvenir à une harmonie que n’altèrent ni le goût du lucre ni un penchant au luxe. Le chômage est banni et les excédents des récoltes envoyés vers des peuples moins chanceux.

La tolérance religieuse y est admise et il n’y aura pas, comme à Lilliput des Voyages de Gulliver, de combats sanglants entre les petits et les gros Boutiens, à savoir entre ceux qui choisissent de casser les oufs par une extrémité ou par l’autre. En revanche, les athées sont rejetés de la fonction publique et ils ne peuvent exprimer leurs convictions qu’en privé ou dans un cercle restreint, en compagnie de théologiens avertis. L’Utopie favorise les droits de l’âme et jugule les parasites... Pas de police ni d’armée permanentes. Plus que d’un État au sens strict, aux aspects coercitifs, l’Utopie, société sans classes, se gouverne. Sa justice répugne à la peine de mort, qu’elle réserve néanmoins aux récidivistes. Le progrès avance en chancelant et joue à la marelle en sautillant, les bras écartés...

6. Thomas More, sans illusion, révolutionne la conception de la propriété et c’est son apport majeur, son atout qu’il abat sur la table de la philosophie politique avec une force alors inégalée : " Les meilleurs conseils ne pourront rien dans les États où la propriété est un droit individuel, où toutes les choses se mesurent par l’argent ; et par conséquent le bonheur des Utopiens restera pour longtemps un rêve de philosophe... " Son communisme concerne la plèbe. Parallèlement, il ébranle les fondations du savoir tel qu’il se pratiquait.

En Utopie, la science est enseignée à tous ; même si certains de ses domaines ne sont promis qu’à une élite distinguée par ses dons naturels, à des membres " au génie pénétrant ". Il suggère que les hommes et les femmes ne sont pas subordonnés à leur sexe. Il s’inspire sans doute de Platon en la matière. Dans une lettre adressée au précepteur de ses enfants, il écrit : " Si une femme rassemble seulement quelques connaissances avec de. louables vertus, j’estime cela préférable à la fortune de Crésus et à la beauté d’Hélène. La différence entre les sexes n’a rien à voir en la circonstance... "

Enfin, notons-le, l’Utopie est un paradis d’ici-bas ordonné par la règle à calcul. Après Thomas More, les utopistes s’éprendront des mathématiques et de l’arithmétique. Leurs cités idéales seront ordonnées par l’algèbre et la trigonométrie. Le futur, à leurs yeux, embrasse une science comptable...C’est en vertu de ces schémas " opérationnels " que Thomas More prône la colonisation. Pour lui, un territoire appartient à celui qui le rend meilleur. Ainsi, les Utopiens calquent la fondation de leur communauté par Utopus qui débarqua sur leur rivage avec une petite cohorte de conquérants qui " civilisèrent " par la persuasion la foule de bons sauvages qui occupaient l’île. Quand la population augmente, on affrète des navires et on part vers de nouvelles frontières, vers des Éden foisonnants que les géomètres n’ont pas encore arpentés...

7. Thomas More invente l’Utopie en se référant à plusieurs influences, qu’il marie avec un surcroît de scrupules si on s’en remet au dernier chapitre de son livre : il apparie la République de Platon, la Cité de Dieu de saint Augustin, les Évangiles et les récits de voyages qui, alors, à l’heure des découvertes et des expéditions vers les Indes occidentales, se multiplient. Il est probable, aussi, qu’il ait jeté son dévolu de lecteur, curieux de la modernité, sur la Relation des quatre mages vers le nouveau monde d’Amerigo Vespucci.

Avec l’Utopie, Thomas More engendre un nouveau continent. Il s’insère dans un récit dont il ne perçoit que quelques éléments, des jalons fichés dans un sol mythique et vierge : celui des îles où Platon l’avait précédé avec l’Atlantide et où lui succéderont Rabelais et son cortège d’îles et où se relayeront Francis Bacon et sa Nouvelle Atlantide, Jonathan Swift et ses voyages qui stigmatisent la guerre et le colonialisme, Diderot avec son Supplément au voyage de Bougainville, Madagascar, havre des pirates, l’île de la Tortue et, au bout du cycle, Jean Laffitte, flibustier qui prit rendez-vous avec de jeunes révolutionnaires allemands, à Bruxelles, à près d’une centaine de lieues où More s’était penché sur l’Utopie.

8. Ses derniers mots, alors qu’il grimpait les marches vacillantes de l’échafaud, se sont teintés d’un humour malicieux. La mort ne l’effrayait pas et il avait séjourné dans la tour de Londres environ un an dans des conditions désolantes ; la nourriture était infecte et on lui avait retiré ses livres. Il se tourna vers l’officier qui commandait le supplice : " Je vous prie de veiller à ce que j’arrive sain et sauf et, pour descendre, veuillez me laisser me tirer d’affaire tout seul. "

Denis Fernandez Recatalà, écrivain, dernier ouvrage paru : Matière, Éditions Le Temps des Cerises.

D. F.-R.

3) Thomas Münzer et la guerre des paysans (Par Denis Fernandez Recatalà)

Trop longtemps Thomas Münzer a souffert d’une postérité qui, plus que son image, endommagea la perception de son action. Pendant deux siècles et demi - et aujourd’hui encore -, on le voua aux gémonies. Selon ses détracteurs, il aurait non seulement attenté à la foi mais également aux formes politiques et économiques qui subsistaient ou s’imposaient à son époque. Le premier, Martin Luther, fourrier de l’idéologie des princes, prêta son autorité, une autorité rancunière et vacharde, à bafouer le prestige dont avait joui son disciple, devenu, dès 1523, l’augure puis le chef de guerre de masses qui s’insurgèrent un peu partout en Allemagne et au-delà. La guerre qu’il dirigea se transforma bientôt en un conflit aux allures internationales.

Thomas Münzer est tout d’abord dominé par le Verbe. Sa contestation des débuts oblige à une révolution culturelle résumée à la rhétorique, aux sermons et aux envois manuscrits. Il prodigue la Parole. De ce point de vue, il n’échappe pas au mouvement renaissant qui interroge le christianisme en vue de le réactualiser et de conjurer les déviations qui l’ont défiguré. L’exigence de sa relecture et d’une interprétation relatives à un monde vagissant entrave ses premiers pas. L’exégèse de Münzer est plus expéditive que celle de More, par exemple, plus convulsive, car plus réaliste en dépit des apparences.

Dans la Bible, il perçoit une défense des pauvres et le règne nécessaire des humiliés et des offensés. Nul, à ses yeux, ne peut ajourner la consolation pour préserver ses intérêts ou différer la justice. Sa guerre qui commence avec une remise en cause de la liturgie se poursuivra par la mise sur pied d’une armée de plusieurs milliers d’hommes. La conscience a rencontré le réel.

Sa présence, corrigée, resurgira en 1795, à l’occasion de la Révolution française. Georg Theodor Strobel, dans un ouvrage compréhensif, dépassionné, compare les deux insurrections. · partir de là, Thomas Münzer sera désormais associé aux révoltes logiques. Il est tantôt un précurseur du jacobinisme, tantôt qualifié d’hébertiste (ou d’enragé) par Stefan Zweig. Friedrich Engels le convoque aux lendemains des révolutions de 1848 qui ont secoué l’Europe et l’honore : Thomas Münzer est " une figure grandiose ". Plus tard, quand l’Octobre rouge contamine un monde exsangue et crucifié par la tuerie générale, Ernst Bloch le désigne comme un " théologien de la Révolution ". Thomas Münzer est réhabilité : il quitte les sphères azurées des spéculations pour intégrer les zones anxieuses de la politique. Désormais, la postérité se dispensera de l’allier au Diable dont il aurait assuré une permanence dans le Thuringe et dont il aurait été le sergent recruteur.

3- L’Utopie de Münzer est écrite avant même qu’il ne la propose et ne la systématise. Elle émane du Livre que l’Église romaine ne cesse de trafiquer comme elle marchande la grâce, les indulgences, acquises auprès du pape en échange d’argent et comme elle débite les copies de l’image du Christ empreinte sur le suaire tout en les prétendant authentiques. Rome cafouille et verse dans un négoce élargi aux reliques. La curie sombre dans une débauche boutiquière et déprécie les valeurs spirituelles. Les marchands occupent de nouveau le temple et les odeurs d’encens ne parviennent plus à étouffer les relents de leur pourriture. L’institution s’est écartée du peuple, elle lui confisque un Dieu soucieux de son sort. Pourtant, la période est au rapprochement. Martin Luther traduit la Bible en allemand. Thomas Münzer le suit jusqu’en 1520 puis le devance : Dieu n’a pas besoin d’intermédiaire qui abuse de son crédit pour s’enrichir. Son propos consiste à restaurer la doctrine. Sa virulence éveille les fidèles : " Ainsi j’ai pris à cour le très intolérable dommage que subit la Chrétienté car la Parole est souillée, car après la mort des Apôtres, rompant son mariage avec l’Esprit, la pure et virginale église est devenue une putain. " Il ajoute : " Le ciel m’a embauché au salaire d’un sou par jour et j’aiguise ma faucille pour couper la récolte. " Il stigmatise une Église convaincue de verser dans l’orgie, d’aspirer à l’opulence, de s’affranchir des principes et, en revanche, exalte sa modestie.

Thomas Münzer a rencontré son époque. Il l’engrosse et la culbute.

Sa principale qualité a consisté, malgré des confusions, à apparier une théorie, sa destination et une pratique. Il ne s’est pas départi d’aperçus visionnaires, de superstitions ni d’un irrationnel apocalyptique ; il n’en demeure pas moins que son apport en matière de stratégie demeure irrécusable : il répudie la non-violence pour penser l’insurrection.

4- Que veulent les partisans de Münzer ? Pour connaître leurs souhaits, il faut, au préalable, les distinguer. Le génie de Thomas Münzer ne réside pas dans le fait de s’être attaché à une couche particulière de la population -les paysans en l’occurrence- mais d’avoir conçu son entreprise en unissant diverses catégories de la plèbe et d’un prolétariat embryonnaire voire d’une petite bourgeoisie. Si les paysans constituent la force essentielle de ses détachements, des mineurs, des artisans les épaulent. Leurs projets se complètent. Thomas Münzer cimente leurs ambitions. " Soulevez les villages et les villes et surtout les mineurs avec d’autres bons compagnons. " Il ne se résigne pas au solo funèbre de la paysannerie. Les premiers refusent, à partir du printemps 1524, les corvées, se soustraient à l’impôt, se dérobent aux taxes de servage. Les seconds dénoncent leur exploitation et les troisièmes déplorent d’avoir été chassés des conseils communaux ou d’y être sous-représentés. La religion masque leurs intentions en même temps qu’elle les révèle. Ils se reportent au texte pour planifier leurs desseins. Thomas Münzer reprend les attendus prophétiques. Il truffe ses harangues de références. Il cite Daniel : " Le pouvoir sera donné au peuple ", il cite Jérémie : " Les enfants ont réclamé du pain, mais il n’y avait personne qui le rompît pour eux. " Il écrit, le 25 juillet 1524, au bailli Zeiss, d’Allsted, dont il a été le pasteur : " C’est grande insolence que de se reposer illusoirement sur les anciens usages de gouvernement, maintenant que le monde entier s’est transformé de façon si radicale. " Quand Thomas Münzer expose alors ces vues, il est passé de la protestation à des objectifs implacables. Que veulent ses partisans ? Un droit à la vérité, un droit à la justice, un droit à l’égalité. Dieu est avec eux, leur chef les en a persuadés. Ernst Bloch commente : " Münzer se présente, de façon essentielle, comme un communiste doué d’une conscience de classe, révolutionnaire et millénariste. "

5- Maintenant, il ne manque aucun élément à la tragédie que subiront Thomas Münzer et ses adeptes. Le ciel et la terre se sont concertés. En prélude, il y eut un sursaut verbal. Ensuite, une rupture avec Martin Luther. Puis vint le temps des intrigues, du secret, de la création d’une ligue clandestine qui réunit 300 personnes. Puis, la manifestation d’une volonté articulée à la conjoncture. Il ne manque ni la part de rêve que Thomas Münzer gratifie car le divin l’inspire ni l’héroïsme de combattants inexpérimentés mais résolus. Il ne manque ni les masses qui défient les pouvoirs établis, ceux de l’Église et des princes, ni la trahison, ni les supplices, ni en définitive la défaite. Il ne manque ni la précipitation du temps qui brusquement se condense et cristallise les affrontements, fige les postures et les positions, ni la fulgurance d’une existence consumée par l’espérance inaccomplie et qui s’abîme dans le fracas d’une bataille perdue. Il ne manque ni les exhortations corrosives, ni les appels subversifs, ni l’excitation à la vengeance. Münzer parle tout à la fois le langage des masses et celui de Dieu qu’il fond dans un même creuset. Il rappelle que le Christ n’est pas venu sur terre pour apporter la paix : " Sus ! Sus ! Tant que le fer est chaud. Ne laissez pas refroidir votre glaive. Ne le laissez pas faiblir. (...) Il n’est pas possible, aussi longtemps qu’ils seront en vie, que vous vous libériez de la crainte. " Dans la même lettre aux habitants d’Alltesdt, envoyée de Mühlausen d’où il dirige ses compagnies, Thomas Münzer apprécie, en leader politique, un événement qui s’est produit quelques jours plus tôt. Il repousse tout compromis. En extrapolant, Münzer évince le réformisme : " · Fulda, lors de la semaine de Pâques, quatre églises conventuelles ont été dévastées : les paysans du Klettgau, du Hegau et de la Forêt Noire se sont soulevés, forts de 3 000 hommes et leur troupe ne cesse de grandir. Mon unique crainte est que ces sots ne consentent à un faux accord, inconscients du dommage qui en résulterait. " Thomas Münzer forge, au XVIe siècle, le paradigme de l’agitateur moderne. Lui, aussi, attend que la révolution s’étende aux pays voisins et l’emporte afin de raffermir la sienne. Il sait qu’il ne peut vaincre que si l’étincelle embrase la plaine. Pourtant, il s’oriente vers un inéluctable.

6- Le 9 mai 1525, Thomas Münzer change sa signature. Il adjoint à son nom " armé du glaive de Gédéon ". Il n’est plus le simple " serviteur de Dieu ". Le 12, il expédie deux missives au comte Albert et au comte Ernest. Il les provoque car il appréhende l’immobilisme de ses disciples. Un vent de panique souffle sur l’Allemagne. Le dénouement ne tardera pas. Depuis six mois, la révolte prospère et se dégrade. Elle est affligée d’un mouvement ambivalent. 30 000 hommes ont pris les armes. Certains ne sont munis que de bâtons. Les mineurs de Saxe se sont retirés. Thomas Münzer révoque un de ses capitaines aux vues trop courtes. Il discipline son armée mais il ne parvient pas à secourir les paysans de Fulda. Les princes se sont coalisés. Le landgrave, Philippe de Hesse, délaisse " sa propre rébellion " pour se porter contre Münzer et les paysans de Souabe et de Franconie bien plus redoutables. Il opère une blitzkrieg : il dépasse Mühlausen et Erfut aux mains des insurgés et, à marche forcée, gagne Frankenhausen qu’il assiège. Il isole l’armée révolutionnaire et messianique, 8 000 hommes, pris dans une nasse. Le rapport de force favorise les assaillants. Ils sont dotés d’une artillerie qu’ils maîtrisent ; leur cavalerie lourde comprend 800 chevaux caparaçonnés soutenus par 3 000 fantassins. Les paysans sont pourvus de quelques tubes mais la poudre leur fait défaut. De surcroît, le Suisse chargé des fournitures et de la subsistance s’enfuit en emportant avec lui la caisse.

On parlemente. On échange des ambassades. On négocie. Philippe de Hesse promet la vie sauve aux soldats de Münzer pourvu qu’on lui livre le " faux prophète ". Le landgrave ruse, se parjure et investit la place avant que le temps imparti à une ultime conciliation ne soit écoulé. La bataille se solde par la mort de 4 000 paysans. Le crime a payé. L’Allemagne repue peut dormir sur ses deux oreilles. Après la rencontre à laquelle il a participé non sans courage, Thomas Münzer, réfugié dans une soupente, est arrêté par un pillard qui le reconnaît. On le livre à son pire ennemi, le comte Ernest qu’il avait traité de " tyran ", injurié et menacé. Découragé, un instant, il se repent. Il désire protéger sa femme enceinte. On l’exécute après l’avoir questionné et on fiche sa tête sur un pal. Ses partisans survivants seront condamnés à la torture : on les roue, on leur crève les yeux, on leur arrache les dents, on les démembre, on les tue comme on crache. La sédition a vécu ; il n’empêche qu’elle dresse un poing fermé hors de sa tombe.

4) La société idéale de Tommaso Campanella

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5) Louis-Sébastien Mercier, écrivain des Lumières qui imaginait le 25ème siècle

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6) Charles Fourier et son phalanstère

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7) Les secondes vies de l’utopie

En 1516, Thomas More publie l’Utopie ou le Traité de la meilleure forme de gouvernement. Cinq siècles plus tard, l’utopisme abonde et l’utopie s’affirme comme une arme de la critique sociale.

« Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas car elle laisserait de côté le seul pays où l’humanité vient toujours accoster.  » À sa façon et fidèle à son panache, Oscar Wilde retient la leçon de Thomas More  : la possibilité d’une île qui mord le réel, le pouvoir propre de l’imagination, le rêve politique d’un monde meilleur, le sentiment poétique d’avoir «  les pieds ici  », les «  yeux ailleurs  ». Ils veillent depuis toujours, semblables à des lanternes allumées au milieu des noires réalités, mais les guetteurs sont peut-être plus nombreux, et divers, à aborder les rivages de l’utopie, à regarder autour d’eux si une terre meilleure se présente et à «  hisser la voile  ».

Si l’utopie fait son retour, c’est avec des habits neufs, sous l’aspect d’une multitude, d’un Bien imprécis mais actif, comme s’il fallait dévêtir cette notion de l’absolu, de l’onirisme et du merveilleux qui la nimbent. Ni plan ni manifeste, encore moins système, l’utopie qui vient après la mort «  des grands récits  » est caractérisée par son morcellement, la vitalité de ses désobéissances, la variété de ses horizons, la volonté soutenue de «  fonder rationnellement la légitimité de ses espérances  » (Gérard Raulet, Lignes n° 17). On s’éloigne méthodiquement de la cité idéale dessinée d’un trait ferme par Thomas More en 1516. L’esprit de ce texte rédigé pendant des «  drames sanglants et des créations éblouissantes  » ne cesse pas, lui, de nous hanter. La philosophe du droit Simone Goyard-Fabre cerne parfaitement la bivalence originelle de l’utopie dans la présentation (l’Utopie, « GF » Flammarion) de ce rêve humaniste. À l’endroit de son auteur qui inaugure malgré lui un genre littéraire en peignant, bien après Platon, une République parfaite, épurée, elle soutient que, «  loin de chercher l’évasion dans un ailleurs idéal, il construit, avec un étonnant réalisme, la charpente juridique et sociale d’une autre politique en laquelle se liguent, afin de conjurer la folie des hommes, les puissances institutionnelles et morales d’un antimonde. Ce réalisme de l’altérité est, tout ensemble, une lutte politique et un combat spirituel  ». «  Le mot utopie désigne à la fois le bon lieu et aucun lieu  »

Les utopies qui montent sont matérielles. On théorise des expériences vécues, on enquête sur des utopies réelles ou réalistes. Le sociologue américain Erik Olin Wright, auteur des Utopies réelles (La Découverte), au nombre desquelles figurent Wikipédia, les coopératives de travailleurs autogérées, le revenu universel de base… assume une sorte de glissement sémantique et symbolique. Celui qui pense et recense des alternatives concrètes au capitalisme affirme dans nos pages que «  le terme d’utopies réelles est un oxymore. Il s’agit surtout d’une forme de provocation délibérée qui nous oblige à réfléchir sur les deux composantes de cet oxymore. Pris séparément, le terme d’utopie signifie que nous devrions nous consacrer à nos aspirations émancipatrices les plus élevées et ne pas nous limiter seulement à nos aspirations concrètes. Le terme “réel” vient plutôt nous rappeler que nous devons rester lucides et nous intéresser à la question pratique de la transformation  ».

Le lieu de l’utopie, dont Paul Ricœur a étudié rigoureusement les frottements et les écarts avec l’idéologie, n’est donc pas ou plus uniforme ni circonscrit. Ainsi Rutger Bregman tient-il à rappeler dans ses Utopies réalistes (Seuil) que «  le mot utopie désigne à la fois le bon lieu et aucun lieu  ». À partir d’aspirations éclatées dans l’espace et le temps (fin de la pauvreté, semaine de 15 heures, ouverture des frontières, taxation des flux financiers…) et tout en parcourant les avancées et les paradoxes du progrès, le jeune essayiste avance dans son ouvrage que «  ce qu’il nous faut, ce sont des horizons alternatifs qui déclenchent l’imagination. Et je dis bien des horizons au pluriel  ; des utopies en conflit entre elles, voilà après tout le meilleur moyen d’insuffler la vie à la démocratie. Comme toujours, notre utopie commence modestement. Les fondements de ce que nous appelons aujourd’hui civilisation ont été posés il y a longtemps par des rêveurs qui marchaient au son de leurs propres tambours  ».

En somme, l’utopie est prise au sérieux. Acteurs et penseurs réveillent l’idée que l’utopie habite l’ombre de nos actions et abrite le brouillon de l’avenir. On renoue avec une tradition faisant que «  l’utopie est la vérité de demain  » pour Hugo. Lamartine voit lui aussi des «  vérités prématurées  », Herriot décèle une «  réalité en puissance  ». Même Engels, qui opposa farouchement socialisme scientifique et socialisme utopique, concédait que «  des idées de génie percent sous l’enveloppe fantastique  ».

L’utopie n’est donc pas tant une pure fiction que «  la tentative paradoxale de formuler une prévision sur quelque chose d’imprévisible  », selon la juste formule du romancier suédois Lars Gustafson. Reste que cette tentative motrice voire matrice dans l’histoire pour les uns n’échappe pas à l’examen critique pour d’autres. La dépréciation de l’utopie se lit sous les arguments de Spinoza, l’ironie de Voltaire, la prose d’Orwell… comme elle s’entend dans notre langage, qui conserve les traces de cette méfiance. «  C’est une utopie  !  » est un refrain qui accompagne la plainte  : «  C’est irréaliste, irréalisable, impensable, voilà un mirage, encore une chimère.  » C’est un réflexe de survie, c’est une tension

Les errances et erreurs de l’utopie sont connues. Le risque est au moins double  : celui d’un projet totalisant ou d’un jet impuissant, ce que le philosophe Jean-Luc Nancy, qui interroge le commun, résume avec netteté  : «  Depuis longtemps, l’utopie s’avère suspendue entre deux dangers qui ne compensent pas ses supposées vertus stimulantes  : ou bien elle est prisonnière d’une totalisation et d’une saturation (et c’est la “vision du monde” écrasante et dominatrice), ou bien elle se résout au statut symétrique d’un manque en perpétuelle attente de son remède (et c’est l’“idée régulatrice” ou la “valeur” en leurs formules bien-pensantes et désespérantes). Entre l’engorgement et la ligne de fuite infinie, entre la surpression et l’inconsistance, l’utopie semble avoir perdu aujourd’hui la mesure fragile qui la tenait en équilibre. Apparaît ainsi la possibilité que notre “utopie”, désormais, doive être une absence d’utopie aux sens d’une projection d’accomplissement total ou d’infini perfectionnement. La question paraît être dès lors  : qu’est-ce qui doit venir au lieu de l’utopie  ?  »

Y a-t-il quelque chose à sauver  ? L’utopie n’est-elle qu’une faiblesse, une fuite, un pari perdu d’avance  ? «  Non, tranche le poète Jean-Christophe Bailly, auteur du beau récit fragmentaire Un arbre en mai (Seuil). Il me semble que c’est d’abord un réflexe de survie et qu’à travers ce “rêve d’une chose” comme l’appelait le jeune Marx (dans une lettre à Ruge, avant même les Manuscrits de 1844), ce n’est ni la nostalgie des luttes de jadis ni même un vague principe d’espérance exercé comme une sorte de prière continue qui se manifeste. C’est une tension, c’est ce qui permet de traverser les jours et les nuits autrement que comme une simple succession d’encoches faites sur un bâton fabriqué en série et voué à la destruction. C’est la possibilité maintenue d’un saut de côté. Toujours la même marelle  ? Non, d’un seul coup, avec une craie, on en dessine une autre et on saute à pieds joints dans la direction qu’elle vient d’inventer. C’est un dessin sur le sol et une danse qu’il indique, c’est une structure qui s’ouvre et qui s’envoie en l’air, c’est l’allégorie de tout geste qui s’émancipe.  »

À quoi ressemble la forme nouvelle et actuelle de l’utopie  ? «  Un mouvement réellement effectué, une sortie, un pas de deux que chacun ferait avec son voisin (sa voisine) et qui se répercuterait de proche en proche jusqu’au lointain  », esquisse le dramaturge. Ne lit-on dans les Misérables «  utopie aujourd’hui, chair et os demain  »  ?

Nicolas Dutent, L’Humanité


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