Homère : un poète résolument révolutionnaire

mardi 2 janvier 2018.
 

Avec Homère, paru chez Folio Gallimard, le grand helléniste Pierre Judet de La Combe, spécialiste de la tragédie grecque, nous dépeint la pensée d’un poète résolument révolutionnaire. Qu’il soit le nom d’un seul homme ou celui d’un groupe d’aèdes, Homère nous invite par la poésie à penser la violence et le concept de héros.

Qui est Homère  ? Qui se cache derrière ce nom  ?

Pierre Judet de La Combe Homère est-il une seule et même personne  ? C’est l’autre question. Y répondre tient de la gageure. Ce que l’on peut dire en revanche, c’est que derrière Homère se meut une volonté, individuelle ou collective, de reconsidérer l’ensemble des liens sociaux d’une époque. En ce temps-là, au VIIIe siècle avant notre ère, une personne ou un groupe de personnes ont décidé en accord avec un pouvoir social mais de manière autonome de faire quelque chose de nouveau  : réunir pour la première fois par le truchement de la poésie l’idée que l’on se faisait de la société grecque d’alors. De la personne d’Homère, on ne peut faire que des hypothèses et accepter le mystère à l’image de son propre nom. En grec ancien, Homêros signifie l’accompagnateur, l’otage, ou encore l’aveugle. Fondamentalement, le nom signifie «  l’assembleur  ». Aussi ces sens semblent-ils éloignés les uns des autres. Chacun contient pourtant l’idée du lien. L’otage comme monnaie d’échange relie deux parties opposées  ; l’aveugle – la cécité était une qualité importante chez les aèdes – comme regard intérieur renvoie à l’invisible  ; l’accompagnateur, enfin, relie par son expérience. Par les mots qu’il assemble, Homère est un pont sur terre comme dans l’éther. Grâce aux Muses, il est capable de conter ce qui se passe dans l’Olympe, sous la mer, et sur le champ de bataille, ce qu’aucun mortel ne peut évidemment faire excepté le poète. En revanche, il ne déroule pas une vision du monde, mais il met en regard des visions diverses du monde.

Des visions diverses mais qui restent basées sur la violence que ce soit dans l’Iliade comme dans l’Odyssée  ?

Pierre Judet de La Combe C’est vrai mais ce n’est pas gratuit. Homère pose des questions  : qu’est-ce que la guerre  ? Qu’est-ce que la violence  ? Que se passe-t-il quand vous êtes plongé en plein désastre  ? Qu’est-ce que gagner une bataille  ? Qu’est-ce que triompher de quelqu’un  ? Il pose des questions mais ne moralise jamais. Il démonte les mécanismes, les révèle, mais il ne juge pas. Il est un miroir de nos passions. L’exemple le plus magnifique étant la colère d’Achille dans l’Iliade, qui est à la fois le plus démuni des hommes tout en étant le plus puissant, le plus violent et le plus cruel. On passe d’un sentiment à l’autre en permanence. Homère ne fait pas non plus l’éloge du héros, mais il interroge ses contemporains sur leur rapport au héros. Qu’est-ce qu’un héros  ? Pour les anciens, il n’y avait rien après la mort. Il y avait la vie et c’est tout. Rien à espérer, pas de paradis, pas d’enfer. Homère ne fait pas d’eschatologie. Homère chante le présent. Nous ne sommes pas dans un univers mental judéo-chrétien, où les actes ont des conséquences pour une vie future.

Quelles sont justement ces valeurs défendues par Homère  ?

Pierre Judet de La Combe Homère est au fond très socratique et se rapproche en cela des sophistes. Tout peut être ébranlé, même une décision ou un projet élaboré par Zeus. Le poète ne fait pas non plus l’éloge de la mort, et du salut dans la mort. Pour lui, il faut vivre, et parfois, pour vivre, il faut tuer. Il n’y a pas de religion derrière. Homère s’adresse juste au peuple dont la vie est dure en lui disant  : «  Voyez ces dieux et ces héros, je vais vous expliquer comment ils pensent, comment ils fonctionnent. Et je vais vous le dire de telle manière que ce soit beau  !  » Il nous montre aussi qu’il vit dans une civilisation qui n’attend rien de l’histoire. L’avenir n’existe pas et rien n’est pensé en termes de progrès ou de régression. Pour un Grec, il faut vivre saison par saison. La guerre, la paix, le travail, les moissons sont les seules réalités du quotidien de cette humanité-là. Il faut être prudent, il faut calculer, ne pas se faire prendre. Il faut savoir se défendre avec des lois, des remparts, faire des alliances, mais tout peut s’effondrer brusquement. Il n’y a pas l’idée d’une construction à long terme. Il faut vivre pleinement, faire des enfants, être glorieux si possible. Mais on n’échafaude pas de stratégie. Ceci est valable à l’échelle individuelle mais aussi pour les sociétés. Athènes, ville autochtone qui se projette dans la mer, doit pour préserver sa puissance être dans une dépense d’énergie permanente. Il faut donc se mettre en danger perpétuellement pour préserver l’autochtonie.

Ce qui fait aussi écho dans notre époque troublée…

Pierre Judet de La Combe Homère interroge ceux qui observent ou subissent la violence mais aussi ceux qui la nourrissent, à savoir les héros et les dieux. De nos jours, les héros capitalistes, les «  premiers de cordée  », se vivent comme des personnages homériques. Ils s’imaginent en Achille se cachant non plus derrière les arrêts divins de Zeus ou de Poséidon mais derrière la loi du marché qu’ils ont conceptualisée comme étant une forme du destin. L’idée de progrès – je parle de progrès humain – ayant quasi disparu du discours politique, la seule valeur héroïque est basée sur une réussite financière et médiatique hic et nunc. Tous les puissants de notre temps ont ce modèle héroïque d’eux-mêmes. La seule différence dans la manière de piller se situe dans leur rapport à la guerre. Les héros capitalistes fabriquent leur gloire non plus sur le champ de bataille mais par guerres interposées et aussitôt marchandisées. La cupidité est devenue une valeur positive dans l’économie, comme le rappelle l’économiste américain Albert Hirshman. Mais Homère avertissait les hommes en disant  : «  Attention les dieux peuvent être jaloux.  » Une notion de garde-fou qui a totalement disparu de nos jours et que les puissants ont remplacé par les écrans déformants de médias à leur solde. On y condamne la guerre par des lapalissades  : «  La guerre n’est pas morale, la guerre fait des morts et endeuille des familles.  » Mais il n’y a plus à proprement parler de culture et de réflexion autour de ce sujet. Depuis 1958, par exemple, les gouvernements évitent de nommer la guerre d’Algérie ni d’autres moments sanglants de notre histoire. Or, ne plus savoir parler de ses guerres dans leur dimension tragique est un déni de réalité qui au sein d’une société cause des troubles gigantesques. On en voit les résultats aujourd’hui. Homère a su en parler à ses contemporains de manière profonde. Par-delà le style épique, le texte reste intime. Il parle à tout homme potentiellement appelé à combattre. Écouter les chants de l’Iliade permettait aux Grecs de s’approprier l’événement de la guerre, et ce avant même d’avoir connu le champ de bataille. Homère n’était pas dans l’image de la guerre, mais par la poésie en révélait toute son effroyable réalité. Ainsi faisait-il prendre conscience de la violence. Ces textes étaient destinés au peuple et faisaient office de catharsis. On sait grâce à Platon que, lorsque l’on citait Homère, les auditeurs, les spectateurs entraient littéralement en transe. La poésie faisait se lever les foules.

Dans cette biographie, vous montrez aussi combien Homère était un fin analyste de l’organisation sociale et économique de son temps.

Pierre Judet de La Combe C’est un monde ouvert où l’on circule. Le vivant, le mouvement y est très largement chanté. Mais au lieu de parler du monde à partir de son fonctionnement, le poète le raconte à partir de son dysfonctionnement. C’est la crise, dans l’Iliade comme dans l’Odyssée, qui fait que l’on comprend ce que sont ces réalités quand les dieux paraissent eux-mêmes impuissants. C’est là que se situe la beauté de ces textes. Homère ne dépeint pas un monde parfait, sûr de lui dans son fonctionnement et son dogme. Il y a un message simple  : Troie s’effondre, car il y régnait un bonheur trop grand. Cité endogamique, Troie ne pouvait qu’exploser. C’est comme l’histoire d’Œdipe. Athènes, elle, résiste et perdure car elle négocie. Elle s’ouvre. Homère met aussi en avant deux systèmes de valeur très intéressants et qui s’opposent  : l’hospitalité et le mercantilisme. Sur le champ de bataille, Diomède échange ses armes en bronze avec Glaucos, le brillant, qui lui donne ses armes d’or. Ici l’échange amical et hospitalier comme événement supplante la valeur matérielle de l’échange mercantile créateur de dette. L’acte spontané de l’échange valorise les deux parties, qui s’augmentent l’une l’autre. L’hospitalité est une valeur première. On accueille. Si quelqu’un arrive, cela peut être un dieu, un héros, un roi, un mendiant qui a pu être un roi. Dans la même veine, Homère met ses héros hors de chez eux, ils sont sans racine. Même chez lui, Ulysse ne reconnaît pas son île. Homère est souvent considéré comme le symbole d’une Grèce fantasmée, comme racine du monde occidentale. Or il n’y a pas plus nomade, moins enraciné qu’Homère. Chez lui, la racine ne représente pas un gage de valeur et de force. Homère ne s’intéresse d’ailleurs pas au culte local des héros, à leurs tombes qui correspondaient à une terre. Il ne s’intéresse pas non plus à la théologie. Même Ulysse n’est pas à proprement parler un héros. Il est à la fois le plus grand des hommes, l’égal des dieux, et aussi le plus simple parmi eux. Il est celui qui a pris Troie mais il est aussi celui qui doit revenir dans sa petite île de naissance auprès de sa femme et reprendre le travail de roi. Homère tel qu’on le représente erre comme Ulysse, et il meurt dans l’île de naissance de sa mère. Il est laborieux comme Ulysse, il peut comme son héros se faire avoir, se faire voler ses biens… Mais il n’a pas de beauté spécifique, il n’est pas un guerrier, un héros. C’est un juif errant, un petit bonhomme discret. Un antihéros.

Homère a-t-il laissé une descendance littéraire, épique, qui aurait perduré jusqu’à nos jours  ?

Pierre Judet de La Combe C’est une question difficile, car l’épopée, le style épique est peu utilisé. Bien sûr dans certains romans, il peut y avoir cette dimension chez Tolstoï, chez Derek Walcott… Dans ses grandes fresques caribéennes, c’est extraordinaire. Avec une forme, avec des vers, il raconte l’histoire de simples pêcheurs des Caraïbes qui, comme Ulysse, sont des héros d’humanité. Mais c’est un exemple rare. Jean Genet, dans Pompes funèbres, arrive aussi à quelque chose d’incroyable basé cette fois-ci sur l’imprévisibilité du désir. Il y a quelque chose de très puissant dans ce texte. À côté de cela, le western construit de l’épopée mais de manière plus pauvre et stéréotypée. Cela manque parfois d’humour, au contraire d’Homère qui n’hésite pas à mettre en scène les dieux de la religion locale, qui les caricature, qui s’en moque. Il est d’un irrespect total. Homère est tellement grand, tellement chaotique… c’est une forme de poésie sur laquelle on se casse les dents. Hésiode, son contemporain, est beaucoup plus linéaire. De grands écrivains comme James Joyce, Henry James, Beckett ou Proust, dont les œuvres sont, derrière une apparence chaotique, hyperstructurées, m’ont donné des clés de compréhension pour entrer dans l’œuvre d’Homère, où l’unité n’est pas l’unité d’un récit mais un patchwork de possibilités. Il s’agit de faire de la poésie et donc de dire quelque chose par des voies autres que le sens évident, car rien n’est indiscutable. Ce qui dérange profondément les dirigeants d’aujourd’hui. Homère ouvre en effet une porte mentale que le libéralisme s’évertue à refermer. Une porte qui pourrait amener à une liberté de pensée et à un univers autre que matériel ou religieux. Ce qui explique pourquoi l’enseignement des langues anciennes est aujourd’hui au centre d’une dispute majeure avec une gauche de gouvernement qui trahit ses valeurs sur le sujet. Votre journal s’est engagé dans ce combat pour la défense de leur enseignement au sein des collèges et lycées et je l’en remercie. Homère, en imposant le débat par la poésie, a préfiguré la future démocratie athénienne et toute forme non résignée de réflexion. Une faute qu’il ne faudrait pas lui faire payer aujourd’hui.

Un spécialiste de la Grèce antique engagé dans son temps

Pierre Judet de La Combe est helléniste, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess). Il est spécialisé dans l’interprétation de la tragédie grecque  ; son travail porte en particulier sur Eschyle et la poésie grecque archaïque (Homère, Hésiode…), mais aussi sur l’histoire de la philologie et l’avenir de l’éducation en Europe. L’an dernier il a sur ce sujet brûlant publié l’Avenir des anciens. Oser lire les Grecs et les Latins, Albin Michel, 2016, 202 pages.

Entretien réalisé par Stéphane Audouard, L’Humanité


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