Concept de totalitarisme et idéologie antitotalitaire en France

vendredi 9 décembre 2011.
 

1) Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1973-1981). Ouvrage de Michael Christofferson

Au cours des années 1970, une vigoureuse offensive contre le « totalitarisme de gauche » ébranla la vie politique française. Dans leurs livres, leurs articles et à la télévision, les intellectuels « antitotalitaires » dénonçaient, sur un ton dramatique, une filiation entre les conceptions marxistes et révolutionnaires et le totalitarisme. Issus eux-mêmes de la gauche et ne craignant qu’une faible opposition de ce côté-là, ces intellectuels ont réussi à marginaliser la pensée marxiste et à saper la légitimité de la tradition révolutionnaire, ouvrant ainsi la voie aux solutions politiques modérées, libérales et postmodernes qui allaient dominer les décennies suivantes. Capitale de la gauche européenne après 1945, Paris devenait la « capitale de la réaction européenne ».

Cette histoire de la notion de « totalitarisme » depuis la Seconde Guerre mondiale retrace notamment les étapes de son instrumentalisation pour marginaliser le PCF et peser sur les orientations de l’Union de la gauche. Faisant un sort définitif à la légende de la « prise de conscience » qu’aurait provoquée L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne en 1974, il révèle la continuité des stratégies permettant la conversion d’intellectuels radicaux en compagnons de route d’un PS sur le chemin du pouvoir. Cet « antitotalitarisme » doit donc bien moins à la découverte d’une tradition libérale à l’anglo-saxonne qu’à la droitisation de la gauche intellectuelle et politique française.

Parution : 25/09/2009 ; 468 pages ; 25.00 euros

Traduit de l’anglais par André Merlot. Préface de Philippe Olivera

2) L’invention du « totalitarisme »

Dans cet entretien avec la revue ContreTemps, Michael Christofferson expose les traits essentiels de son livre Les Intellectuels français contre la gauche. Celui-ci constitue une analyse du phénomène antitotalitaire qui marque le champ intellectuel français à la fin des années 1970, de ses origines, ses développements et ses connexions profondes avec le contexte politique de l’époque. Il apporte ainsi un regard inédit, qui tranche avec l’absence d’analyse réelle en France, sur un des concepts qui a le plus marqué les intellectuels et politiques français ces trente dernières années.

Comment comprendre le retard ou plutôt l’incapacité à analyser ce rôle de l’antitotalitarisme, à en faire l’histoire politique ? Vous avez travaillé avec Paxton : feriez-vous une parenté dans ce décalage avec l’historiographie de Vichy ?

Il n’est jamais facile de faire l’histoire immédiate des événements controversés, surtout dans un pays comme la France, où la vie intellectuelle est très centralisée. En ce qui concerne l’antitotalitarisme, les obstacles à la compréhension de son histoire sont encore plus grands. Beaucoup d’intellectuels médiatiques et beaucoup d’universitaires en France sont antitotalitaires. Ils sont souvent au pouvoir précisément parce qu’ils sont antitotalitaires. Les enjeux du pouvoir intellectuel sont trop grands pour qu’on puisse écrire une thèse d’histoire sur l’antitotalitarisme qui conteste les lieux communs. Pour un doctorant français ambitieux c’est un sujet à éviter. Même à Columbia University un professeur bienveillant (pas Paxton) m’a dit qu’il fallait mieux éviter un sujet aussi récent et controversé si l’on voulait faire une brillante carrière universitaire.

Je crois qu’il n’est pas sans intérêt que La France de Vichy de Paxton a paru en anglais en 1972, vingt sept ans après la fin de la Deuxième guerre mondiale ; et mon livre en 2004, vingt sept ans après le point culminant de l’antitotalitarisme (1977). Ceci dit, le livre de Paxton est infiniment plus important que le mien. L’histoire de Vichy importe à toute la société française. L’histoire du moment antitotalitaire est essentiellement une affaire d’intellectuels.

Quelles sont les origines du concept « d’antitotalitarisme » ? Quels sont les acteurs « antitotalitaires » ?

Il est curieux que les mots « antitotalitaire » et « antitotalitarisme » ne soient pas souvent utilisés hors de la France. Aux États-Unis on parle du totalitarisme, et il est bien compris que tout le monde est contre. L’accent placé sur « l’anti- » indique que les origines du concept en France se trouvent dans un refus, notamment du communisme. En Allemagne et aux États-Unis, le concept de totalitarisme englobe le nazisme aussi bien que le communisme soviétique, mais en France le discours antitotalitaire des années 1970 ne se réfère presque jamais au nazisme. Il faut dire aussi, parce que vous parlez de Paxton, que le régime de Vichy n’entre pas dans le débat français sur le totalitarisme. Bernard-Henri Lévy a essayé d’assimiler le débat sur Vichy à la critique du totalitarisme dans L’Idéologie française (1981), mais ce livre – contrairement à son La Barbarie à visage humain (1977) – a été très mal vu. Enfin, même si l’on peut dire qu’il y avait des antitotalitaires avant les années 1970, c’est au cours de ces années que les intellectuels gauchistes ou proche du gauchisme fondent un mouvement anti-totalitaire en réaction à la montée vers le pouvoir de l’Union de la gauche et surtout du Parti communiste.

En quoi son émergence est-il étroitement lié au contexte politique, en particulier à la question de l’Union de la gauche ?

Avec cette question nous entrons dans le cœur de mon livre. Normalement on trouve l’origine de la critique du totalitarisme dans le prétendu choc de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne. Mais, la documentation ne justifie pas cette conclusion. L’Archipel du Goulag n’était pas une révélation. Ce qui a donné lieu à une controverse n’était pas le contenu du livre mais la critique au vitriol de Soljenitsyne et de ses défenseurs par le Parti communiste. Ceci a soulevé des questions sur le sort de la liberté et de la démocratie au cas où les communistes viendraient au pouvoir. Donc, les deux grandes livres antitotalitaires sur Soljenitsyne, La Cuisinière et le mangeur d’hommes d’André Glucksmann et Un homme en trop de Claude Lefort, sont basés sur des articles écrits en réaction à la réception communiste du livre et ultérieurement étoffés. L’Affaire Soljenitsyne de 1974 était, en effet, le premier conflit idéologique au sein de la gauche qui alimentait la critique du totalitarisme. Pour comprendre la critique du totalitarisme, il faut savoir que la politique des intellectuels de gauche et celle des partis de la gauche se sont séparées plus que jamais pendant les années 1970. Le début de cette séparation date des années 1950, quand la Révolution hongroise et la guerre d’Algérie ont conduit des intellectuels à critiquer le léninisme et les traditions étatiques de la gauche. Après 1968, cette critique est devenue dominante parmi les intellectuels de gauche et a souvent pris la forme d’un plaidoyer pour la démocratie directe. Même après que la marée révolutionnaire ait reflué, beaucoup d’intellectuels sont restés fidèles à des utopies plus ou moins autogestionnaires et des critiques de toutes formes de pouvoir. C’est bien le cas de Jean-Paul Sartre et de Michel Foucault, ainsi que des intellectuels moins connus tels que Glucksmann et Lefort. Ces courants sont très bien représentés dans les pages de Libération, du Nouvel Observateur, et de la revue Esprit. En même temps, les partis politiques de gauche avançaient vers le pouvoir dans le cadre de l’Union de la gauche et de son Programme commun de gouvernement qui prônait des nationalisations et d’autres réformes étatiques qui allaient à l’encontre de la politique plus ou moins autogestionnaire des intellectuels. C’est bien l’incompatibilité de ces deux idées de la politique qui a donné lieu à la critique du totalitarisme. L’affrontement entre la politique des intellectuels et celle des partis politiques explique la chronologie de la critique aussi bien que son contenu.

Ainsi la critique du totalitarisme n’a pas commencé en 1974, avec la lecture de L’Archipel du Goulag, mais plutôt en 1975, après que des développements bien précis dans la politique de l’Union de la gauche ont abouti à une crise des relations entre des intellectuels de gauche et les partis socialistes et communistes. D’abord les élections partielles d’octobre 1974 ont démontré la monté électorale de l’Union de la gauche et la domination grandissante de la gauche par le Parti socialiste. Par conséquent les communistes ont attaqué les socialistes très durement. Les socialistes, qui voulaient que la dynamique de l’Union continue ont répondu avec modération. Beaucoup d’intellectuels, tels que ceux associés à la revue Esprit, étaient très déçus par la réponse des socialistes, surtout parce que les Assises du socialisme d’octobre (qui ont fait entrer au Parti socialiste la deuxième gauche) leur donnaient l’impression que le Parti socialiste évoluait dans une direction qui leur déplaisait. Ils ont commencé à dire que si les socialistes ne répondaient pas énergiquement aux calomnies des communistes, c’est que les communistes les dominaient idéologiquement.

Le deuxième développement qui a donné naissance à la critique du totalitarisme était la crise de la Révolution portugaise de l’été 1975 – ou plutôt les réactions françaises à cette crise. Sans entrer dans les détails, on peut dire que le soutien appuyé par le Parti communiste français à son homologue léniniste portugais et sa réponse ambiguë aux atteints à la liberté de l’expression au nom de la Révolution portugaise faisaient problème. En plus, le Parti socialiste et Le Monde ont déçu les intellectuels parce qu’ils n’ont pas pris le Parti communiste français à parti à cause de ses positions. Par conséquent, de nombreux intellectuels qui écrivaient dans les revues Esprit et Faire ainsi que Le Nouvel Observateur et Libération ont commencé à affirmer que le Parti communiste dominait la gauche idéologiquement et que le Parti socialiste était effectivement le fantoche des communistes, même si les socialistes étaient prédominants au niveau électoral. Il y avait, comme Jean-François Revel l’a dit, « une tentation totalitaire » qu’il fallait affronter par une critique du totalitarisme de gauche.

Ce concept d’antitotalitarisme a-t-il changé de sens pendant la période que vous avez étudiée ?

Je ne crois pas que le concept ait beaucoup changé entre le milieu des années 1970 et le début des années 1980, sauf pour devenir plus radical et intransigeant. Selon l’antitotalitarisme de ces années-là, tous projets révolutionnaires, marxistes, ou communistes menaient inéluctablement au totalitarisme à cause de leur idéologie manichéenne. En plus, cette idéologie aveuglait tous les « compagnons de route » de ces mouvements, ce qui explique pourquoi le Parti communiste pouvait représenter un danger grave en même temps qu’il subissait une chute importante de son poids électoral par rapport aux socialistes. Ceci dit, il faut absolument distinguer les versions différentes de l’antitotalitarisme. Même s’ils sont plus ou moins d’accord sur le danger totalitaire dans l’Union de la gauche, André Glucksmann, Jean-François Revel, et Claude Lefort – pour ne prendre que ces trois exemples – ont des interprétations très différentes de ce qu’ est le totalitarisme et de ce que devrait être une politique antitotalitaire.

En quoi l’antitotalitarisme est-il au cœur des changements intellectuels de la fin des années 1970 ?

Les années 1970 sont une période fascinante dans l’histoire de la France contemporaine. C’est à cette époque que naissent l’écologie politique et le mouvement féministe. Au niveau culturel et social nous sommes au cœur de ce que Henri Mendras a appelé « la deuxième révolution française ». Mon livre se concentre sur la politique et les idées politiques, mais cette critique du totalitarisme fait sûrement partie d’un bouleversement plus général des idées et de la culture française dont l’histoire reste largement à écrire. Pour commencer, il y a deux livres qui jettent beaucoup de lumière : Mai 68 : l’héritage impossible, de Jean-Pierre Le Goff, et From Revolution to Ethics : May 68 and Contemporary French Thought, de Julian Bourg. Comme Le Goff l’indique, cette période se caractérise en partie au niveau des idées politiques par une démocratie directe intégrale qui peut paraître absurde avec le recul. La critique du totalitarisme faisait partie de ce mouvement plus général de critique radicale de la politique représentative. C’était un de ses excès.

Au niveau de la politique des intellectuels, on peut dire que la critique du totalitarisme a favorisé pendant les années 1980 la renaissance du libéralisme aussi bien que l’avènement du postmodernisme. La critique a mis une fin au moins provisoire à l’intellectuel prophétique en faveur de l’intellectuel expert. Je ne dirais pas que l’intellectuel révolutionnaire ne peut pas refaire surface parce que l’avenir est trop imprévisible, mais il est évident que la France de 2008 est fondamentalement différente de celle de 1968 ou bien celle de 1977.

Quelle est la place de la relecture de la Révolution française et du modèle jacobin voire d’une relecture plus globale de l’universalisme français dans ce cadre ?

La relecture de la Révolution française est absolument fondamentale dans cette histoire, et François Furet y joue un rôle central. En mettant l’accent sur les origines du totalitarisme dans la Révolution française, il maintenait que la culture jacobine de la Révolution française explique l’attrait du communisme en France au XXe siècle. Il faut dire que Furet n’est pas arrivé seul à cette conclusion. Beaucoup d’autres, tels que Pierre Rosanvallon et Edgar Morin, sont arrivés en même temps à la même conclusion. Mais Furet, avec Penser la Révolution française (1978), a donné de la respectabilité et de la cohérence à cet argument que la France était susceptible d’une tentation totalitaire. En grande partie à cause de sa relecture de la Révolution française, la critique du totalitarisme avait des suites importantes dans la pensée politique française. Cette relecture de la tradition révolutionnaire française était liée à une critique plus générale de l’universalisme français. Mais je crois que cette critique était beaucoup plus poussée par la décolonisation et la revendication du droit à la différence par les divers mouvements sociaux des années 1970.

Qu’en est-il du présent et de l’avenir de l’antitotalitarisme dans le contexte politique d’aujourd’hui ?

Je n’ai pas suivi de très près l’emploi récent du discours antitotalitaire dans la politique française, mais je ne crois pas que cette pensée ait un très grand retentissement de nos jours. L’Union soviétique n’existe plus, et le communisme français n’est plus que l’ombre du communisme des années 1970. Il y a bien sûr une mobilisation du concept de totalitarisme pour justifier la guerre en Iraq et la lutte contre l’islamisme, mais cet antitotalitarisme-là n’a pas beaucoup de résonance hors quelques anciens combattants du mouvement antitotalitaire des années 1970. Le totalitarisme n’a jamais été un concept très élaboré, et c’est encore plus vrai en France. Il ne nous aide pas beaucoup à comprendre le monde, même s’il fonctionne comme une matraque formidable en politique. Donc, l’antitotalitarisme aura un avenir, mais comme le communisme semble bien mort, cet avenir ne sera pas très important.

Est-ce que vous avez une explication de pourquoi, malgré leur succès en France, les penseurs antitotalitaires (BHL, Glucksmann etc.) n’ont jamais vraiment « percé » dans le monde anglophone, et c’est plutôt des gens rétifs à cette pensée (Badiou, Rancière etc.) qui sont populaires aux États-Unis ?

Je ne suis pas sûr que Rancière et Badiou aient vraiment « percé », ailleurs que chez quelques universitaires. Et il faut dire qu’il y a des intellectuels, tel Paul Berman, un « faucon de gauche », qui admirent Glucksmann. Claude Lefort et Pierre Rosanvallon ont aussi des admirateurs aux États-Unis. Mais, en général, il est vrai que la pensée antitotalitaire française n’a pas séduit les Américains, et ceci pour une raison fondamentale : la pensée française sur le communisme était en décalage chronologique avec les États-Unis et beaucoup d’autres pays du monde occidental entre 1945 et 1989. Pour simplifier un peu, on peut dire que la vie intellectuelle américaine pendant les années 1950 était sous l’empire d’un antitotalitarisme de guerre froide tandis que les intellectuels français étaient plutôt favorable au communisme soviétique pendant ces mêmes années. Les grands ébranlements des années 1960 aux États-Unis ont mis en cause cet antitotalitarisme qui justifiait la guerre de Vietnam et qui faisait partie de l’ordre moral de l’après-guerre. En même temps les pères fondateurs de l’antitotalitarisme de guerre froide, Hannah Arendt, Zbigniew Brzezinski et Carl Friedrich ont modifié leurs idées pour minimiser la portée du concept. Arendt et Brezinski ont affirmé notamment que l’Union soviétique n’était plus totalitaire après la mort de Staline. Par contraste, en France, les contestataires de 1968 ont plutôt visé le communisme léniniste comme un faux mouvement de libération. Et quand l’antitotalitarisme est né en France au milieu des années 1970, le débat français a fonctionné sans référence aux débats antérieurs sur le concept aux États-Unis ou ailleurs. Par conséquent, il y avait pendant les années 1970 un grand malentendu entre les intellectuels américains, tel Noam Chomsky, pour qui le totalitarisme était un concept de guerre froide totalement instrumentalisé par le gouvernement américain, et les antitotalitaires français, pour qui l’antitotalitarisme était un combat nécessaire contre le communisme chez eux. Puisque le concept de totalitarisme reste un concept douteux pour beaucoup d’intellectuels américains, l’antitotalitarisme français n’a pas un grand intérêt Outre-Atlantique.

Que pensez-vous de la tentative d’Enzo Traverso dans son introduction à l’anthologie du Seuil sur le totalitarisme de tracer une tradition « de gauche », même révolutionnaire, de la pensée antitotalitaire ?

Je crois qu’il est vrai que la pensée antitotalitaire a souvent des racines à gauche. La plupart des antitotalitaires des années 1970 venaient de la gauche, et beaucoup d’entre eux ont commencé par préconiser un antitotalitarisme révolutionnaire. C’est notamment le cas de Claude Lefort. On peut même dire que les antitotalitaires historiques de droite, tel Raymond Aron, n’ont pas beaucoup influencé les antitotalitaires des années 1970. Si mon livre s’appelle Les Intellectuels français contre la gauche, cela ne signifie pas que la plupart des intellectuels antitotalitaires n’étaient pas à leur manière à gauche. Ils étaient plutôt contre les partis de gauche, la gauche historique, la seule gauche qui pouvait arriver au pouvoir et faire de la France un pays d’alternance démocratique. Par ailleurs, ces intellectuels ont souvent viré à droite, et presque tous ont fini – à cause de l’intransigeance de leur antitotalitarisme – par abandonner la révolution comme moyen légitime en politique. Un antitotalitarisme révolutionnaire est-il possible ? Je crois que oui, mais il n’y avait peut-être qu’un seul adepte d’une telle politique pendant les années antitotalitaires en France : Cornelius Castoriadis.

Jean Ducange Contretemps, mai 2008

3) Interview de Michael Christofferson pour Libération

« L’antitotalitarisme n’était pas la meilleure façon de sortir du marxisme »

Pourquoi faut-il, trente ans plus tard, revenir au « tournant antitotalitaire » des intellectuels français dans la seconde partie des années 70 ?

Il n’est pas possible de comprendre la critique du totalitarisme si l’on n’étudie pas les relations entre les intellectuels et les partis politiques. Difficiles depuis la révolution hongroise de 1956 et la guerre d’Algérie, ces relations ont empiré après 1968, quand les intellectuels de gauche sont devenus de plus en plus critiques du léninisme et des politiques étatiques. Ils soutenaient des politiques qui puisaient dans la tradition de la démocratie directe. Pour eux, c’était l’Age de l’autogestion, titre d’un livre de Pierre Rosanvallon de 1976. Au même moment, en 1972, le PCF et le PS mettaient sur pied l’Union de la gauche. Leur programme commun de gouvernement prônait des solutions étatiques, comme les nationalisations.

Cet étatisme et la possibilité de voir le PCF arriver au pouvoir ont fait peur aux intellectuels, favorables à une gauche plus ou moins autogestionnaire et, lorsque la victoire de l’Union a semblé devenir inéluctable, certains d’entre eux ont répondu en développant une « critique du totalitarisme », qui était surtout une critique du totalitarisme de gauche. Ce n’est pas un hasard si le point culminant de l’antitotalitarisme en France se situe en 1977 – sous la forme d’émissions de télévision, d’articles, de livres, de pétitions : l’année suivante, allaient se tenir des élections législatives où la gauche était donnée gagnante.

Quel jugement portez-vous sur ce tournant antitotalitaire : étape nécessaire ou engouement excessif ?

Mon jugement se trouve aux ultimes pages de mon livre, mais ce n’en est qu’une toute petite partie. L’essentiel est une explication de pourquoi et comment la critique du totalitarisme a eu lieu – je ne tiens pas à perdre des lecteurs potentiels parce qu’ils seraient en désaccord avec mon jugement moral et politique et à qui le livre, me semble-t-il, peut tout de même apporter quelque chose. Je ne crois pas à la nécessité ou à la fatalité historique. Ceci dit, s’il était peut-être « nécessaire » de sortir du marxisme et peut-être même de la politique révolutionnaire à la fin des années 70, il y avait plusieurs façons de le faire, et l’antitotalitarisme n’était pas la meilleure possible. De plus, même si l’on croit que l’antitotalitarisme était « nécessaire », on peut reconnaître après avoir lu mon livre que cette « nécessité » avait un prix.

Le contexte des années 70, avec la crise économique et le début de la révolution conservatrice aux Etats-Unis, n’a-t-il pas joué un rôle ?

J’aurais peut-être dû parler de la crise économique des années 70 pour mieux brosser le tableau de ces années-là et, plus spécifiquement, du déclin de la militance de l’après-68. Néanmoins, je ne crois pas qu’elle explique grand-chose sur la critique du totalitarisme telle qu’elle a eu lieu en France. En ce qui concerne la comparaison avec les pays anglo-saxons, il ne faut pas oublier que la gauche gagne les élections en France en 1981 peu après que Reagan et Thatcher sont arrivés au pouvoir. Comme j’ai essayé de le démontrer, l’histoire du concept du totalitarisme en France ne suit pas la même chronologie qu’ailleurs.

Comment en êtes-vous venu à travailler sur ce sujet ?

Je m’intéresse depuis longtemps à la « période 68 » en France. J’ai écrit un mémoire de maîtrise sur la CFDT et l’autogestion. En 1992, j’assistais comme auditeur libre au cours de Pierre Rosanvallon à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il y parlait souvent de l’importance de la critique du totalitarisme dans sa trajectoire intellectuelle et politique. Il y avait là un sujet passionnant, lié à mon intérêt premier pour 68 ; j’ai donc changé de thèse. Très gentiment, Robert Paxton1, mon directeur de thèse, a accepté de diriger ce nouveau travail, qui était un peu hors de son champ d’expertise.

1 Historien , auteur notamment de la France de Vichy.

Éric Aeschiman Libération, 09/10/2009

4) Aux sources de la droitisation de l’intelligentsia française. Claude Mazauric

Une relecture historique majeure de la notion de totalitarisme dans les années 1970 et de son instrumentalisation politique.

Voilà un grand livre, primitivement publié en 2004, enfin traduit en français et qui va causer beaucoup d’émoi chez nombre d’anciens gauchistes et pas mal d’actuels hiérarques, ci-devant de « gauche », aujourd’hui ralliés à toutes les variétés de libéralisme, de néolibéralisme, de sarkozysme, de pseudo-socialisme, bref qui ont fait retour dans le bercail capitaliste. On ne saurait évidemment en quelques mots rapporter à une simple épure le fruit d’une enquête aussi approfondie et qui redresse tant de lieux communs. Mais ce que le livre démontre pas à pas, à travers une initiale comparaison du cas français (surtout parisien) avec celui d’autres principaux pays d’Europe, est d’une importance capitale pour comprendre l’état actuel de l’opinion politique française. On y voit comment, à la suite de l’usage de la catégorie de l’antitotalitarisme qui fit florès entre 1956 et 1970, beaucoup d’intellectuels français se sont engagés dans un combat systématique contre les communistes qui avaient la faveur de beaucoup d’entre eux depuis la Libération, en prenant appui sur les errements commis dans les pays soumis au modèle soviétique, précisément au moment critique où celui-ci montrait son maximum d’obsolescence. De 1968 à 1981, l’intelligentsia française la plus en vue (les clercs) a donc réuni tout un arsenal idéologique, puisant à gauche et à droite les matériaux de son argumentaire, lequel a préparé la défaite des idéaux théoriques fondateurs de la gauche et du socialisme.

Cette défaite a préparé la révolution conservatrice, finalement victorieuse à la fin du siècle. Le rappel de ce schéma, que d’autres auteurs avaient déjà imaginé, ne rend cependant pas compte de la richesse concrète et de la subtilité du livre de Christofferson. Historien pragmatique, scrupuleux, sans préjugés comme on l’est si souvent sur les campus américains, l’auteur est parti d’une interrogation simple : quels sont la portée du concept d’antitotalitarisme, son origine, ses effets idéologiques et politiques ? Qui l’a introduit en France dans le champ de l’opinion, quand, à quelles fins, avec quelle acception éventuellement changeante ? Pour répondre à ces questions, l’auteur, brillant élève de Robert Paxton, a dépouillé une immense littérature, la presse, les hebdomadaires (Le Nouvel Observateur_…), les revues (_Esprit, _Les Temps modernes_…), exploité les ouvrages des mémorialistes, lu des quantités d’essais, de discours, de justifications, de pamphlets, toute une littérature, américaine, française, cosmopolite.

Le résultat de sa synthèse est saisissant. D’abord, des figures de proue apparaissent, Merleau-Ponty, Sartre évidemment, saisi successivement dans toutes ses contradictions vivantes, Lefort, Jean-Marie Domenach, Jacques Juillard, Foucault, les nouveaux philosophes, les maoïstes, les tiers-mondistes, les porte-parole des diverses variantes du gauchisme universitaire, d’autres encore, Jean Daniel émergeant en frégoli disert au milieu de cette mêlée… Mais c’est la figure quasi terminale de François Furet, dont Christofferson avait déjà traité dans un article de la revue French Historical Studies, qui finit par révéler l’origine du prétendu mal français : la survie dans l’inconscient national du message de la Révolution française et de ses illusoires dérapages populaires. Furet devient ainsi l’opérateur ultime de cette marche à la contre-révolution du XXe siècle : laquelle n’a pu s’imposer dans l’opinion qu’en raison du fait que la plupart de ses initiateurs venaient précisément de la gauche, même la plus radicale. Naturellement, le livre fera débat.

Deux questions immédiates. Premièrement, peut-on imputer ce basculement de fond, qui a touché tout l’Occident et l’Europe dans la seconde moitié du XXe siècle, à la seule responsabilité des intellectuels, notamment français ? En second lieu, ne majore-t-on pas la profondeur de l’adhésion initiale des « intellectuels » les plus en vue au communisme et à la gauche ? Étaient-ils majoritairement si détachés qu’on le dit de toutes les formes de corruption matérielles, intellectuelles et morales que procure une société de classe particulièrement intégratrice ? Vastes problèmes, que le livre impitoyable de Christofferson conduira peut-être à discuter.

Claude Mazauric L’Humanité, 09/10/2009

5) Les intellos et la gauche : retour sur un divorce. Article de Libération

Du marxisme au néoconservatisme ? Trois ouvrages analysent l’évolution des intellectuels depuis quarante ans.

* Michael Christofferson Les Intellectuels contre la gauche, l’Idéologie antitotalitaire en France (1973–1981), Agone, 468 pp., 25 euros.

* Jean Birnbaum Les Maoccidents, Un néoconservatisme à la française, Stock, 120 pp., 11 euros

* Daniel Lindenberg Le Procès des Lumières, Essai sur la mondialisation des idées, Seuil 291 pp. 19 euros.

Un fantôme hante la vie politique française : l’intellectuel de gauche. Comment ceux qui étaient jadis chargés d’imaginer des mondes meilleurs ont-ils pu devenir les défenseurs du statu quo ? Trente ans après la supposée « fin des idéologies », ce tête-à-queue continue de susciter les passions et les essais polémiques. Il y avait eu, dès 1986, la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary de Guy Hocquenghem. Ou, plus récemment, en 2002, le Rappel à l’ordre, de Daniel Lindenberg. Trois nouveaux ouvrages, dont l’un du même Lindenberg, viennent de sortir, qui tentent, chacun à sa façon, d’apporter un début d’explication à ce que ce dernier appelle « la grande régression idéologique ». Dans le Rappel à l’ordre, Lindenberg établissait des listes, parfois simplistes, de philosophes ou écrivains coupables de ne plus croire au progrès démocratique. Alain Finkielkraut y côtoyait Alain Badiou, Marcel Gauchet et Philippe Muray. On retrouve le même procédé dans le Procès des Lumières, cette fois à un échelon mondial.

Virage. Dans un même sac sont réunis des ex-maos français, des néoconservateurs américains et italiens, des penseurs nationalistes chinois, le pape Benoît XVI, des philosophes allemands sulfureux, des conseillers de Nicolas Sarkozy et bien d’autres. Une internationale réactionnaire, en quelque sorte, dont l’islamophobie, cet « antitotalitarisme des imbéciles », est le symptôme le plus affligeant. Une internationale dont le ressort profond serait une haine des Lumières, c’est-à-dire de la croyance au Progrès et à la Raison. Plus que l’anticommunisme, c’est une critique de la modernité inspirée de Joseph de Maistre et de Maurras qui en serait le principe actif. Diagnostic qui n’est pas sans pertinence, mais qui, généralisé à outrance, ramène Lindenberg aux travers de son premier ouvrage : l’énumération hâtive d’« antimodernes » où il finit par ranger – pour ne prendre que deux cas particulièrement aberrants – Hannah Arendt ou Jacques Derrida.

Le virage à droite des intellectuels est en réalité l’addition de trajectoires aux origines et aux destins différents. Avec les Maoccidents, Jean Birnbaum suit un premier fil : celui des quatre anciens dirigeants de la Gauche prolétarienne, Benny Lévy, Jean-Claude Milner, Christian Jambet et Guy Lardreau, tous anciens élèves de la rue d’Ulm et qui, au fond, ne furent jamais « de gauche ». Critiques de l’Europe matérialiste, nostalgiques du sacré et de la culture classique, déçus par le peuple mais méfiants face à l’argent, lecteurs de Maurras autant que de Mao, « ils auront porté jusqu’à l’incandescence les deux faces de l’extrémisme français, gauche insurrectionnelle et droite révolutionnaire, élitisme de masse et populisme aristocratique, maoïsme ossifié et royalisme nébuleux ».

Dans Les Intellectuels contre la gauche, Michael Christofferson (lire ci-contre) fait le minutieux récit de la conversion d’anciens compagnons de route du Parti communiste français à l’antitotalitarisme. Le revirement se noue en quelques années, de la publication en français de l’Archipel du goulag, d’Alexandre Soljenitsyne, en 1974, jusqu’au triomphe des « nouveaux philosophes » et à la relecture critique de la Révolution française par l’historien François Furet. Malgré quelques passerelles, cette histoire-là n’a que peu de rapport avec celle des maos. Nulle quête spirituelle, ici, mais un combat politique précis, motivé par la crainte d’une arrivée d’un PCF resté très stalinien au pouvoir dans les bagages de l’Union de la gauche. Reprenant livres, articles de presse (en particulier du Nouvel Observateur et de la revue Esprit), pétitions, colloques, comités, Christofferson, un historien américain formé par Robert Paxton, montre que, loin d’être la révélation que l’on a prétendu (l’existence des camps était connue depuis longtemps), la « découverte » du Goulag fut « une métaphore, un mot-clé qui peut à la fois exprimer et légitimer le rejet radical du communisme et de la stratégie révolutionnaire ».

Griffes. Moins que l’état des libertés en URSS, ce qui est en jeu alors, ce sont les relations des intellectuels avec les partis de gauche. Déjà tumultueuses après-guerre, elles tournent au divorce après 1968. À l’horizon révolutionnaire, les intellectuels substituent le projet d’une démocratie directe, autogestionnaire. La perspective d’une victoire de l’Union de la gauche en 1978 va mettre en mouvement ceux que Christofferson appelle « les clercs ». « Depuis le début, ces clercs se méfient de l’alliance entre le PS et le PCF. A partir de 1975, la force électorale grandissante de la gauche unie et l’intensification de la compétition et des polémiques en son sein les incitent à se montrer encore plus critiques. » Paul Thibaud, Claude Lefort ou encore Jean Daniel s’inquiètent pour les libertés en cas de gouvernement socialo-communiste. Il faut, pensent-ils, arracher la gauche aux griffes du stalinisme français, à « la tentation totalitaire ».

Mieux, l’idée même de prendre le pouvoir est remise en cause. Adieu le révolutionnaire, vive le résistant, le dissident. Le mathématicien Leonid Pliouchtch, interné dans un hôpital psychiatrique par les autorités soviétiques, devient le symbole de la liberté bafouée. Au même moment, Bernard-Henri Lévy1 et André Glucksmann énoncent ce qui deviendra le noyau dur de leur pensée : changer le monde au nom de la Raison conduit toujours au totalitarisme. Le Goulag, c’est « les Lumières moins la tolérance », écrit BHL. De quoi donner raison à Lindenberg – mais momentanément seulement, car, depuis, BHL a modifié son point de vue.

La suite est connue : le 27 mai 1977, BHL et Glucksmann sont les vedettes d’un Apostrophes qui les propulsera durablement sur le devant de la scène. Avènement de l’intellectuel télégénique ? Christofferson souligne surtout que « la nouvelle philosophie a été promue et débattue par des intellectuels renommés, faisant autorité ». Ainsi, Michel Foucault a-t-il fourni les bases théoriques de la critique de ce pouvoir étatique dont le communisme faisait la clé de toute émancipation. Et François Furet a-t-il relu la Révolution française pour y trouver la matrice du Goulag . « La révolution est finie », écrira-t-il.

En somme, au cours de ces quelques années, une partie des intellectuels de gauche a renoncé à transformer le monde. C’est cela, probablement, qui ne leur a jamais été pardonné.

1 Bernard-Henri Lévy est membre du conseil de surveillance de Libération.

Éric Aeschiman Libération, 09/10/2009


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message