Le communisme et les fameux 100 millions de morts : une manipulation

lundi 29 décembre 2008.
 

Il ne s’agit pas ici de contester directement les énoncés du « Livre noir du communisme », des livres et des articles ont déjà été écrit à ce sujet et sont évidemment passés inaperçus, mais de faire parler les historiens eux-mêmes, et il n’est pas nécessaire d’aller au-delà des propres coauteurs de ce livre qui a fait couler beaucoup d’encre.

Nicolas Werth a occupé une place importante dans l’élaboration du livre en tant que spécialiste de l’URSS. Mais sa position ne l’a pas empêché d’émettre de sérieuses critiques et doutes sur les méthodes du directeur d’ouvrage, Stéphane Courtois. Il écrit par exemple : « Le Livre noir du communisme a suscité deux réactions dans les colonnes du Monde (de Lily Marcou le 14 novembre et d’Alain Blum le 18 novembre). Je ne m’attarderai pas sur la première. Avant de me calomnier, Lily Marcou aurait dû commencer tout simplement par lire ma contribution. Elle n’y aurait trouvé ni le chiffre mythique de 20 millions de victimes du communisme en URSS (chiffre avancé p. 14 de l’ouvrage par Stéphane Courtois, de sa propre initiative, et que j’ai, à plusieurs reprises, contesté), ni les prétendues « contradictions » avec les données que j’ai rapportées dans mes ouvrages… [1] ».

L’auteur de la partie soviétique du Livre noir conteste lui-même le fameux chiffre de 20 millions, qu’il estime « mythique », qu’auraient commis Staline en Union Soviétique et avance aujourd’hui pour sa part le chiffre d’« une dizaine de millions » [2], bien moins que le chiffre officiel.

85 millions de victimes scande le bandeau publicitaire du livre à sa publication ci-dessus, aujourd’hui on est monté définitivement à 100 millions (94 millions pour être exact), cela fait plus vendeur ! Werth et Jean-Louis Margolin avaient effectivement reproché à Courtois son « obsession d’arriver aux 100 millions de morts » [3].

De même le coauteur Jean-Louis Margolin, spécialiste de l’Asie, conteste les comptes de Courtois, pour le Vietnam il écrit qu’il « n’a jamais fait état d’un millions de morts au Vietnam » contrairement aux affirmations du directeur d’ouvrage (Le Monde, 31/10/1997).

Antoinette Wieviorka, directeur de recherche au CNRS, résume : « Deux auteurs du Livre noir du communisme, Jean-Louis Margolin et Nicolas Werth, dont les contributions donnent la véritable substance à l’ouvrage, ont formellement désapprouvé le texte introductif rédigé par Stéphane Courtois. Ce texte est difficilement admissible, et du point de vue « scientifique », et du point de vue moral » [4]. C’est dans ce texte qu’il faisait un « bilan » des régimes communistes et assimilait le communisme au fascisme. Elle continue : « Pour étayer son propos, il dresse une comparaison de la prise de conscience du génocide juif et de celle du communisme qui n’est qu’un tissu de contrevérités et d’approximations ». Evidemment, comme le souligne Wieviorka, l’objectif était de remplacer la barbarie nazie par le « totalitarisme communiste » dans les mémoires. Et les milliers de victimes de Mussolini – les communistes et les antifascistes italiens assassinés, les Ethiopiens massacrés par l’armée coloniale italienne et les républicains espagnols ne pourront pas répondre à Courtois qui affirme que « le fascisme italien est rarement allé jusqu’au meurtre ». Il s’agit évidemment de décriminaliser le fascisme, mussolinien ou hitlérien, pour que le socialisme, la seule alternative, puisse être érigé en grand mal du siècle.

Dans ce contexte on ne peut résister à reciter Thomas Mann, pourtant tout le contraire d’un communiste : « Placer sur le même plan moral le communisme russe et le nazi-fascisme, en tant que tous les deux seraient totalitaires, est dans le meilleur des cas de la superficialité, dans le pire c’est du fascisme. Ceux qui insistent sur cette équivalence peuvent bien se targuer d’être démocrates, en vérité, et au fond de leur cœur, ils sont déjà fascistes ; et à coup sûr ils ne combattront le fascisme qu’en apparence et de façon non sincère, mais réserveront toute leur haine au communisme ».

Une personne ne connaissant rien du communisme, comme c’est certainement le cas de la plupart des gens de nos jours, en lisant ce livre, penserait que Lénine n’était qu’un méchant terroriste et un tyran assoiffé de pouvoir qui n’avait comme seul but que de tuer le plus de monde possible. Du fait de son manque flagrant d’analyses, Alain Blum, spécialiste de l’URSS, qualifie le livre de « cadre réducteur » et même « d’ouvrage qui devient une négation de l’Histoire » (Le Monde, 18/11/1997). Face à cela, Nicolas Werth répond… par l’affirmatif ! En effet il écrit dans Le Monde du 27 novembre 1997 : « La critique de fond que fait Alain Blum du Livre noir pose les véritables enjeux. Sur bien des points – manipulations des chiffres de morts, emploi de formules choc, juxtaposition des histoires pour affirmer le comparatisme, puis l’identité – je souscris entièrement aux critiques formulées par Alain Blum [5] ». C’est également la position de Claude Pennetier, responsable du magistral ouvrage Maitron et coauteur du Siècle des communismes (2000), livre qui se veut plus objectif : « Le Livre noir ne permet pas de comprendre comment fonctionne le système stalinien, il est focalisé sur la dimension criminelle, il a du mal à être dans l’interprétation ou dans l’analyse » (Le Monde, 21/09/2001). Il n’y a aucune remise en contexte, pas d’explications sur le fait que les partis communistes ont presque toujours pris le pouvoir dans des pays très pauvres, avec une industrie absente ou détruite dans un environnement international très hostile (notamment la jeune URSS), et qu’ils ont du construire leur nouvelle société dans ces conditions extrêmement difficiles. C’est pourtant essentiel pour comprendre la suite.

En réalité, et malgré « l’extrême médiatisation » (Werth, 27/11/1997) qui a entouré ce livre, celui-ci n’était pas aussi original et révélateur que l’on dit, l’essentiel des thèses exposées dans le livre ont été tout simplement reprises de recherches passées, en effet comme l’écrivait Wieviorka dans son article déjà cité, par exemple : « Le travail de Jean-Louis Margolin [sur l’Asie] se présente comme une synthèse qui n’est pas fondée sur des archives mais reprend des travaux antérieurs ». Et les « travaux antérieurs » sont bien souvent peu soupçonnables d’objectivité, par exemple sur la partie consacrée à la Chine 130 références de bas de pages indiquent les sources, parmi ceux-là Jean Pasqualini vétéran « prisonnier de Mao » (le titre d’un de ses livres), cité à 30 reprises, ou encore Jean-Marie Domenach, « spécialiste en anti-chinoiserie à Sciences-po de Paris » [6] (40 fois)…

Dans un article du Monde daté du 14 novembre 1997, Nicolas Werth et Jean-Louis Margolin résument les principaux points mis en cause du chapitre introductif de Courtois par la moitié des co-auteurs : « la centralité du crime de masse dans les pratiques répressives des communismes au pouvoir ; l’assimilation entre doctrine communiste et mise en application de celle-ci, ce qui fait remonter le crime jusqu’au cœur même de l’idéologie communiste ; l’affirmation qui en découle de la grande similitude du nazisme et du communisme, tous deux intrinsèquement criminels dans leur fondement même ; un chiffrage des victimes du communisme abusif, non clarifié (85 millions ? 95 ? 100 ?), non justifié, et contredisant formellement les résultats des coauteurs [du Livre noir] sur l’URSS, l’Asie et l’Europe de l’Est (de leurs études, on peut tirer une « fourchette » globale allant de 65 à 93 millions ; la moyenne 79 millions n’a de valeur que purement indicative) ».

La moyenne estimée par ces historiens du Livre noir du communisme, non-pris en compte par Courtois qui a préféré manipulé les chiffres à des fins de propagande, serait de « 79 millions », en réalité le chiffrage exact est assez difficile à réaliser, il a pour but de masquer les faits réels et d’asseoir une comparaison totalement minable avec le nazisme, ainsi il n’y aurait plus d’alternative à ce système de cynisme et de guerres qui conduit chaque jour un peu plus à l’écroulement social, aux problèmes écologiques et aux instabilités économiques. Mais si « par malheur » il y en aurait une, alors ce serait la Terreur, le goulag, le totalitarisme ! Voilà où veut en venir le Livre noir du communisme.

En effet Courtois insiste sur le « lien direct » entre la doctrine marxiste et le crime, hors pour démonter cette absurdité il est inutile d’aller plus loin que ses propres collaborateurs : « le lien entre doctrine et pratique n’est pas évident, contrairement à ce que dit Stéphane Courtois » (Margolin, Le Monde, 31/10/1997).

Même les méthode de compte sont erronés, abusifs, sans esprit critique. La guerre civile russe, la famine de 1921 et celle du début des années 1930, la guerre en Afghanistan sont des « crimes du communisme », ce qui est trop simpliste ou faux. Plus largement la plupart des morts comptabilisés sont dus à la disette/famine, pour des raisons diverses, et ne constituent pas des victimes directes. Comme l’écrit le grand historien britannique Eric Hobsbawm The Age of Revolution : 1789-1848 (1962) presque toute réforme agraire, progressiste ou pas, entraîne d’abord le désastre. Il cite de nombreux cas en Europe et quelques uns en Asie. Une ou deux années de bouleversements politiques et économiques entraînent discontinuité et dysfonctionnement, facteur de rupture d’approvisionnement de biens, alimentaires et autres. Pourquoi le Grand tournant en 1929 (URSS) et le Grand bond en avant seraient des exceptions ? D’autant plus que les objectifs étaient valables : il s’agissait d’accélérer le développement économique. Plus particulièrement concernant la Chine : il ne faut pas négliger les facteurs ayant contribué à la famine (sans être leur cause intégrale) : les catastrophes naturelles bien réelles (en mars 1959 la région du Hunan était intégralement inondée, en juillet 1959 le débordement du fleuve Jaune est l’une des catastrophes naturelles les plus criminelles du XX° siècle et affecte sévèrement les récoltes et en 1960 60% des récoltes n’avaient pas reçu d’eau de pluie du tout, par exemple [7]) et la « campagne des 4 nuisibles » qui consistait à liquider un certain nombre d’espèces animales comme les moineaux réputés détruire les récoltes, or ces animaux se nourrissaient d’insectes qui ont pu proliférer et attaquer les récoltes avec encore plus d’intensité. Il n’y a aucun rapport avec l’idéologie communiste, le deuxième est au plus une « simple » erreur de Mao.

La guerre de Corée est également un « crime du communisme » car elle a été déclenché par le Nord. Par contre pas un mot sur les bombardements américains qui ont fait des millions de morts et les centaines de milliers de sud-coréens exécutés juste avant au Sud (notamment les massacres de la ligue Bodo et de Jeju), accusés d’être des communistes, ce qui a contribué à la volonté d’envahir le Sud. Pas un mot non plus sur le fait que ce sont les Etats-Unis qui ont cherché à maintenir artificiellement divisé deux pays unis depuis des lustres. On serait alors en droit de se demander quel est le rapport avec l’idéologie communiste ? De l’autre côté on ne met bien évidemment jamais les interventions militaires et les guerres menées par les pays occidentaux sur le compte du capitalisme et de l’idéologie libérale…

Alexandre Soljenitsyne, célèbre dissident soviétique qui avait passé de longues années au goulag, parlait en son temps de 66 millions de morts rien que pour le « stalinisme » [8]. Aujourd’hui ce chiffre peut faire sourire mais cela montre bien que la bêtise anticommuniste n’a pas de limite…

Mais il est vrai que ce chiffre de « 100 millions » que nos ados anticommunistes idiots utiles du système utilisent comme un slogan, et c’est justement ce que voulait Courtois, est très pratique pour eux qui ont vivement besoin de propagandistes professionnels pour « penser » et répandre leur haine viscérale du socialisme à travers quelques chiffres derrière lesquels ils ne cessent de se cacher, bien qu’au fond ils s’en fichent totalement, tout simplement car ils n’ont pas d’arguments viables à donner. Ceux qui utilisent cette rhétorique sont d’ailleurs souvent des sympathisants néo-fascistes, rien d’étonnant. Laissons les faire, il arrivera un moment on l’on en rigolera…

On reproche sans arrêt aux communistes les « crimes du passé » mais qui, par exemple, reproche aux catholiques l’Inquisition, tous les crimes des monarchies chrétiennes ? Qui reproche aux américains les centaines de milliers de morts à Nagasaki et à Hiroshima en 1945, contre un pays déjà à genoux ? Pas autant de monde. Deux poids deux mesures.

Si on ne peut s’empêcher de reprocher aux communistes « leurs crimes historiques », qu’attend-on pour reprocher au FN nationaliste les millions de morts du nationalisme hitlérien et mussolinien, qu’attend-on pour reprocher aux partis « de droite » et à la classe dominante d’avoir massivement soutenu ces derniers ? Qu’attend-on pour demander des comptes au PS et à la droite pour leur collaboration active avec l’occupant nazi ? Alors qu’on nous casse les pieds avec la « collaboration » du PCF, LE parti de la résistance, des premiers mois d’occupation pour légaliser l’Humanité (donc rien de concret ou d’idéologique)… Reproche t-on à la gauche et à la droite d’avoir soutenu et œuvré pour la colonisation ? Au PS d’avoir mené la guerre coloniale en Algérie et le meurtre de centaines de milliers d’algériens ? Reproche t-on aux Etats capitalistes les guerres qu’ils ont provoqué ? Reproche-t-on à tous les capitalistes le bon million de morts de Suharto, les milliers de Pinochet ou d’Evren, tous commis au nom de l’anticommunisme ? Reproche-t-on aux capitalistes la famine et la mal-nutrition faisant 35 millions de morts chaque année (Jean Ziegler) alors que l’on a assez pour nourrir tout le monde, la misère et la famine dans un monde de surproduction portant bien la marque du capitalisme ? En 2003 l’ONU écrivait dans un rapport qu’éradiquer la faim dans le monde ne coûterait pas plus qu’un mois d’occupation d’Irak [9], comme l’a dit Jean Ziegler : « Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné » [10]. Reproche-t-on au capitalisme ses 100 millions de morts du siècle dernier dénombrés par les auteurs du Livre noir du capitalisme ? Non bien sûr, cela ne marche que pour le vilain communisme ! La vérité est que même si les communistes auraient tués 100 millions de personnes, il est navrant de constater qu’ils seraient encore loin du capitalisme.

Il arrivera un moment où l’Histoire se réveillera et imposera sa justice.


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