Comment le système médiatique recrute ses « experts »

samedi 27 décembre 2008.
Source : ACRIMED
 

Quand les chargés de communication – pardon : les responsables des rédactions – de la télévision disent tout haut ce que l’on sait déjà plus ou moins, mais qui n’atteint pas toujours nos cerveaux pourtant disponibles, ceux-ci s’émerveillent.

Ce fut le cas à la lecture d’un article de Pierre de Boishue paru dans Le Figaro du 5 décembre 2008 et titré – c’est déjà tout un programme – « Les experts et les analystes, valeurs sûres de la télévision ».

Par temps de crise boursière, il est peu de « valeurs sûres ». Et pourtant les « experts » ont la cote. Nous n’inventons rien : tout l’article est ponctué de métaphores économiques et libérales. Un article grâce auquel des traders d’un genre particulier font connaître comment ils détectent ces « valeurs sûres » et les engagent : « Les programmateurs expliquent leurs méthodes de recrutement de ces spécialistes qui ont le vent en poupe », annonce le « chapeau ».

« La concurrence est parfois acharnée », proclame la première phrase de l’article qui, quelques lignes plus loin, diagnostique : « La mode des analystes demeure d’une grande actualité, incarnée par de vraies signatures comme Élie Cohen (économie), Antoine Sfeir (Moyen-Orient), Nicolas Baverez (économie), Dominique Reynié (politologie), Odon Vallet (religion)… et bien d’autres triés sur le volet. »

Les exemples choisis par Pierre de Boishue sont eux-mêmes « triés sur le volet »… Qui peut croire que ces experts-là incarnent toute la diversité des points de vue dans leurs disciplines respectives et que leur choix tient compte de la pluralité conflictuelle de leurs options politiques, notamment quand Dominique Reynié est présenté comme le politologue de référence et qu’Elie Cohen et Nicolas Baverez sont donnés comme les représentants attitrés de l’économie ?

Reste donc à savoir comment s’effectue le « tri » des « vraies signatures ».

Préparer le casting

Il s’agit d’abord d’éviter les mésaventures semblables à celle que mentionne le début de l’article : « Après les attentats du 11 Septembre, un expert en terrorisme annonçait fièrement aux rédactions son titre de « consultant auprès de l’ONU ». Une présentation efficace qui lui permit de faire le tour des plateaux. “On s’est rendu compte que c’était du bluff !”, se souvient-on à France 2. “La télévision, où il multipliait les commentaires insipides, était devenue son fonds de commerce”… » Soit ! Mais un titre véritable n’interdit pas de multiplier les commentaires insipides.

On pourrait croire par conséquent que le repérage s’effectue selon des critères d’une rigueur exemplaire. Et Le Figaro de citer la rédactrice en chef d’« À vous de juger », Nathalie Saint-Cricq : « Parmi nos critères déterminants : l’invité doit avoir une vraie légitimité. Il ne suffit pas d’écrire un article dans un journal. » Il ne suffit pas d’écrire un article dans un journal ? Voilà qui ressemble fort à une dénégation. Mais c’est vrai : plusieurs articles sont souvent nécessaires… Et la présence répétée sur les plateaux de télévisions garantit la répétition et la longévité de cette présence. L’invité doit avoir une vraie légitimité ? Fort bien. Mais quelle légitimité ?

C’est ce qu’entreprend d’éclaircir immédiatement l’auteur de l’article : « Même vigilance dans “Mots croisés”. ». Et de citer à l’appui de cette attestation de vigilance les propos de Gilles Bornstein, rédacteur en chef de « C dans l’air » : « Nous repérons beaucoup d’invités dans “C dans l’air” où nous pouvons suivre leurs propos et juger de leur aisance à l’antenne . Nous sommes sûrs de notre coup dans la plupart des cas. S’il y a un doute sur une personnalité méconnue, nous lui passons un coup de fil pour évoquer le fond et la forme de sa future intervention. En général, ils n’apprécient pas être testés de la sorte. »

Après le test téléphonique, le test d’aisance se tient sur le plateau-laboratoire : « Comme le magazine de Frédéric Taddeï sur France 3, « “Ce soir (ou jamais !)”, “C’est dans l’air”, sur France 5 constitue, effectivement, un vrai laboratoire pour les grandes chaînes. ». Jérôme Bellay, producteur de “C’est dans l’air”, nous dit-on « se félicite ». En ces termes : « En huit ans d’existence, nous avons reçu quelque 2 900 invités, dont les trois quarts comptent une participation unique ». Un chiffre qui laisse plus que sceptique, mais que nous n’avons pas eu le temps de vérifier.

Quoi qu’il en soit, l’expertise dans cette émission prête à sourire et le périmètre des opinions qu’elle légitime est singulièrement étroit (comme le montre notre échantillon de quelques émissions). Et sur les « questions « sensibles » (économiques et politiques, notamment) des voix à peine différentes s’expriment à l’unisson, comme on a pu le vérifier sur l’Europe et à l’occasion du référendum de 2005 (Lire : « Sur France 5, “C’dans l’air”... et réservé aux “experts” »).

Le critère de l’aisance médiatiquement formatée est complété par cet autre : « Pour Arlette Chabot, directrice de l’information de France 2 et présentatrice d’« “À vous de juger”, écrit l’auteur de l’article, l’important consiste à convier des témoins “100% dans l’action” ». Dans l’action ? Quelle action ? Et la directrice-présentatrice d’expliquer avec sa délicatesse habituelle : « Pendant les périodes de guerre, nous avons eu de mauvaises surprises avec des ex-militaires qui parlaient plus volontiers de leur passé que de la situation. » De leur passé ? Sans doute s’agissait-il de leur expérience… A moins qu’Arlette Chabot ne les accuse de gâtisme. Mais « l’actu » exige des commentateurs de l’ « l’actu ». C’est cela être « dans l’action » : le nez au ras de l’événement. « L’expert » a pour charge – c’est une spécialité des politologues et des sondologues - de rehausser de ses opinions prétendument expertisantes (et préalablement expertisées) les commentaires des journalistes.

Ce n’est pas tout. Encore faut « renouveler le casting » : cette expression n’est pas une perfidie de notre part, mais un sous-titre, judicieusement choisi, de l’article du Figaro qui précise : « L’objectif des programmateurs ? S’appuyer sur des “valeurs sûres”, tout en renouvelant le casting. »

S’appuyer sur les « valeurs sûres » ?

Et l’article de citer à nouveau, pour justifier, la stabilité de l’emploi des « valeurs sûres », Arlette Chabot, toujours en mission de service public : « Prenons l’exemple d’Élie Cohen. C’est un de nos pigistes réguliers, parce qu’il est généraliste, excellent pédagogue et disponible . Le téléspectateur est rassuré par une telle présence. Dans nos choix, il y a également une logique à inviter deux fois de suite le même interlocuteur sur un même suje t. Nous l’avons fait par exemple avec Marc Fiorentino par souci de cohérence . »

On relèvera que l’expert doit être « rassurant ». Comment faut-il le comprendre ? S’agit-il d’une « qualité » inhérente au conformisme des positions défendues ? Ou d’une « qualité » forgée par une longue fréquentation des plateaux ? Ou encore de l’impression de familiarité que cette fréquentation entretient chez le téléspectateur ? Sans doute une alliance des trois.

Quant à la « logique » et à la « cohérence » qui consistent à inviter plusieurs fois le même « expert », elles ne peuvent échapper qu’à ceux qui s’obstinent à distinguer « invitation » et « marketing ».

L’exemple choisi est éloquent. Qui est Marc Fiorentino ? Le Figaro nous l’apprend : « Un spécialiste repéré grâce à son ouvrage Un trader ne meurt jamais. »… Repéré grâce à un ouvrage qui doit paraître en… janvier 2009 ! Un spécialiste ? Marc Fiorentino est un trader (ou un ex-trader), fondateur de « Euroland Finances » (« La société de Bourse des entrepreneurs ») et un chroniqueur de la radio BFM, où, selon la station, il « nous régale tous les jours avec son édito qui dure 2 minutes, mais qui soulève un véritable problème de société. D’un ton mi-sarcastique mi-journalistique , les sujets abordés ne font pas toujours la Une des journaux, mais sont toujours d’actualité ». Fermez le ban !

Cela dit, on ne saurait trop suggérer à Madame Chabot de passer, au nom de France 2, cette petite annonce dans Le Figaro : « Chaîne de service public recherche pédagogue disponible et rassurant pour emploi de pigiste régulier que sa présence sans cesse renouvelée à l’antenne rendra toujours plus pédagogue, disponible et rassurant ».

« Renouveler le casting »

Alors, comment faire place aux jeunes et sur quels critères ? Un exemple suffit à l’auteur de l’article (qui nous apprend au passage qu’un carnet d’adresses constitue désormais une base de données) : « Enrichissant d’un nouveau nom sa base de plus d’un millier d’analystes potentiels, LCI a récemment mis à contribution le lauréat du prix Turgot 2008, Nicolas Bouzou, pour son livre intitulé Petit Précis d’économie appliquée à l’usage du citoyen pragmatique. » Pourquoi ce choix ? C’est ce que nous explique une citation du directeur adjoint de la rédaction de LCI, Laurent Drezner : « Il est plein d’entrain, il parle d’économie comme Eugène Saccomano de football . L’heure est clairement au rajeunissement. » On, appréciera la comparaison…

Seulement voilà : Eugène Saccomano n’est que journaliste ; il n’est pas footballeur professionnel. Tandis que Nicolas Bouzou n’est pas seulement enseignant à l’université de Paris VII et maître de conférence à sciences-po : il est aussi le directeur-fondateur du cabinet Asterès, qui met « l’analyse économique au service des stratégies d’entreprise ». Un entraîneur en quelque sorte. Est-ce l’enseignant ou l’entraineur qui intervient « régulièrement sur LCI, i>Télé, Radio Classique, France info » et tient le rôle de « consultant pour le Grand Journal de BFM », comme on peut le lire sur le site d’Asterès ? Un idéoloque ? Que nenni !... Puisqu’il est « plein d’entrain »…

Et Nathalie Saint-Cricq, citée à nouveau, de déclarer : « La nouvelle génération maîtrise la “com” et s’exprime en “langage journalistique”. Les sondeurs n’ont plus peur de faire simple, à l’image de Brice Teinturier. Ils n’hésitent plus non plus à employer des formules imagées et claires. » Les sondés ont bien de la chance puisque leurs réponses sont deux fois simplifiées : par le sondage lui-même, puis par son maître d’œuvre.

On l’a compris : c’est l’ajustement aux exigences strictement journalistiques – et pas n’importe quelles exigences… - qui apparemment l’emporte sur tout autre critère. Et – curieusement ? - cet ajustement coïncide avec le conformisme et le prêt-à-penser des responsables de rédaction et des animateurs de débat.

Ce sont donc leurs performances médiatiques (forme et contenu) qui font la différence entre les « experts » « Renouveler le casting » ? Pas si simple pour nos sergents recruteurs : « Difficile pour les nouveaux, néanmoins, de rivaliser avec les ténors médiatiques. », note l’auteur de l’article. Et de citer l’ « explication » de Thierry Thuillier, directeur de la rédaction d’i-Télé : « La fourchette est limitée. Les Jacques Marseille et Nicolas Baverez, capables de décrypter une situation et tenir un débat, ne sont pas si nombreux. » Qu’importe si Jacques Marseille et Nicolas Baverez « tiennent » des discours similaires.

En tout cas, la concurrence est rude. C’est ce que nous annonçait la première phrase de l’article : « La concurrence est parfois acharnée. ». C’est ce que confirme la fin de l’article : « Une place acquise n’est pourtant jamais assurée pour les prestigieuses signatures. »

Et qu’est-ce qui explique cette précarité (très relative…) de l’emploi ? C’est ce qu’est sensée nous apprendre une dernière citation de Nathalie Saint-Cric : « C’est une chose de fidéliser le public, mais on s’aperçoit que beaucoup finissent par quitter leur rôle d’expert pour celui d’éditorialiste après plusieurs passages ». Jérôme Bellay cité à son tour, déclare apparemment l’inverse : « ceux qui sont trop techniques passent à la trappe ». En vérité les deux critères peuvent se combiner : les experts ne doivent être ni trop éditorialistes (la place est déjà prise…), ni trop techniques (ils sont chargés de la décoration pédagogique de la vulgate journalistique). Ni trop, ni trop peu… Journalistes auxiliaires, donc…

… Dont on nous dit qu’ils sont en concurrence : une concurrence très limitée par des positions de quasi-monopole, le cas échéant sur une même chaîne pour un motif avoué par Jérôme Bellay : « Nous n’aimons pas non plus que nos “piliers” s’expriment sur d’autres chaînes. »

Premières victimes de cette « concurrence » qui, à la différence de la concurrence libre et non faussée libéralement garantie par les textes européens, s’avère médiatiquement encadrée et pervertie : les femmes. C’est ce que relève à juste titre et pour finir l’auteur de l’article, mais sur la base d’un exemple déconcertant : « Dernier constat : à l’exception de Nicole Bacharan, spécialiste des États-Unis, les femmes apparaissent peu dans les grands débats. Une absence qu’on peine à expliquer au sein des chaînes où, pourtant, les experts sont légion. ».

Alors imaginez ce qui se passerait si Nicole Bacharan qui, comme la plupart de ses confrères masculins, nous repaît de fausses évidences journalistiques [1], était une spécialiste contestable (elle l’est…) et était privée d’emploi (ce qu’on se gardera de suggérer…). Sans doute une épouvantable régression dans l’émancipation des femmes.

Comme si, pour parler comme Pierre de Boishue, les expertes n’étaient pas « légion », alors qu’elles sont marginalisées sur les chaînes de télévision en raison même de leur invisibilité médiatique et de la compétence tout à fait singulière des recruteurs. *** Comment vérifier la qualité des produits disponibles sur le marché des « experts » ? La réponse est simple : en prenant pour normes de cette qualité l’esthétique et la politique des metteurs en scène. Ainsi se constitue un microcosme fermé aux véritables débats et à un véritable pluralisme.

Henri Maler


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