Travail : le pelleteur et l’informaticien

samedi 13 décembre 2008.
 

LE PELLETEUR

Ahmed est là, en bas dans le sous-sol sur sa grosse machine qui fait bruit et poussière. C’est un grand chantier au cœur de Paris, des milliards en jeu. Ils en sont à reprendre l’immeuble en sous-œuvre, phase délicate, car on creuse, on démolit et l’on étaye à la fois, fer et poutres en béton. C’est la partie infernale des travaux, car l’espace est compté, il faut déblayer, évacuer, et remplacer, consolider. L’homme que je vois à 56 ans, il travaille dans les chantiers depuis 37 ans me dit-il…

Devant le chef de travaux, il me dira qu’il n’y a pas d’heures supplémentaires. Par derrière, il me dira bien évidemment qu’il fait près de 10 h par jour, dans une atmosphère irrespirable, avec du danger partout. Il voudrait bien un contrôle des horaires mais comment faire ? Sur sa pelleteuse, il prend le maximum de risques : il en arrive à creuser sous son propre talus pour que le bulldozer s’approche, lui amène les gravats, il les rattrape, et les redépose sur le cul du camion garé au millimètre près juste à côté. À peine si son énorme engin peut se tenir en équilibre : risque de basculer à tout moment, dans le trou, de cogner sa pelle sur les cloisons, sur le camion, sur le bulldozer. « Mais c’est un as » me dit, cynique, le chef de chantier.

J’arrête quand même le chantier, car il y a un risque d’enfouissement et de chute à la fois avec machines dangereuses. Le gars me regarde : qu’est-ce qu’il a une bonne tête ! Il a quelque chose de ressemblant avec mon père, cet air de vieil ouvrier. Il est usé, triste, mais lucide, et souriant comme si c‘était « sa fatalité » de vivre ainsi. Que faire d’autre ? Il bouffe de la poussière par brassée, il n’y a pas d’arrosage, pas d’aération, pas d’extraction d’air digne de ce nom. Il ne peut pas tenir avec un masque et ni avec un casque pour les oreilles, il fait trop chaud. Il regarde mes efforts pour l’aider en tant qu’inspecteur du travail, avec commisération. Il a toujours fait ça, et il touche à peine plus que le Smic… Oui il aimerait bien être mieux traité, gagner plus, mais même à 50 h par semaine, ils le tiennent et le volent en ne le payant pas comme il faut. Quelle espérance de vie a t il ? Fillon vient de lui augmenter ses cotisations retraite à 41 annuités et le Medef ne veut pas négocier la « pénibilité ».

L’INFORMATICIEN

Henric est en haut, là en face d’Ahmed, de l’autre côté de la rue, au 3e étage dans un des bureaux éclairés et lumineux, fonctionnels quoique « paysagers ». Il y a un coin de repos avec jeux et billard, un restaurant d’entreprise chic, tout est clean, ils sont 145 devant leurs magnifiques ordinateurs. Jamais ils ne jettent un coup d’œil au chantier d’en bas, qu’on peut deviner par leurs fenêtres, ils ne soupçonnent même pas la vie des ouvriers, ça doit les agacer, de temps en temps, à cause du bruit.

Ce sont des cadres jeunes, branchés, entre 25 et 35 ans, arrogants, ils n’avouent pas leurs journées de 13 ou 14 h. Ils croient que leurs salaires élevés les dispense de respecter la durée maxima du travail. Mais ça n’empêche rien, car ils ne tiendront pas le rythme, 60 h par semaine, et plus. Au premier enfant, ça bloquera. Ils voudront leurs RTT. Mais ce n’est pas bien vu, dans cette boîte, où règne un esprit de liberté… de compétition et un système de primes effarant pour « ceux qui font le maximum ».

D’ailleurs le seul qui se plaindra à moi, parce qu’il est tout le temps en astreintes et qu’elles ne lui sont pas payées, se fera aussitôt rabrouer par la DRH. Un autre de ces jeunes cadres a déjà payé : un infarctus à 34 ans. Je le répète toujours, ce n’est plus le grisou qui tue, ce sont les AVC. Ils vont apprendre en vieillissant à « compter leurs heures » et même peut-être à diviser leurs salaires par le nombre d‘heures réellement faites, ils verront que leur taux horaire n’est pas si élevé que ça. Peut-être même qu’un d’entre eux se syndiquera, et qu’il expliquera aux autres quel est leur intérêt réel en tant que salarié. C’est une autre forme d’exploitation que celle que subit Ahmed bien sûr, mais quand le comprendront-ils ? Eux aussi, pourtant, n’ont que leur force de travail à vendre.

Gérard Filoche


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