Le Luxembourg fait cadeau de l’espace aux multimilliardaires du web

dimanche 22 octobre 2017.
 

Le grand-duché vient d’accorder aux multimilliardaires du Web le droit de poursuivre leurs rêves de domination les plus fous  : s’approprier des matériaux sur des corps célestes et transformer un peu plus l’Univers en marchandise.

La folie du projet n’a d’égale que la rapacité de ses promoteurs. Depuis le 1er août, le Grand-Duché du Luxembourg, État membre fondateur de l’Union européenne sur le papier et champion de la concurrence fiscale entre les pays du continent dans les faits, dispose d’un cadre légal qui doit permettre aux entreprises privées d’aller, en toute sécurité juridique, exploiter les minerais, l’eau, les hydrocarbures ou les gaz sur les astéroïdes ou sur les autres corps célestes. Votée mi-juillet à la quasi-unanimité par la Chambre des députés, la nouvelle loi crée unilatéralement un droit national à «  l’exploration  » et à «  l’utilisation des ressources spatiales  ». Après le scandale LuxLeaks, qui avait révélé au monde l’étendue des accords d’optimisation fiscale élaborés par les Luxembourgeois au bénéfice des multinationales, voici un nouveau coup de poignard contre toute idée de coopération à l’échelle internationale.

Le premier article de la loi luxembourgeoise sur les ressources spatiales est on ne peut plus explicite  : «  Les ressources spatiales sont susceptibles d’appropriation.  » Le reste du texte décline le cadre, ultra-souple, et les conditions, très minimales, de cette «  appropriation  »  : les entreprises devront disposer de bureaux au Luxembourg  ; elles auront à recevoir l’agrément ainsi qu’une permission écrite par le ou les ministres en charge de l’Économie et des activités spatiales  ; ces entreprises pourront ensuite mettre la main sur des ressources spatiales et les commercialiser. Détail piquant dans un pays où c’est précisément l’absence de régulation et de transparence qui a permis la fortune générale  : les autorités luxembourgeoises promettent que les règles «  ayant trait à l’agrément et à la surveillance  » des activités spatiales des multinationales sont «  largement inspirées de celles applicables au secteur financier  ».

Tout corps céleste devient une «  opportunité de marché  »

Avec sa superficie équivalente à celle des Yvelines ou du Rhône, avec un nombre d’habitants égal à celui de la Somme ou des Côtes-d’Armor, le grand-duché décide, pour le monde entier – et loin des exigences émergentes sur les «  communs  » –, que tous les biens au-delà de l’atmosphère sont potentiellement privatisables, qu’ils ne sont rien que des marchandises qui peuvent alimenter les profits des entreprises mises sur pied par les multimilliardaires des industries numériques (lire page ci-contre). Vertigineux, le chemin a été balisé déjà par l’administration américaine de Barack Obama  : en 2015, les États-Unis ont adopté une loi sur les ressources spatiales du même tonneau, réservant juste l’accès aux agréments aux boîtes américaines. Comme le revendique Planetary Resources, l’une des multinationales qui s’implantent au Luxembourg, dans ses slogans aux accents un brin millénariste, «  la vision, c’est d’étendre l’emprise de l’économie dans l’espace  ». Dans cette même veine, tout corps céleste devient une «  opportunité de marché  ».

Selon les autorités luxembourgeoises, qui se basent sur le droit de la mer et dépeignent, par analogie, les futurs excavateurs de l’espace en pêcheurs de poissons et crustacés, les traités internationaux interdisent certes de planter un drapeau ou de revendiquer sa souveraineté sur un astéroïde, mais ils permettent tout à fait une exploitation de leurs ressources. Dans sa propagande officielle, le Luxembourg parle d’une «  doctrine juridique majoritaire  », qui, selon ses lobbyistes et ceux des grands acteurs du futur marché, autoriserait l’extraction et l’appropriation spatiales. Vice-premier ministre du Luxembourg chargé de l’économie qui rêve parfois à voix haute de voir le luxembourgeois, le patois germanique local, devenir «  la langue officielle de l’espace  », Étienne Schneider manie le distinguo avec doigté pour mieux ringardiser le cadre actuel  : «  La législation internationale existante a été adoptée dans les années 1960 quand l’extraction minière dans l’espace était de la pure science-fiction, argumente-t-il. Aujourd’hui, certains peuvent prétendre que ces règles interdisent une quelconque appropriation de l’espace ou des corps célestes, mais pas des matériaux qui peuvent y être découverts.  »

Le raisonnement est plus que douteux, en vérité (lire notre entretien page 6)  : le traité de l’espace (1967) et le traité sur la Lune (1979) – que le Luxembourg ne prend pas en considération car il ne l’a pas signé – proscrivent toute exploitation mercantiliste des biens au-delà de la couche atmosphérique. Dans un pas de deux qui exclut la privatisation, le droit actuel renvoie à la propriété collective de l’espace, «  patrimoine  » et «  apanage de l’humanité tout entière  ». Et l’un des objectifs avec l’entrée vigueur de la loi luxembourgeoise, c’est précisément de faire exploser ce droit, le grand-duché prétendant vouloir négocier un accord multilatéral ainsi que des traités bilatéraux avec les grandes puissances spatiales (États-Unis, Russie, Chine, Japon…) pour permettre de transformer l’espace en nouvel eldorado. Derrière les envolées lyriques de ses zélateurs, le New Space – cette conception privatisée de l’exploration spatiale, abandonnée par des États sous cure d’austérité aux mastodontes des industries numériques – n’assure à ce stade aucune rentabilité. Le gouvernement luxembourgeois saute allègrement les étapes pour imaginer que, dans 80 ou 100 ans, il sera possible de faire le plein pour les satellites grâce aux matières premières des astéroïdes ou, à plus long terme encore, d’extraire sur les corps célestes des matériaux ultraprécieux ou simplement épuisés sur la planète Terre, puis de les expédier ici…

Foin d’hypocrisie  ! Derrière ces résultats plus que hasardeux et cette rentabilité hautement improbable à très long terme, le Luxembourg ne cherche pas à faire avancer l’humanité dans son ensemble. L’objectif du grand-duché est d’abord de paraître moins dépendant de la mono-industrie financière et bancaire, tout en continuant, derrière la façade étoiles, paillettes et bling-bling de la conquête spatiale, à engranger le capital  : alors que les actifs bancaires dans les banques du petit pays représentent déjà 200 fois son PIB, le Luxembourg peut espérer accueillir, grâce au pont d’or qu’il leur fait (prise de participations dans le capital, prêts avantageux, exonérations fiscales, aides à la recherche et au développement, etc.), des dizaines de start-up du secteur spatial émanant du cercle des patrons transhumanistes qui ont fait fortune dans l’informatique. «  Le Luxembourg fait de l’investissement direct, il prête, il fournit du capital, à travers différents mécanismes financiers, se réjouit l’une des figures du secteur. Ce n’est pas ce qui risque d’arriver avec le gouvernement américain.  » Selon Marc Baum, membre de Déi Lenk («  La Gauche  ») et l’un des seuls députés au Parlement luxembourgeois à avoir voté contre la loi sur l’appropriation privée des ressources spatiales, ce projet vise à construire une «  nouvelle niche économique  », histoire de «  diversifier une économie trop dépendante du milieu financier  ».

Les ressources spatiales ne seraient accessibles qu’aux super-riches

Mais, en fait, comme les résultats risquent de se faire attendre longtemps, indique-t-il, l’objectif premier n’est pas de favoriser la recherche scientifique mais d’attirer le capital américain au Luxembourg. Dans l’immédiat, c’est donc simplement de la propriété intellectuelle, du transfert de capitaux… Bref, du dumping fiscal dans son plus simple et désolant appareil, loin des récits fantasmagoriques sur l’exploration spatiale… Le cynisme est à son comble quand le Luxembourg assure vouloir mettre en place une «  économie circulaire  » alliant numérique, transports et énergies renouvelables… Car la rentabilité des matériaux extraterrestres est indexée sur un plan différent pour le reste de la planète  : pour que les ressources spatiales deviennent plus lucratives, il faudra que l’humanité échoue à développer des modes de production et de consommation soutenables. Et, quoi qu’il en soit, ces ressources spatiales ne seront accessibles qu’aux super-riches, qui, seuls, pourront payer leur prix extrêmement élevé après déviation d’un corps céleste pour le placer dans la bonne orbite, envoi d’un engin sur un astéroïde, forage éventuel, extraction, transport vers la Terre, etc. «  Tout cela va totalement à l’encontre de toute transition écologique, regrette encore Marc Baum. Cela accentue l’idée qu’il y aurait un accès sans fin aux ressources… C’est tout à fait contradictoire, cette idée d’une croissance économique sans limites  !

Thomas Lemahieu avec Marion Devauchelle, L’Humanité

B) «  Les corps célestes, patrimoine commun de l’humanité  »

L’utilisation de l’espace et de ses ressources est réglementée par plusieurs textes internationaux. Entretien avec Philippe Achilleas, professeur de droit de l’espace à l’université Paris-Sud.

À qui appartient l’espace  ?

Philippe Achilleas Selon le traité de l’espace de 1967, il n’appartient à personne. Mais, d’après l’accord sur la Lune de 1979, il est admis que la Lune et les autres corps célestes de notre système solaire reviennent à l’humanité tout entière. Dès lors, pour les États qui n’ont ratifié que le traité de l’espace, celui-ci n’appartient à personne. Pour les pays qui ont ratifié les deux textes, l’espace n’appartient à personne et les corps célestes sont le «  patrimoine commun de l’humanité  ».

Comment s’est construit le droit de l’espace  ?

Philippe Achilleas Il s’est construit dans les années 1960-1970, principalement au moment où les États-Unis et l’URSS se livraient une bataille dans le cadre de la course à la Lune. Ce sont les deux superpuissances de cette époque qui ont décidé de définir un cadre juridique international pour éviter que l’espace ne devienne une zone de conflits. Le traité de l’espace, signé deux ans avant que la mission Apollo 11 n’atteigne la Lune, est ainsi devenu la pierre angulaire du droit international de l’espace. Les États-Unis et l’URSS, qui ont négocié et présenté le traité de 1967 à la communauté internationale, se sont heurtés à des divergences lors de l’écriture de ce texte, notamment sur la possibilité, pour les entreprises privées, d’utiliser et d’exploiter l’espace. L’URSS refusait cette possibilité. Pour elle, il fallait non seulement préserver l’espace hors du champ de la guerre mais aussi du commerce. Les États-Unis ne partageaient pas cette vision. L’article 6, né d’un compromis, précise que les entreprises privées peuvent développer des activités dans l’espace, à condition d’avoir l’autorisation nationale d’un État, et peuvent exploiter l’espace sous la responsabilité directe de cet État.

Un État peut-il véritablement contrôler tout ce que fait une entreprise privée  ?

Philippe Achilleas Par l’adoption d’une loi nationale, un État peut légiférer sur ce que peut faire une entreprise privée dans l’espace. En France, la loi du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales pose les conditions d’autorisation des activités conduites depuis le territoire français ou par des entreprises françaises depuis l’étranger. En adoptant sa loi, le Luxembourg s’est mis en conformité avec l’article 6 du traité de l’espace. Mais la question se pose aujourd’hui de savoir si nous avons le droit d’exploiter les ressources de l’espace.

Selon vous, a-t-on le droit de les exploiter  ?

Philippe Achilleas L’article 2 du traité de l’espace pose le principe de la non-appropriation de celui-ci. A priori, la loi luxembourgeoise n’est donc pas licite. Les États-Unis et le Luxembourg ont ratifié le traité de l’espace, mais pas l’accord sur la Lune. Si la question de la propriété collective des corps célestes prévue par ce dernier ne les concerne pas, ils dépendent du principe de non-appropriation défini par l’article 2 du traité de l’espace. Reste que les Américains aussi bien que les Luxembourgeois en font une interprétation unilatérale consistant à dire  : «  Nous faisons la distinction entre l’appropriation de la Lune, qui serait interdite, et l’appropriation des ressources, qui serait licite.  » Mais cette distinction ne renvoie ni à la lettre ni à l’esprit du texte. C’est elle qui leur permet d’affirmer, en toute mauvaise foi, qu’ils respectent le traité de l’espace.

Comment expliquer qu’aujourd’hui la question spatiale soit prise en charge par les entreprises privées et non plus par les États  ?

Philippe Achilleas Aujourd’hui, les budgets publics ne permettent plus de réaliser les ambitions spatiales des États. Le privé est un moyen de financer les projets. Aux États-Unis, cette nouvelle phase est appelée New Space. Le gouvernement américain a déclaré que la Nasa ne pouvait plus tout financer et a décidé de stimuler l’entrepreneuriat privé par des aides. Ce que fait également le Luxembourg pour que les entreprises privées débloquent des moyens de transport, des programmes d’exploitation des ressources naturelles, etc. Le New Space arrive donc en Europe mais avec du retard. Cela s’explique par le fait que l’Europe n’a pas de Facebook ou d’Amazon, c’est-à-dire de grandes entreprises et de grands patrons de l’Internet comme ceux qui composent le New Space américain.

Est-il possible d’envisager de futures régulations internationales dans ce domaine  ?

Philippe Achilleas Si l’on s’en tient au traité de l’espace, l’objectif est d’encourager l’exploration et l’utilisation de l’espace dans l’intérêt de l’humanité. Nous avons un traité magnifique, qui place l’humanité au cœur de son dispositif, avec un objectif qui est noble, celui de la présence de l’homme dans l’espace. Aujourd’hui, les budgets publics ne sont plus du tout suffisants donc, si nous voulons poursuivre les objectifs du traité de l’espace, l’investissement privé est une piste à envisager sérieusement. Reste à savoir si la philosophie d’une entreprise privée est compatible avec le traité de l’espace. Il faut trouver un moyen de rapprocher l’intérêt de l’entreprise et de «  l’humanité tout entière  ». Le traité de 1967 invitant à la coopération, il faudrait au moins que les États qui délivrent des autorisations s’organisent à l’échelle de l’ONU. Pour l’instant, les États-Unis comme le Luxembourg s’engagent à respecter leur vision du droit de l’espace et non celle des autres.

Marion Devauchelle

C) La guerre des étoiles des entreprises privées

Le secteur public laisse de plus en plus la place aux investisseurs privés sur le marché de l’espace. Le Luxembourg cherche à les attirer sur son territoire.

Faute de moyens, la Nasa a, depuis quelques années, délégué une partie de son activité à des entreprises privées. Derrière les nouveaux venus de la conquête spatiale, SpaceX, Blue Origin, et Virgin Galactic, se trouvent les milliardaires de la nouvelle économie  : Elon Musk, PDG de Tesla Motors et créateur du service de paiement en ligne Paypal  ; Jeff Bezos, PDG du champion de la vente sur Internet Amazon, propriétaire du quotidien Washington Post et première fortune mondiale avec 90 milliards de dollars  ; Richard Branson, fondateur de Virgin.

Ces entreprises ont désormais la technologie pour construire des fusées. La concurrence fait rage. En 2015, Jeff Bezos est parvenu à faire atterrir sa fusée New Shepard, prouesse qu’accomplit le Falcon 9 d’Elon Musk peu après. Ces lanceurs sont réutilisables, et donc moins chers que leurs concurrents publics. Elon Musk n’entend pas s’arrêter là et envisage notamment de coloniser la planète Mars.

Les satellites représentent eux aussi une source potentielle de profits. Google s’est doté de son propre fabricant, Terra Bella. Par ailleurs, SpaceX et OneWeb projettent de connecter la planète en envoyant respectivement 4 400 et 900 satellites dans l’espace.

Cinq jeunes entreprises ont déjà signé un protocole d’entente avec le grand-duché

Le Luxembourg compte bien profiter de cette nouvelle quête spatiale, et vient de modifier sa législation pour attirer les acteurs du secteur (voir ci-contre). Cinq jeunes entreprises ont d’ores et déjà signé un protocole d’entente avec le grand-duché dans le cadre de l’initiative « SpaceResources.lu ». Parmi elles, l’américaine Planetary Resources, dont le dessein est d’exploiter les ressources spatiales de nature astéroïde et de créer une économie extraterrestre.

Parmi ses actionnaires figurent l’État luxembourgeois (à hauteur de 25 millions d’euros) mais aussi les milliardaires Richard Branson, Larry Page (fondateur de Google), Eric Schmidt (ancien PDG de Google), Charles Simonyi (Microsoft) et le réalisateur James Cameron. Deep Space Industries, firme américaine elle aussi, est également sur les rangs. Blue Horizon, à capital allemand, compte rendre possible la vie sur la Lune. Les deux dernières entreprises en lice, la japonaise Ispace et la britannique Kleos Space, espèrent tirer du partenariat avec le Luxembourg la possibilité d’exploiter l’eau lunaire et de revendre des données satellites.

Marion Devauchelle


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message